«Il me semble avoir entendu que l’Italie et l’Angleterre étaient à bout touchant à propos d’un vaccin. Enfin une bonne nouvelle! Cela sauverait au moins la deuxième moitié de la saison.» Dans son bureau de Médran où il nous reçoit, masqué, Laurent Vaucher s’accroche à toutes les infos susceptibles de lui remonter le moral. Même les plus improbables. Il faut dire que le patron des remontées mécaniques les plus importantes de Suisse romande a de quoi être angoissé.
Une deuxième vague de covid est à nos portes et, à ce jour, personne ne peut garantir que la saison qui se profile se déroulera dans des conditions satisfaisantes ou, pire, se déroulera tout court. Même inquiétude du côté des hôteliers, des restaurateurs et des propriétaires de bars, ces hauts lieux de l’after. A un gros mois de l’ouverture habituelle de ces trois dernières années – vers le 20 novembre au lac des Vaux –, le monde du ski voit arriver la neige avec un sourire crispé.
- Comment va le CEO de Téléverbier au moment où les gens sont impatients de chausser les lattes après huit mois de privations de toutes sortes?
- Laurent Vaucher: Si je disais que je ne suis pas tendu, personne ne me croirait. La saison approche et nous volons encore en plein brouillard. Nous travaillons comme si tout était normal tout en sachant que rien ne l’est. On essaie de rester positifs et optimistes, mais j’avoue que c’est un peu dur. Jusqu’ici, il y avait deux paramètres que nous ne maîtrisions pas: la neige et la conjoncture économique. Aujourd’hui, il faut en ajouter un troisième: le coronavirus, et ses conséquences.
- Qu’entendez-vous par «travailler comme si tout était normal»?
- A ce jour, nous n’envisageons de réduire ni notre offre, ni nos capacités de transports, ni notre personnel (600 collaborateurs, ndlr). Nous préparons la saison normalement afin de ne pas être pris au dépourvu si, contre toute attente, nous avions une bonne surprise. Nous devons tout anticiper, même le meilleur, tout en priant pour éviter le pire.
- Je suis skieur, je débarque sur votre domaine, à quoi dois-je m’attendre?
- A porter votre masque dans les cabines et les téléphériques mais pas sur les autres installations. Nous voulons être traités comme les transports publics. Un trajet en téléphérique jusqu’au col des Gentianes dure sept minutes, par exemple, il n’y a donc pas de raison d’être plus restrictif. A part ça, tout fonctionnera comme d’habitude. Y compris le Verbier Express, direct entre Genève-Aéroport et Le Châble, le vendredi et le samedi, à partir du 19 décembre. Pour un prix global (train et ski) ne dépassant pas celui d’une journée de ski. Soit, en gros, le train pratiquement gratuit.
Suivre les recommandations est dans l’intérêt de tout le monde
- Votre personnel fera la police?
- Non. Notre personnel sera bien sûr masqué et rappellera simplement la marche à suivre à ceux qui l’oublieraient ou ne l’appliqueraient pas. Il y aura bien sûr du gel et des masques à disposition. Nous comptons avant tout sur la bonne volonté et la responsabilité des gens. Suivre les recommandations est dans l’intérêt de tout le monde.
- Comment allez-vous procéder pour l’engagement du personnel, souvent étranger?
- Aux remontées mécaniques, le personnel est en majorité local. C’est surtout pour les hôtels et les restaurants que le problème se pose. Chacun suivra la procédure imposée en matière de quarantaine, je crois que ce n’est pas un souci majeur.
- Où en sont les préventes d’abonnements de saison?
- Nous accusons un retard par rapport à la saison dernière. C’est encore gérable. Economiquement, il ne faudrait pas que l’on descende au-dessous d’un million de journées pour toute la saison.
- Vous cassez les prix?
- Non. L’option est de proposer des offres intéressantes pour attirer de nouveaux clients. Entre autres, si vous parrainez un nouvel abonné, lui et vous aurez droit à un rabais de 40%: au lieu de payer 1000 francs, par exemple, chacun pour la saison, vous payerez 600 francs.
- Et qu’adviendra-t-il des abonnements si leurs détenteurs ne peuvent accéder au domaine, ou le peuvent seulement partiellement? Ils seront remboursés?
