A Cuba, les étudiants en médecine savent tous qui est Enriqueta Faber, Suissesse, première femme à avoir exercé la médecine occidentale sur la plus grande île des Antilles, de 1819 à 1823. Travestie en homme pour pratiquer soins et chirurgie à Baracoa, petite ville isolée à l’extrémité orientale du pays, Enriqueta est aussi une icône transgenre, jugée pour avoir épousé une autre femme et menti sur son sexe.
Seins cachés et faux pénis
En Suisse pourtant, Enriqueta/Henriette est une inconnue. Mais les choses pourraient bien changer. La Genevoise Laura Cazador et le Cubain Fernando Perez portent depuis le 28 août sur les écrans romands le destin fascinant de cette Vaudoise dans un film bien nommé: «Insoumises.» Pour l’incarner, l’actrice française Sylvie Testud, silhouette androgyne, seins camouflés sous une chemise ample et faux pénis en peau de porc dans la culotte, a appris l’espagnol et soigné une démarche virile.
Le scénario est un habile mariage entre fiction et faits historiques. «Ce qui m’a fascinée, raconte la réalisatrice Laura Cazador, c’est qu’avec Fernando Perez et le producteur André Martin, nous avons constaté qu’il y avait autant de versions de la vie d’Henriette qu’il y avait de narrateurs. A chaque époque, en fonction des préoccupations du temps, on a apprécié à différentes valeurs certains aspects de sa vie. Ou du moins ce que l’on en sait.»
Un passé mystérieux
Les zones d’ombre de la vie de cette rebelle qui soignait riches et pauvres, indépendamment de leur couleur de peau et de leur statut social, sont innombrables. «Dans le Cuba colonial du début du XIXe siècle, toutes les informations sont à prendre avec des pincettes, prévient Laura Cazador. Même Enrique(ta) se contredit au fil de ses dépositions selon les archives.» L’anthropologue cubain Julio Cesar Gonzalez Pages fut le premier à s’être plongé réellement dans les aventures de la Suissesse en mettant la main, en 1992, sur un dossier judiciaire comprenant les minutes du procès de 1823.
En 2004, la modernité des thèmes qui font la vie d’Henriette aiguise la curiosité d’Olivier Berthoud, responsable de la Cosude, l’antenne à Cuba de la Direction du développement et de la coopération suisse (DDC). Il alloue des fonds au chercheur et à une réalisatrice cubaine pour réaliser un bref documentaire sur la vie de cette héroïne helvétique. Et c’est ainsi que l’on découvre qu’Henriette pourrait s’appeler Faber, Favez, Favé, Faves, Fabe, avant de se transformer parfois en Faver à Cuba.
Qui est Enriqueta?
Enriqueta raconte lors de son procès être née Henriette Favez à Lausanne en 1791, fille de Jean-Louis Elie Favez et Jeanne Elisabeth Cavin. Elle aurait vécu durant ses premières années aux Degrés du Marché, à Lausanne, au numéro 5, avant de perdre ses parents et d’être emmenée à Paris par un oncle.
Aux archives cantonales pourtant nulle trace de cette version. L’hypothèse la plus plausible serait qu’elle soit Jeanne-Henriette Favé, née le 1er février 1786 à Bavois, près d’Yverdon, fille d’Isaac Favé et de Charlotte Meyret. Isaac étant le frère Jean-Louis, elle aurait menti en se faisant passer pour son cousin. Mais elle pourrait aussi être Jacqueline Giclons, voisine de la famille Favez, fille de protestants français venus se réfugier en Suisse. Julio Cesar Gonzalez Pages arrive, lui, à la conclusion qu’Henriette a pour nom de famille Favez. Et le reste appartient à la légende.
Mère, veuve, médecin
Mariée très tôt à un soldat enrôlé dans les troupes napoléoniennes, jeune veuve, Henriette aurait donné naissance à un fils. A son procès, le médecin mandaté par la Cour réalise un examen gynécologique qui révèle cet accouchement. C’est après son veuvage qu’Henriette aurait choisi de se travestir pour étudier la médecine à la Sorbonne. L’université est alors réservée aux hommes: Lyon autorisera la première inscription féminine en 1863 et la Sorbonne en 1867. Henriette devient Henri, médecin.
Elle, ou plutôt il, s’enrôle dans l’armée française comme chirurgien militaire, puis embarque pour La Havane en 1819, avant de poursuivre plus à l’est, à Baracoa. «Je pense que sa supercherie a pu fonctionner durant trois ans, parce qu’aujourd’hui encore l’endroit est isolé, difficile d’accès», imagine Olivier Berthoud.
A son arrivée dans la petite ville coloniale, Enrique se fait vite remarquer. Par sa peau claire, son accent, son efficacité et ses qualités de médecin, mais aussi par son franc-parler et son attitude non-conformiste. «Certaines anecdotes la dépeignent comme quelqu’un de très rentre-dedans, provocateur, relate Laura Cazador. Elle n’hésitait pas à confronter ceux qui faisaient courir des rumeurs sur son apparence androgyne.» Amoureuse de Juana de Leon, une jeune orpheline, Enriqueta se convertit au catholicisme et l’épouse en 1823.
Les desseins du monstre
La même année, Juana déposera plainte contre son mari. Les minutes du procès, le plus scandaleux de l’époque, relatent qu’«une créature, habillée en homme qui se nomme Enrique Faber et s’intitule praticien en chirurgie se disant natif des cantons de la Suisse la rechercha en mariage, et que les desseins de ce monstre ne tendaient rien de moins qu’à profaner les sacrements et à se jouer de la manière la plus cruelle et la plus odieuse d’une jeune fille».
Accusée, acculée et jugée, Enrique redevenu Enriqueta est emprisonnée. Hystérique, suicidaire et indocile, elle sera expulsée de Cuba et de tous les territoires espagnols vers La Nouvelle-Orléans, avant d’avoir purgé l’intégralité de sa peine. Si personne ne sait exactement où et quand Henriette Favez est morte, on sait qu’elle soignait les malades et les indigents sous le nom de Sœur Marie-Madeleine, nouvel habit, nouvelle identité, en 1848 dans le couvent des religieuses de Saint-Vincent-de-Paul.
Laura Cazador n’a pas fini d’être fascinée par ce personnage entier et audacieux. Elle termine actuellement un roman où Enrique se raconte à la première personne. A Baracoa, une statue dédiée au médecin suisse a été mandatée. Et en Suisse, peut-être qu’enfin les étudiants apprendront le nom d’Henriette Favez, l’héroïne rebelle de Cuba.
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