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Reportage 

Un coureur genevois chez les Kenyans

Il y a quatre ans, Julien Wanders a compris qu’il devrait imiter les meilleurs coureurs du monde pour rivaliser avec eux. Pari tenu: à 22 ans, ce Genevois opiniâtre vit au Kenya. Il bat sans cesse des records nationaux et nul ne sait où il s’arrêtera. Texte: Jürg Wirz

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"Quand un marathonien n'a pas mal quelque part après une course, quelque chose cloche"

A l’entrée de la petite ville kényane, le visiteur est accueilli par un grand panneau, avec l’inscription «Home of Champions».

La localité d’Iten accueille des coureurs du monde entier, surtout en hiver. L’altitude de 2400 m stimule le corps humain et la production de globules rouges. Les pistes de couleur ocre, comme jadis les cendrées, et le paysage parsemé de collines vertes dispensent un charme qui séduit les coureurs de fond. Celui qui n’était pas forcément coureur à pied en arrivant le devient inéluctablement. C’est ici que vit un Suisse infecté par le virus de la course à pied: Julien Wanders ne se fixe aucune limite, il a la course dans le sang.

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  Thomas Gmür/ATHLE.ch

A l’âge de 5 ans et demi, il dispute sa première Course de l’Escalade, à Genève. Il ne termine que 152e chez les «poussins B», mais peu importe: le petit Julien veut entrer dans un club d’athlétisme. Rapidement, les responsables du Stade Genève repèrent la motivation énorme de l’enfant. Ils l’admettent dans leur club, même s’il n’a pas l’âge minimum requis. Pendant des années, il se forme dans toutes les disciplines de l’athlétisme. A 14 ans, il excelle au lancer du poids, au javelot, aux sauts en hauteur et en longueur. Avec les nombreux sports pratiqués en famille, il peaufine les bases de sa future carrière de coureur à pied. Il passe sa maturité avec une seule idée en tête, devenir un coureur de classe mondiale. Aujourd’hui, le Genevois y est presque. Il peut vivre son amour à fond. C’est sa priorité absolue.

Chef et exemple

Julien Wanders vit aujourd’hui au Kenya, dans une modeste maisonnette de deux pièces. Le salon-salle à manger est aussi minuscule que sa chambre à coucher. Un nouvel appareil TV à écran plat trône sur une petite table en bois, à 3 mètres du sofa. Les parois sont peintes en vert fluo et forment un contraste saisissant avec les rembourrages mauves du canapé. Mais ce n’est que rarement que son propriétaire a la possibilité de s’y laisser choir.

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Julien Wanders se sent chez lui au Kenya: "La vie y est bien moins stressante qu'en Suisse."  Thomas Gmür/ATHLE.ch

Il est 5 h 30, Julien s’éveille. Des rythmes de rap français le sortent du monde des songes. Une heure plus tard, il fait encore nuit. Il se rend en trottinant jusqu’au lieu de rassemblement, où il rejoint d’autres coureurs. Il a formé son propre groupe d’entraînement. Tout le monde suit le programme concocté par Julien. Certains sont plus âgés et expérimentés que lui, mais ils acceptent tous Julien Wanders comme leur chef. Un rôle dans lequel il se sent à l’aise. «J’aime qu’on me confie des responsabilités, dit-il. J’ai du plaisir à établir un programme journalier, clair et précis.»

Ses modèles sont le fondeur kényan Eliud Kipchoge, champion olympique et du monde de marathon, et Roger Federer. Julien Lyon, autre marathonien de Genève (record personnel à 2h16’), ne s’entraîne pas régulièrement avec Julien Wanders mais il aime se préparer ponctuellement avec lui. Il a loué une maisonnette et vise le marathon de Zurich: «Julien est un exemple pour nous tous. Il faut voir combien il ne fait pas la moindre concession quand il s’agit de sa cause.»

L’horizon commence à afficher une couleur rouge et jaune. Peu après, le soleil pointe timidement, entre deux collines. Encore une demi-heure et il fait jour. Le programme du matin prévoit 90 minutes, à allure modérée. En cas d’entraînement sur piste, Julien doit se lever à 4 h 30. Le Kamariny Stadium, inauguré voici un demi-siècle par la reine Elisabeth d’Angleterre en personne, est proche, mais en réfection. Le groupe doit emprunter le matatu, le taxi-brousse, un minibus, pour un trajet d’une demi-heure jusqu’au Tambach Teachers College. Ce sont les seules matinées où Julien se permet de boire un café. Après la première unité d’entraînement, place au petit-déjeuner dans sa demeure, qui lui coûte un loyer mensuel de quelque 8500 shillings kényans (80 francs). Au menu, du thé kényan avec beaucoup de miel et de sucre, du lait et du pain tartiné à la margarine. Ainsi que du chocolat noir suisse, qu’il a coutume d’amener depuis l’Europe.