- Tout est prévu. Si des fermetures temporaires doivent être imposées, les gens seront remboursés au prorata du nombre de jours où ils ne pourront pas skier. Avec un remboursement total si le domaine devait être fermé plus de 111 jours sur les 165 où il est en principe ouvert. Idem pour une personne qui achèterait un abonnement d’une semaine et qui ne pourrait pas venir pour cause de quarantaine ou de fermeture du domaine. Toutes les conditions et explications sont indiquées de façon très transparente sur notre site internet.
- Franchement, vous vous attendez à quoi?
- A tout (sourire perplexe). Nous avons établi trois scénarios. Un avec 80% du chiffre d’affaires des dernières années, un avec 50% et un avec 0% en cas de catastrophe du style de celle qui nous est tombée dessus le 13 mars dernier.
- Et qu’en sera-t-il des événements festifs et autres, concerts, «after ski»?
- Avec les mesures en vigueur, je crois que cela restera assez limité, hélas! A moins d’un miracle, il faudra s’habituer à vivre un peu différemment.
- On se souvient aussi qu’il y a eu un gros cluster à Verbier en avril…
- On s’en souvient, en effet. Mais au final, les statistiques ont démontré que Verbier n’avait pas été plus touché que d’autres lieux. En fait, l’équipe sanitaire locale a un peu paniqué et a voulu mettre la station sous cloche. Cela a naturellement fait le buzz mais il est désormais avéré que ces réactions étaient disproportionnées.
Si la clientèle suisse alémanique va venir est une grande inconnue
- Votre plus grand souci, c’est quoi?
- Les visiteurs étrangers. Ils représentent 50% de notre clientèle. C’est, en moyenne, 15% de plus que dans les autres stations valaisannes. Toute la question est de savoir comment les frontières seront gérées. Si les zones rouges demeurent ce qu’elles sont aujourd’hui, avec leur lot de quarantaines, nous perdrons pratiquement toute notre clientèle anglo-saxonne, anglaise en particulier. Ce serait dramatique. Pour amortir le choc, nous misons sur le fait qu’au lieu de faire des allers et retours entre la Suisse et leur pays, une partie de ces personnes, qui possèdent des résidences secondaires ou ont les moyens de se loger, éliront carrément domicile à Verbier pendant la saison.
- La clientèle suisse pourra peut-être combler ce déficit, non? Comme cet été…
- En partie, peut-être. Il est vrai qu’aux remontées mécaniques, nous avons réalisé un super été. Plus 20% de chiffre d’affaires par rapport à l’année dernière. Malheureusement, cela ne compense pas les pertes de l’hiver. Et puis la clientèle suisse alémanique, qui s’est régalée dans notre région ces derniers mois, mais qui ne représente qu’un faible pourcentage des touristes en hiver, répondra-t-elle présent? C’est une grande inconnue pour nous.
- C’est un coup d’arrêt douloureux également en matière d’investissements, j’imagine?
- Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Téléverbier est une société solide, qui a les moyens de passer ce cap difficile. Parallèlement aux investissements consentis à Verbier, nous poursuivons nos plans de rénovation du domaine de Bruson ainsi que le développement de La Tzoumaz. La vie doit continuer. Nous avons plusieurs projets dans le pipeline, celui qui n’avance pas recule…
Témoignages
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Christian Sarbach
Tenancier du restaurant d’altitude Cuckoo’s Nest, aux Attelas
«Jamais je n’aurais imaginé une pareille situation»
En trente ans d’activité, Christian Sarbach en a vu des vertes et des pas mûres. Des hivers sans neige, des crises économiques, des consommateurs boudant le ski, on en passe et des meilleures. «Mais une situation pareille, je ne l’aurais jamais imaginée», confie le patron du Cuckoo’s Nest et de La Vache (géré par son fils), deux restaurants d’altitude situés à l’arrivée de la télécabine des Attelas, à 2700 mètres. Il est vrai que le coup est rude pour l’établissement, dont le chanteur James Blunt a un temps été proche. «Son nom dit tout. Trois quarts de notre clientèle est anglo-saxonne, anglaise en particulier. Avec la fermeture anticipée ce printemps, nous avons déjà perdu 25% de notre chiffre d’affaires. Mais là, je suis très, très inquiet», avoue celui qui, pour la petite histoire, a également dû annuler le fameux Bike Fest de Verbier, qu’il préside et dont le sort de l’édition 2021 n’est pas encore fixé. «Les pendulaires britanniques font jusqu’à trois repas par week-end chez nous et dépensent sans compter. La clientèle suisse compense en partie ce manque à gagner, mais n’a pas les mêmes budgets», rapporte le sexagénaire, en espérant que l’organisation sanitaire permettra de limiter le risque de fermeture de ses établissements. «Prendre la température de tout le monde au départ des installations, y compris du personnel, serait déjà rassurant», propose-t-il.
