Devenir un héros... Beaucoup en rêvent mais pas toujours pour de bonnes raisons. Quant à ceux qui le deviennent vraiment, c’est souvent malgré eux, avec une modestie teintée de gêne. Maya Chollet est de ceux-là. Le lundi 8 mai 2023, cette Vaudoise de 37 ans a sauvé deux vies. Celles d’un couple dans la cinquantaine et indirectement celle de leur fillette d’une dizaine d’années qui aurait assisté, impuissante, à leur chute dans l’Arve, une poignée de minutes avant. C’était non loin de la tour RTS à Genève. «La rivière était déchaînée et presque en crue», se souvient celle qui fut triathlète de haut niveau et championne suisse de trail. Ses eaux boueuses, descendant tout droit des glaciers de la vallée de Chamonix, affichaient 7°C et charriaient branches et troncs comme autant de projectiles.
Maya Chollet n’a pourtant pas hésité avant de se jeter dedans, ce qui lui vaut d’être décorée aujourd’hui des plus hautes distinctions de la Société internationale de sauvetage du Léman, de la Société suisse de sauvetage et de la prestigieuse Fondation Carnegie. «Tu t’es mise à l’eau à 130 m3 par seconde. Les rives ne sont plus accessibles et les branches sur le bord peuvent être plus piégeuses que salvatrices. J’ai été instructeur et spécialiste des sauvetages aquatiques pendant six ans. C’est énorme, ce que tu as osé», lui avait écrit par SMS quelques heures après les faits un ami, pompier genevois et professionnel des secours. Mais Maya a osé. Elle a osé aussi car une voix dans sa tête l’y a poussée...
Son acte de bravoure prend sa source le 18 mars précédent. Ce jour-là, la journaliste, qui est aussi à l’origine de «Faces Nord», un podcast à succès de la RTS, et un ami se frottent à une goulotte du côté de Chamonix. Deux autres jeunes alpinistes, avec qui ils ont échangé toute la journée, progressent derrière eux. «Soudain, un bloc de granit de la taille d’une table s’est décroché sous les pieds de mon compagnon de cordée.» L’énorme rocher rebondit et percute l’un des malheureux Français. Les hommes du PGHM (Peloton de gendarmerie de haute montagne) l’héliportent en bas, où les trois rescapés ne peuvent que constater sa mort, après d’interminables rappels.
En choc post-traumatique
Maya Chollet est sous le choc mais encaisse. Tout au moins le croit-elle. Sa vie a été jalonnée de disparitions brutales, mais c’est comme si celle-ci venait réactiver les autres. «J’avais l’impression d’être de l’autre côté du miroir. Il y avait comme une pellicule entre moi et les autres. La semaine suivante, j’ai travaillé tant bien que mal mais il commençait à se passer des trucs étranges. J’avais de plus en plus de mal à me concentrer puis, petit à petit, j’ai commencé à entendre des gens crier «au secours» dans ma tête…» La trentenaire est en choc post-traumatique.
Elle est mise en arrêt de travail, enchaîne les séances d’hypnose et d’EMDR (désensibilisation et retraitement des informations à l’aide de mouvements oculaires) chez un psychiatre et augmente la dose de ce qui fut toujours pour elle la plus efficace des thérapies: le sport. Petit à petit, ses hallucinations auditives s’estompent et sa capacité de concentration revient. Avec l’accord de sa médecin, elle finit donc par reprendre le travail ce fameux 8 mai. Pour marquer ce retour, en fin de journée, elle avait prévu d’aller partager une pizza aux Acacias avec Françoise Mayor, sa «mentor» de la RTS.
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«En sortant de la tour vers 19h15, j’ai entendu des appels au secours. Je me suis dit: «C’est pas possible! Ces saletés de voix! Ça recommence!» Mais non, c’étaient de vraies voix. Il y avait pas mal de gens qui regardaient l’Arve et j’ai vu deux personnes en panique au milieu de la rivière. Et là, une autre voix, dans ma tête cette fois, m’a dit: «Si tu ne fais rien, ils vont mourir! Tu ne veux pas voir encore quelqu’un mourir? Ce n’est pas une option…»
Maya Chollet cadenasse son vélo puis traverse le pont Wilsdorf en courant «plus vite que jamais auparavant». En même temps, la première voix l’interroge: «Et si tu te fais emporter, tu feras quoi?» La seconde réplique: «Ne t’inquiète pas. Tout va bien se passer!» A ce stade, la jeune femme n’a aucune place pour de la peur en elle. Un puissant shoot d’adrénaline la fait basculer en hyper-vigilance. Elle agit de manière ultra-analytique et rationnelle mais en même temps, projetée «dans un autre espace-temps», elle se voit de l’extérieur depuis en haut. Les victimes sont déviées vers la rive gauche de la rivière. Elle les devance, jette son sac à dos et se met à l’eau en gardant intuitivement son casque.
