Ce n’est encore qu’un pied, mais c’est déjà un grand bond pour le spatial européen. Car le professeur Tournesol avait raison, au début des années 1950, avant même le premier satellite Spoutnik (1957) et le premier vol spatial par Youri Gagarine (1961): Tintin avait pu marcher sur la Lune grâce à une fusée revenant sur Terre tout entière, debout sur ses pattes, sans avoir disséminé dans l’espace la quasi-totalité de sa structure.
Après six décennies de gaspillage, la mode astronautique s’oriente désormais vers des engins en grande partie réutilisables, des lanceurs qu’il suffit de décrasser, de recharger en carburant et de coiffer d’une nouvelle charge utile avant de les refaire décoller. Car en dépit des défis techniques très corsés qu’implique cette option recyclage, les économies sont telles qu’elles déclassent en termes de coûts l’ancienne méthode – celle des fusées à usage unique.
Une des exigences non négociables de ces premiers étages réutilisables, c’est bien sûr de pouvoir atterrir debout et sur des pattes pour éviter d’écraser les précieuses et fragiles tuyères des moteurs. Ces jambes doivent être aussi légères que possible mais suffisamment solides pour amortir un atterrissage plus brutal et plus bancal que prévu. Elles doivent aussi être à la fois dépliables et fiables. Autant de contraintes qui impliquent une conception à la fois simple et sophistiquée. Et c’est à la société Almatech, basée sur le parc de l’innovation de l’EPFL, que l’Agence spatiale européenne et ArianeGroup ont confié ce mandat.
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Almatech, c’est presque un couteau suisse de l’industrie spatiale, capable de développer des éléments très différents mais répondant à chaque fois à des normes impitoyables. Cette PME d’une trentaine de collaborateurs a notamment conçu les structures ultra-rigides de sondes et de satellites et a également développé la fenêtre en béryllium protégeant de la chaleur un des télescopes de Solar Orbiter, une sonde européenne qui étudie actuellement le Soleil en s’approchant toujours plus près de notre étoile et de sa fournaise.
Ces quatre jambes made in Switzerland de 6,50 m de long chacune formeront donc le train d’atterrissage de la fusée Themis, premier démonstrateur européen du concept de réutilisation. Le quadripode est en fait une merveille d’ingénierie qui se dépliera et se verrouillera automatiquement, par simple gravité, quand la fusée Themis reviendra se poser sur sa cible d’atterrissage. Cette araignée de carbone et de métal de 4 tonnes sera en outre capable de conserver l’engin (20 mètres de haut, 40 tonnes) debout même s’il devait osciller jusqu’à 13° au moment du contact avec le sol. Il permettra encore d’amortir une vitesse d’impact de 5 mètres/seconde. Car même si la puissance informatique actuelle et l’agilité ultra-fine des moteurs permettent désormais de rapatrier de manière «science-fictionnesque» ces corps de fusées, il faut quand même envisager que tout ne se passe pas forcément en douceur et de manière parfaitement verticale.
La course poursuite derrière Musk
C’est la dernière version du lanceur Falcon 9 de SpaceX, la firme spatiale américaine fondée en 2002 par Elon Musk, qui a démontré dès 2016 la fiabilité d’un premier étage réutilisable pour des missions orbitales. En fait, SpaceX est même en passe d’écraser toute la concurrence, avec 60 lancements en 2022 contre trois seulement pour Ariane 5. L’entreprise privée américaine prévoit d’en effectuer une centaine cette année, dont une bonne partie avec des premiers étages ayant déjà été utilisés. Le spatial européen doit donc rattraper son retard technologique pour redevenir concurrentiel. Cette livraison de la première jambe de Themis symbolise le début de cette course poursuite.
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Claude Nicollier, présent à l’aérodrome de Payerne lors de la présentation d’Almatech, confirme que ce changement de paradigme technologique est incontournable pour relancer l’industrie spatiale européenne. Mais l’astronaute vaudois, avec ses quatre vols dans la navette de la NASA dans les années 1990, n’est-il pas au fond lui-même un pionnier du spatial recyclable? «Oui, mais, à l’époque, le concept de réutilisation passait forcément par un engin ailé comme la navette. J’en étais moi-même convaincu. Il n’était pas encore question d’une fusée capable de revenir sur Terre à la verticale. Mais cette grande navette de 20 tonnes, avec ses sept membres d’équipage, coûtait trop cher et était trop fragile. L’idée d’une mini-navette reste quand même pertinente, même si Musk a prouvé avec un taux de succès phénoménal que la fusée partiellement réutilisable est désormais une option rationnelle et avantageuse.»
Ironie de l’histoire que cette revanche de la fusée de Tintin? «Oui, c’est un peu ça, reconnaît l’ancien astronaute. On se moquait presque de cette magnifique fusée rouge et blanc et, maintenant, je la montre dans le cadre de mes conférences en disant que ce n’est pas SpaceX et Elon Musk qui ont développé cet atterrissage vertical, mais Hergé il y a plus de 70 ans!»
Ariane 6, puis… Ariane Next
Désormais, la première jambe suisse de Themis s’est envolée de Payerne pour subir des tests aérodynamiques en France, au terme desquels elle sera expédiée en Laponie suédoise, avec ses trois sœurs jumelles qui seront livrées en mai. Le premier «hop-test» (saut de puce d’essai d’une centaine de mètres de haut) de Themis et de ses pieds suisses aura lieu au printemps 2024. La suite du programme se déroulera bien sûr à Kourou, en Guyane française. Il s’agira de passer d’une petite fusée de démonstration à un engin capable de mettre des satellites sur orbite. L’enjeu n’est rien de moins que de développer un successeur au nouveau lanceur conventionnel Ariane 6, dont le premier vol est prévu cette année. Ce lanceur réutilisable, dont le nom de code actuel est Ariane Next, devrait entrer en service vers 2035. Il devrait permettre de diviser par deux les coûts de lancement.
Cette course poursuite de l’Europe pour rattraper les dix ans d’avance pris par le visionnaire Elon Musk s’annonce ardue. Mais le Vieux Continent peut au moins l’entamer désormais de pied ferme.
- 3 fois par jour: c'est la fréquence de lancement promise par Elon Musk (qui a toujours tendance à exagérer) de la même fusée Falcon 9.
- 13 degrés d’inclinaison: le quadripode suisse est notamment conçu pour compenser une inclinaison jusqu’à 13° de la fusée européenne Themis en cas d’atterrissage agité.