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Stany Fardel
CEO de Texner SA, entreprise valaisanne active dans la création et la fabrication d’articles personnalisés
«On essaie d’être créatifs pour amortir le choc»
Comme disait mon grand-père, quand le peuple pleure, il y a toujours quelqu’un pour turbiner les larmes et vendre l’électricité. Alors, le malheur de presque tous fait-il le bonheur de Texner, petite entreprise basée à Granges près de Sierre, équipementier sportif mais dont la réputation a bondi ce printemps, lorsqu’elle vendait des masques chirurgicaux que personne ne trouvait? «Pas du tout, hélas! Malgré ce petit sucre, nous perdons actuellement 37% de notre chiffre d’affaires», détaille Stany Fardel, son boss, à gauche sur l’image, aux côtés d’Adrien Reymondin et de Justyna Napierala, ses collaborateurs. Grâce à son bureau de Nanjing, ville de l’est de la Chine située à 300 km de Shanghai, la société a certes une petite longueur d’avance sur ses concurrents, mais cela ne l’empêche pas de connaître la crise. «On essaie d’être créatifs pour amortir le choc mais c’est très compliqué.» Le salut viendra peut-être de la saison de ski puisque la société a ajouté une nouvelle corde à son arc: les articles d’hiver – bonnet, cagoule, buff – avec masque interchangeable intégré et certifié, insiste le trentenaire, vendus entre 10 et 20 francs pièce. «Lorsque nous les avons proposés aux stations, l’intérêt a été énorme. Puis elles ont tiré le frein à main, pensant que ce n’était pas de leur ressort de commercialiser ces produits. Alors, pour la première fois de notre histoire, nous allons créer une structure de vente aux privés.»
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Ami Oreiller
Patron de l’hôtel-restaurant familial Les Chamois, 21 chambres
«Nous avons 0 réservation de clients étrangers»
Il ne se plaint pas. Il constate. Alors que l’hôtel construit en 1972 par son grand-père vit essentiellement de la clientèle étrangère en hiver (70%), cette dernière pointe actuellement aux abonnés absents. «Les gens appellent, mais pour se renseigner sur les modalités de remboursement au cas où ils ne pourraient pas honorer leur réservation. Après quoi, ils concluent en disant «OK, on réfléchit». Contre mauvaise fortune, Ami Oreiller, 33 ans, fait bon cœur. La famille a pourtant payé un lourd tribut à la pandémie cette année. «Avec la fermeture précoce, à la mi-mars, nous avons perdu deux mois d’exploitation et notamment la Patrouille des glaciers, qui nous remplissait l’hôtel de militaires. Puis, dans la foulée, toutes les manifestations estivales, qui constituent notre fonds de commerce à cette période, ont été annulées avec, à la clé, un chiffre d’affaires amputé de 30%. Bien sûr, nous avons pu compter sur le prêt covid et les RHT (indemnités en cas de réduction de l’horaire de travail). Et nous jonglons avec le personnel et nous tentons de rester positifs. Mais le flou et les incertitudes qui prédominent compliquent encore les choses», confie le jeune homme, un peu désabusé. Plus grave, la famille, qui prévoyait de rénover de fond en comble son établissement situé à un jet de pierre de la télécabine de Médran après la saison, a d’ores et déjà remis son projet à plus tard. Effet boule de neige…
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Raphaël Igelman
Propriétaire du restaurant et après-ski Le Rouge
«On peut tirer notre épingle du jeu»