Deux voix s’invitent dans son esprit
«J’ai compris a posteriori que c’était ce qu’il fallait faire car cela aurait pu me sauver en cas de choc avec une branche… Je n’ai pas ressenti le froid. J’ai nagé vers le milieu, le couple m’est arrivé dessus. La femme avait perdu connaissance et son mari était agrippé à elle. Ses yeux tournaient dans ses orbites. Il était en état de panique totale. J’ai saisi son bras, il était glacé. La voix s’est mise à me répéter: «Il va mourir. Il faut le sortir de là ou il va mourir!» Plus j’entendais cette voix et plus j’avais de la force. C’était fou!»
La jeune femme commence à tirer l’homme et son épouse en direction du bord. Pour cela, elle s’appuie sur des rochers que ses pieds parviennent à toucher au fond de la rivière. Le bras de l’homme est crispé par l’hypothermie et l’autre est cramponné sur sa femme. Le trio approche une sorte de tourbillon qui s’enroule vers les berges et les y ramène. A cet endroit, elles sont raides et glissantes. La Vaudoise crie, avec une autorité qu’elle ne se connaît pas, vers les passants qu’elle aperçoit à travers les branchages jalonnant les rives: «Il y a quelqu’un pour nous aider, là?»
Plusieurs personnes sortent alors de cette paralysie connue pour toucher une bonne part des témoins de ce genre d’accident. Une fois sur la terre ferme grâce à leur aide, l’héroïne frictionne le naufragé en lui répétant en boucle, tantôt en français, tantôt en anglais, que sa femme est là et qu’ils vont s’en sortir. Puis les secours débarquent en force et prennent le relais. Maya ne comprend pas ce qu’il vient de se passer. Elle a l’impression de regarder un film dont elle aurait manqué le début. Les pompiers la félicitent. Un policier prend sa déposition. Puis un «débriefeur» psychologique est appelé pour amortir son choc.
Déstabilisée puis plus sereine qu’avant
«C’était un peu comme ces matins où tu te réveilles d’un cauchemar sans trop savoir de quel côté est la réalité. Sauf que cet état a duré trois jours. Trois jours durant, je n’ai pas dormi. J’avais une énergie incroyable. Le matin, je nageais 6 km mais j’aurais pu en faire 12. Et finalement, en traversant un pont sur l’Arve et en regardant ses eaux boueuses, toutes les émotions bloquées en moi depuis le sauvetage sont remontées d’un coup et je me suis effondrée en larmes…» L’atterrissage est amorcé.
Dans les mois qui suivent, la Vaudoise se sent détachée de tout. «Mon thermomètre intérieur avait tapé si haut deux fois de suite qu’il ne réagissait plus à rien. C’était d’abord très déstabilisant.» Puis, dans une seconde phase, une sorte d’acceptation que tout peut basculer d’une seconde à l’autre s’impose à elle et une sérénité nouvelle avec. Pour Maya Chollet, ce sauvetage est aussi «une sorte de revanche». En 2009 en effet, la Vaudoise, alors âgée de 22 ans, avait porté secours à un automobiliste pris dans un crash devant chez elle. «Cet homme de 64 ans n’avait malheureusement pas survécu. Mais un lien invisible m’unira toujours à lui et à Christine, sa veuve.»
Cette dernière a beaucoup d’affection pour Maya Chollet et nous sommes allés avec elle lui rendre visite à son domicile d’Oron (VD). La septuagénaire s’étonne que les rescapés de l’Arve n’aient semble-t-il jamais cherché à joindre leur sauveteuse. L’intéressée ne leur en veut pas du tout. Elle a appris le soir même des faits que ce couple allait vivre et ça lui suffit. La police refuse de toute façon de lui en dire davantage. «C’est la procédure.»
Quant à ces mystérieuses voix qui l’ont téléguidée au cœur de l’action, pourrait-il s’agir de Ginette, la mère de Maya Chollet, tragiquement décédée à la suite d’un accident d’escalade à Dorénaz (VS) alors que Maya n’avait que 8 ans? Ou encore sa marraine, Françoise, une figure maternelle tant aimée, qui avait choisi de mettre fin à ses jours sept ans plus tard? La Vaudoise n’en sait rien mais elle ne l’exclut pas. Elle sent en tout cas que quelque chose a changé en elle. Ce qu’elle a traversé après son acte héroïque rappelle furieusement d’ailleurs ce que de nombreux mystiques appellent une «percée vers l’être» et les descriptions qu’ils en font...
Sur le chemin de Maya Chollet, depuis toujours, vie et mort s’entremêlent plus que sur la plupart des autres. Ainsi, en septembre 2023, de retour d’une course de trail, la Vaudoise a encore été amenée à dispenser avec succès les premiers secours à une coureuse victime d’un malaise cardiaque. «Désormais, je n’ai plus envie de m’interroger sur les cartes que la vie m’a distribuées, je fais avec en essayant d’en tirer le meilleur», philosophe-t-elle. Depuis quelques mois, l’énergique Romande est ainsi devenue «first responder», soit une bénévole qui intervient sur le principe du «prompt secours de proximité». Ce nouveau rôle lui permettra peut-être de sauver d’autres vies et sans doute encore d’approfondir la sienne.