En voyant ce nuage noir, poussé par des vents soufflant jusqu’à 217 km/h, engloutir les rues de La Chaux-de-Fonds, les habitants terrifiés par la puissance du phénomène ont d’abord pensé à une tornade. D’ailleurs, comme pour une tornade, quelques minutes ont suffi à ce coup de tabac pour laisser des tableaux dantesques derrière lui. Mais les spécialistes parlent plutôt d’une rafale descendante.
Ce qui est certain, c’est que cette tempête du lundi 24 juillet à 11 h 25 a ravagé les Montagnes neuchâteloises et laissé «des traces indélébiles», pour reprendre les termes de Jean-Daniel Jeanneret, président de l’exécutif de la ville.
La chute d’une grue a coûté la vie à un homme de la région d’une cinquantaine d’années et 45 personnes ont été blessées. Le souffle a projeté des milliers de tuiles sur les trottoirs, brisé des vitres, cabossé des voitures, déraciné des arbres, abattu des pylônes électriques. Au coucher du soleil, alors que des nuages cuivrés coloraient le ciel, certains quartiers ressemblaient à des scènes de guerre. Des passants sous le choc immortalisaient les aires de jeu qu’ils ne reconnaissaient plus. D’autres, encore ébranlés, déblayaient les branches de sapins centenaires gisant tristement dans ce qui était quelques heures auparavant un jardin fleuri.
Réveil douloureux mais soudé
Au petit matin, la population meurtrie se réveille pourtant plus solidaire que jamais. L’entraide est le maître-mot, notamment entre voisins. Sur le plan opérationnel, 375 professionnels s’activent dès 7 heures, des bûcherons aux nettoyeurs de rue, pour redonner un visage à La Tchaux. Des pompiers venus de Genève et de Lausanne sont en renfort pour participer à la sécurisation des lieux, sachant que 4000 à 5000 bâtiments ont été endommagés, sur les 7500 compris dans le périmètre touché de la cité horlogère. Au Crêt-du-Locle, 200 entreprises sont à l’arrêt après avoir été maltraitées par les vents. Les dégâts matériels sont estimés à plusieurs millions de francs par usine. La plupart des employés étaient heureusement en vacances, ce qui explique sans doute le fait qu’il n’y ait pas eu de victime dans cette zone industrielle.
Dans la zone résidentielle, certains habitants ont carrément perdu leur logement. «On ne sait pas encore combien de personnes ne peuvent pas retourner vivre chez elles à ce stade», confiait mardi en fin de journée le lieutenant-colonel Grégory Duc, à la tête du Service d’incendie et de secours des Montagnes neuchâteloises. Plusieurs d’entre elles ont été accueillies par des proches. Des hôtels ont aussi mis à disposition des chambres. Comme pour Jirawat Jun-en et les siens, revenus d’urgence d’une escapade à Paris. Il a retrouvé sa maison désintégrée sous l’intensité de cet orage inédit. Encore secoué, entouré de toutes ses affaires pulvérisées, il se console en pensant que toute sa famille se trouvait au pied de la tour Eiffel quand les vents ont frappé. «Je ne dis pas que je suis heureux, mais on a eu de la chance dans notre malchance. Je ne serais plus là pour vous parler sinon», commence-t-il. Son coffre-fort caché dans son salon niché sous les toits avant le drame, il l’a retrouvé des mètres plus loin, fendu au sol. «Il s’est brisé et l’argent s’est envolé.» Il n’a pas retrouvé ses économies.
Cachant son chagrin derrière beaucoup de fatalisme, ce patron d’un restaurant thaïlandais, le Siam Orchidée, qu’il tient au rez-de-chaussée de la bâtisse, fait face à ce désastre avec dignité. «Vous savez, notre cuisinier a assisté à la destruction des lieux, il a vu le toit se détacher et n’a rien pu faire. Il est encore sous le choc. Je crois que la nature nous transmet un signal fort. On arrive au bout d’une ère», soupire-t-il en observant la terrasse broyée de son établissement zen.
En face, on dirait que les immeubles des usines de La Semeuse et de Sellita ont subi un bombardement. David Margueron, charpentier de la société ADR Toitures-Energies, s’affaire sur le chantier. «On sécurise et on vide. Cela peut prendre plusieurs jours, voire des semaines. On pensera ensuite aux plans pour reconstruire.»
Un monument historique qu’il faudra aussi restaurer, c’est le temple des Eplatures, dont le clocher a été rasé. L’édifice, dressé depuis 1852, venait de réparer son cadran afin de redonner l’heure au voisinage. «Mon grand-père me racontait que l’église n’avait pas bronché devant l’ouragan de 1926, mais c’était sans compter ce lundi 24 juillet 2023», explique Maurice Bianchi, dont la fameuse crèche aux cinq sens était exposée dans ce lieu de culte désaffecté. Alors qu’il s’apprête à fermer la porte à clé, la zone étant dorénavant interdite, le Chaux-de-Fonnier accepte de nous montrer l’étendue des ravages. «C’est ici que le pic a été enregistré, on est à côté de l’aérodrome. Ce clocher tenait depuis cent septante et un ans. Quel miracle que personne n’ait été dans les alentours!» dit-il en regardant les blocs de pierre tombés à quelques pas du cimetière.
Les caribous doivent eux aussi retrouver leurs marques
Malgré la chute en série de nombreux arbres, les étoiles étaient aussi alignées au Muzoo, le parc zoologique si cher à la population locale. «C’était extrêmement violent pour les animaux. Hier, ils étaient traumatisés, mais ils vont déjà mieux. Malgré l’enclos des lynx fendu par un tronc et qui pouvait servir de rampe, il n’y a pas eu d’évasions», se réjouit Xavier Huther, le directeur. Enchaînant les cellules de crise, il prend conscience, malgré le drame, que la chance était du côté de son institution. «Chez nous, il y a eu plus de peur que de mal, contrairement à d’autres endroits.» Avec leurs tronçonneuses, des bûcherons assainissent les environs. Et les caribous reprennent doucement possession de leur habitat transformé.
Retrouver petit à petit ses marques dans une Chaux-de-Fonds profondément blessée, c’est la mission, ces prochains jours, de tous les habitants et habitantes. Ivana Guarino, enseignante et blogueuse, vit dans la fameuse «rue du succès», particulièrement touchée par la tempête. Depuis son balcon, on peut voir une grue qui s’est pliée en deux et qui s’appuie sur le toit d’à côté. Ivana constate alors le vide laissé par les arbres abattus, des arbres qu’elle aimait contempler après une journée de travail. «La forêt où on adorait aller se promener a aussi disparu.» Dans la région, ce sont 1600 hectares qui semblent avoir été fauchés.
«Après le déluge, les gens pleuraient dans la rue, comme vidés de leur énergie», décrit la jeune femme. Avec son compagnon, ils passent les premières heures à jouer aux couvreurs improvisés. «Un autre orage était annoncé, alors on a bricolé pour protéger le toit, en mode système D, avec des sacs-poubelles, des punaises et un marteau.» Le père de son partenaire était quant à lui sur l’avenue Léopold-Robert quand «l’apocalypse» est tombée. «Il sortait de chez le dentiste. Il a eu le réflexe de s’accrocher à un lampadaire et d’éviter les vélos qui volaient tout autour de lui. A côté, des gens priaient. C’était une ambiance de fin du monde», narre encore Damien, le copain d’Ivana.
Vigilance de rigueur
Vingt-quatre heures après ce terrible événement, alors que le soleil réchauffe en surface les cœurs, La Chauxde-Fonds reste une ville à risque. Les autorités demandent aux gens «de ne pas se promener en forêt jusqu’à nouvel avis et de ne pas manipuler des éléments électriques». Il faut aussi être très attentif aux chutes possibles de morceaux de tuile. Pas de nouveaux blessés sont déclarés à l’heure où nous bouclons ce sujet. C’est toute une ville et toute une région traumatisées qui doivent maintenant panser leurs plaies.
>> A lire notre analyse: Les vents tempétueux: un phénomène vieux comme l’air