Un étage terrasse-brasserie, un autre restaurant et, entre deux, le plus fréquenté des trois, le bar de l’après-ski. Telle est la configuration du Rouge, l’un des incontournables «afters» de Verbier. Réaliste, Raphaël Igelman, son propriétaire, ne se fait pas trop d’illusions quant au sort de ce dernier. Quoique. «Il faudra réinventer l’apéro, le vivre assis, dans une ambiance plus cosy qu’électro. Pourquoi pas finalement?» interroge-t-il plein d’espoir. Même si pour l’instant, il a plus d’idées que de clients, le maître du lieu refuse d’abdiquer. «On ne se laisse pas abattre. On peut même tirer notre épingle du jeu.» Raison de son optimisme, le marché immobilier local est en plein boom. «Les ventes et les locations de saison marchent très fort, me dit-on, signe que beaucoup de visiteurs suisses et étrangers, habituellement pendulaires, entendent passer l’hiver ici. Cela aurait le mérite de rendre la fréquentation plus stable, avec moins de pics à la hausse et à la baisse.» Le commerçant n’est pas resté les bras croisés. «Nous avons bombardé les grandes entreprises helvétiques d’offres alléchantes. Et puis, plusieurs décisions sont dans le pipeline. Même venant d’une zone rouge, un touriste en possession d’un test négatif effectué juste avant son départ devrait pouvoir venir. Autre espoir, celui de pouvoir monter des tentes sans autorisation, chauffées selon les dispositions en vigueur. Pour la vie nocturne, les discos fermeront à 2 h au lieu de 4 h».
L'éditorial: Silence, on meurt
Par Christian Rappaz
Neuf mois déjà. Et nous sommes encore loin de voir le bout du tunnel. Car croire à l’arrivée imminente d’un vaccin miracle contre le Covid-19 relève de l’utopie, voire de la schizophrénie collective. Ce n’est pas jouer les Cassandre que de le dire, mais simplement être honnête et réaliste. Un siècle après avoir isolé une souche de coronavirus, la science n’a toujours pas délivré de vaccin efficace contre des coronavirus circulant sur la planète depuis des millions d’années. Dans ce registre, ce chiffre effrayant que l’OMS rappelle ces jours-ci: la grippe saisonnière tue chaque année 650 000 personnes dans le monde. Et ce, malgré un vaccin injecté depuis bientôt 80 ans, la première fois en 1944, pour protéger les soldats américains venus combattre en Europe. Désolé d’ébrécher ainsi le rêve que le monde entier nourrit, celui des stations de ski notamment, qui espèrent néanmoins sauver leur saison.
A défaut de sérum magique, le principe de précaution continue de s’imposer. Au point de devenir supra-constitutionnel et de détruire bientôt ce qu’il nous reste de vie sociale. A l’exemple du Québec, qui a donné à sa police le pouvoir d’imposer sur-le-champ des amendes salées à ceux qui organisent des parties réunissant plus de dix personnes à leur domicile. Un précédent dont s’inspire le canton de Genève, en proie à une hausse du nombre de contaminations. A croire qu’il n’y a plus de limites aux coups portés à nos libertés, une sorte de concours des inventeurs de la créativité liberticide. Certes, la santé de la population n’a pas de prix. Mais elle a un coût qui devrait inciter à s’interroger sur la proportion des réponses à la menace. C’est loin d’être le cas. Au contraire, plus on avance et plus les politiques délèguent leur pouvoir à la science. Avec, à la clé, un régime de liberté surveillée ou, pire, une sorte de détention mentale qui, au nom de la peur, nous fait accepter des contraintes que nous n’aurions jamais imaginées.
Bien sûr, ce maudit virus empoisonne nos vies. Mais les chiffres démontrent que la paranoïa a pris le pas sur la légitime prudence. Les décès se comptent presque sur les doigts d’une main depuis mai alors que les hospitalisations, même en «forte» progression, sont loin de saturer nos soins intensifs. Pendant ce temps, 400 000 personnes meurent chaque année du paludisme et toutes les 39 secondes un enfant succombe à la pneumonie. En silence…