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Les loisirs sont comptés pour Julien, qui fait son marché à Iten, boit du thé kényan au petit-déjeuner, accompagné de miel et de sucre. Il déguste ici la spécialité locale à base de maïs, l’«ugali», en compagnie de son amie Jepkorir. Celle-ci lui… Thomas Gmür/ATHLE.ch
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  Thomas Gmür/ATHLE.ch

Julien Wanders pourrait se payer une pension complète dans un bon hôtel. Mais il a choisi le mode de vie qui le fait le plus progresser autant en tant qu’homme qu’en tant qu’athlète. Il est venu pour la première fois au Kenya en 2014, à 18 ans. Tout de suite, il a compris que, s’il entendait devenir aussi bon que les coureurs kényans, il devrait adopter leurs coutumes et leur entraînement. «Mes parents n’étaient pas enthousiastes. Ils savaient pourtant qu’ils ne pourraient pas m‘en empêcher.» L’an passé, Julien a passé sept mois au Jamhuri ya Kenya, comme le pays s’appelle en swahili, la langue officielle avec l’anglais. 2018 devrait lui réserver un séjour encore plus long. Il a fait de ce pays, dont la devise nationale est «Harambee» (travaillons ensemble!), sa nouvelle patrie. Un jour, il en parlera la langue. «Pas de doute, je me sens mieux au Kenya qu’en Suisse, avance-t-il spontanément. La vie me paraît bien plus stressante en Suisse.»

Nouvelle vie, ancien coach

Rien ne rappelle la Suisse dans son appartement. Au mur, on ne déniche ni photo de famille ni autre souvenir. Sa copine, Jepkorir, est institutrice. Elle passe les week-ends chez lui. La liaison dure depuis un an et elle est sérieuse, affirme Julien, précisant que la course à pied reste en numéro 1: «Elle le sait: je ne perdrai jamais mes objectifs de vue pour une femme, même pour tout l’amour du monde. Mais j’avoue qu’avoir quelqu’un dans ma vie contribue à mon bonheur et me soutient dans mon existence de coureur.»

Julien ne passe plus que quelques semaines par année à Genève. Ses parents sont musiciens. Sa mère, Bénédicte, est violoniste à l’Orchestre de la Suisse romande. Son père, André, est violoncelliste et licencié en biochimie. L’été, Julien s’entraîne en Engadine. «Mais je n’oublie pas que mes racines sont à Genève.»

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  Thomas Gmür/ATHLE.ch

Il garde le contact avec ses parents par WhatsApp. Téléphone souvent à son coach. Marco Jäger, 54 ans, un ex-coureur de 800 m qui coache une cinquantaine d’athlètes au bout du lac. Il est l’homme derrière l’ascension de Julien. Celui-ci se laisse aussi inspirer par Renato Canova, un entraîneur italien de 73 ans qui a déjà coaché d’innombrables grands champions, avec 42 médailles à des Mondiaux à leur actif. Et passe le plus clair de son temps à Iten.

Retour au scénario du jour. Après le petit-déjeuner, Julien s’adonne à la sieste pendant une ou deux heures. De 11 h à midi, massage, mise à jour du carnet d’entraînement, Internet, vaisselle et un brin de ménage. Le dîner ne lui prend pas trop de temps: quelques pâtes sauce tomate ou soja, accompagnées au mieux par un œuf. Après une séance d’entraînement intense, à chaque fois que son corps donne des signes de fatigue ou de raideur, Julien s’offre une boisson protéinée, qui favorise sa régénération. En cas de longue sortie, il emporte aussi un breuvage énergétique. Voilà tout le secret de son alimentation. Après le dîner, nouvelle sieste avant la seconde séance d’entraînement, à 16 h, constituée par une sortie en course à pied ou une séance de musculation.

Pas fou mais sans concession

Jusqu’au semi-marathon de Barcelone, en février, Julien n’a pas eu le moindre jour de repos pendant quatre mois. «Pour moi, une course à un rythme modéré relève plus du repos qu’une journée de farniente.» Il s’accorde cependant quelques heures de répit après chaque entraînement intense sur piste, ainsi que les samedis après-midi, où il emmène Jepkorir au restaurant Eldoret tout proche. Il y mange souvent indien, en quantité raisonnable. Le couple va parfois au sauna ou au jacuzzi. Il renonce alors au souper et profite de passer du temps avec son amie.

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S’alimenter et s’entraîner, tel est l’essentiel de la vie de Julien Wanders au Kenya. Il court jusqu’à l’épuisement, ne s’accorde pas le moindre jour de répit, sauf pour une grillade en compagnie de ses camarades de course Magdalyne et Maurice Masai… Thomas Gmür/ATHLE.ch
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  Thomas Gmür/ATHLE.ch

Double national Franco-Suisse, Julien Wanders mène cette vie pour accéder au niveau mondial. Il n’aime pas les demi-mesures: «Je sais ce que je veux et je m’y tiens.» A 22 ans, il s’entraîne comme les marathoniens les plus chevronnés, avale environ 200 km par semaine. N’est-ce pas exagéré? «Soyons honnêtes: je me fiche pas mal de ce que les autres peuvent dire ou penser. Peu m’importe d’être différent, un brin extrême, plus innovant. Je ne suis pas fou, c’est juste que je ne fais pas de concession. