Nous sommes dans le foyer de la Tonhalle, la salle de concert au cœur de Zurich. Yolanda Schicker-Siber et son équipe de dix spécialistes du Musée des dinosaures Aathal sont concentrés sur leur tâche. Ils reconstruisent Trinity, actuellement un puzzle de 293 pièces, pour sa prochaine entrée en scène. A l’aide d’un petit pinceau, elle comble avec de la résine synthétique une fissure dans la mâchoire inférieure de la femelle de «Tyrannosaurus rex». «J’éprouve énormément de respect pour ce squelette, dit-elle. Il a quand même 67 millions d’années et il est toujours là! Trinity a de la prestance. Dans mon travail, je ne communique pas verbalement avec elle, mais un lien s’est établi. Elle est devenue une copine.»
Le 18 avril, Trinity revivra au son du marteau d’un commissaire-priseur à Zurich. Pour la troisième fois dans l’histoire, un squelette de T-Rex sera vendu aux enchères. L’événement organisé par la maison d’enchères zurichoise Koller se nomme Out of This World. Son patron et commissaire-priseur Cyril Koller, 55 ans, proposera également un modèle d’abeille mellifère peint à la main ainsi qu’une météorite provenant de Mars. Chargé de la vente, le Zurichois a fait la connaissance il y a deux ans de Christian Link, 43 ans, un ancien magicien qui collectionne et fait commerce de fossiles et d’autres objets étranges depuis quinze ans. Cyril Koller, dont l’entreprise prospère depuis soixante-cinq ans, s’enthousiasme pour l’idée du vendeur d’organiser des enchères très particulières: en juin dernier, le squelette d’un ptérosaure a notamment été proposé aux enchères et vendu 380 000 francs!
Exhumé de ses mains
Un jour, Christian Link reçoit l’appel d’un Américain: «Je possède un «Tyrannosaurus rex», voulez-vous le vendre aux enchères?» Le vendeur est un passionné de dinosaures et fouille les sols avec des paléontologues à la recherche d’ossements de ces carnassiers. Il a lui-même déterré et fait préparer à ses frais le squelette de T-Rex qu’il propose. Cyril Koller et Christian Link en sont sûrs: «L’affaire est sérieuse, on y va!»
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Link baptise le «Tyrannosaurus rex» du joli nom de Trinity, car 50,17% des ossements originels proviennent de trois exemplaires adultes de T-Rex. Des paléontologues les ont découverts entre 2008 et 2013 sur trois sites de fouilles du Montana et du Wyoming. Les ossements gisaient là, dans un sol de grès, depuis des millions d’années. Aujourd’hui encore, ces bestioles qui vécurent au crétacé tardif passent pour les plus grands carnassiers de tous les temps.
Ce squelette aux 70 dents est exposé dans le foyer de la Tonhalle de Zurich. Surnommé Trinity, ce roi des dinosaures était le plus grand carnivore de tous les temps.
Nik HungerSept ans de travail
Le travail des paléontologues dure sept ans. Ils récupèrent les fossiles dans la roche, nettoient et restaurent chaque morceau en laboratoire, recomposent entièrement à la main les squelettes os par os. Ils baptisent TRX-293 le résultat de leur travail. Mais même sur ces exemplaires bien conservés le temps a fait son œuvre: presque sur chaque morceau les experts apposent des emplâtres en matière synthétique.
En décembre 2022, Trinity atterrit à l’aéroport de Zurich dans le ventre d’un avion-cargo, sous forme de neuf caisses de bois de 300 kilos chacune. Chaque os est emballé séparément dans de la mousse synthétique. Le bâti métallique et le plan de reconstitution du squelette font aussi partie du voyage. On n’avait encore jamais accueilli un T-Rex en Suisse!
C’est alors que débute le travail de Yolanda Schicker-Siber. Elle est la fille de Hans-Jakob Siber, fondateur et directeur du Musée des dinosaures Aathal. Et, comme son père, elle est une autorité en la matière. Avant Noël, deux jours durant, Yolanda et son équipe reconstituent Trinity dans une halle sécurisée de Schlieren (ZH). Alors le T-Rex se dresse dans toute sa gigantesque splendeur: 11 mètres de long, 3,9 mètres de haut. Yolanda se souvient: «Nous sommes restés assis trois heures et avons laissé Trinity nous imprégner. J’avais la chair de poule.» Elle a déjà reconstitué des dizaines de squelettes de dinosaures dans le monde entier et Trinity est son deuxième T-Rex. «Le plus beau cadeau pour mon 50e anniversaire! Trinity est magnifique.» Une fois qu’un photographe a immortalisé Trinity pour le catalogue de la vente, l’équipe redémonte le squelette en notant scrupuleusement quel os se trouve dans quelle caisse.
Trinity ressort de ses caisses le 27 mars 2023. Au foyer de la Tonhalle de Zurich, Yolanda Schicker-Siber et son équipe reconstituent une nouvelle fois le puzzle sous les objectifs d’une nuée de caméras TV. Nerveuse, la Zurichoise a peu dormi. L’équipe monte d’abord le bâti métallique garni de dispositifs de support. Juchés sur des échelles, à l’aide de clés à molette, les experts y fixent les 293 os conformément aux plans. Yolanda a en tête chaque os, chacun de leurs emplacements. D’abord les deux lourds fémurs, puis le bassin, puis la colonne vertébrale, puis les côtes. Le crâne arrive tout à la fin. Les hommes le hissent à l’aide d’un treuil. Par respect pour le parquet, ils ont renoncé à leur plateforme élévatrice.
«La plupart des dinosaures ont été retrouvés sans leur crâne», commente Nils Knötschke. Connu pour être un des meilleurs préparateurs de fossiles de la planète, il fait lui aussi partie de l’équipe. «Heureusement, les délicates apophyses de la colonne dorsale et cervicale sont toujours là.» Après le crâne, on assemble les vertèbres cervicales, puis la ceinture scapulaire et les petites pattes avant. Le montage des puissantes pattes arrière intervient en dernier.
Dans le jargon paléontologique, ces excroissances osseuses dirigées vers le bas sont appelées chevrons.
Nik Hunger«Valeur immatérielle inestimable»
Le matin du montage, les os sont encore soigneusement examinés. Le paléontologue suisse Emanuel Tschopp a débarqué de Hambourg. Comme d’autres spécialistes des espèces disparues, il confirme que toutes les informations du catalogue de vente sont correctes. «Un tel animal a une valeur immatérielle inestimable, pense Yolanda Schicker-Siber. Il est le témoin de temps immémoriaux.»
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Le travail de montage a été terminé en huit heures et Trinity se dresse dans toute sa splendeur, comme elle se pavanait de son vivant. Cyril Koller l’observe: «Et voilà l’enfant!» Yolanda sourit, toute nervosité l’a quittée. Fanatique de dinosaures, son fils Lenny, 15 ans, déboule directement de l’école. Cyril Koller a commandé une tournée de bières pour l’équipe et trinque: «Bravo et merci!» Dans l’enceinte de Thomas, le mari de Yolanda, retentit la mélodie du générique de Jurassic Park. «Tout a marché au poil», constate son épouse.
Leonardo DiCaprio intéressé
Quand Cyril Koller brandira son marteau le 18 avril, Trinity reposera de nouveau, démembrée, dans des caisses. Le montant de départ des enchères est de 5 millions de francs. Le prix de ce fantastique objet comprend les données GPS et les photos d’un site de fouilles ainsi qu’un certificat. «Il est bien possible que Leonardo DiCaprio participe en ligne», commente le commissaire-priseur. A l’instar d’autres stars de Hollywood comme Nicolas Cage, Harrison Ford et Russell Crowe, il est en effet passionné de dinosaures. Yolanda Schicker-Siber sera présente en personne dans la salle mais n’enchérira pas. Et que se passera-t-il si TRX-293 finit sa carrière dans le salon d’un particulier? «Je suis persuadée que même monsieur DiCaprio ne la garderait pas indéfiniment pour lui. Tôt ou tard, il la rendrait accessible au public et au monde scientifique. Quand Trinity sera de nouveau visible, je ne manquerai pas de lui rendre visite.»
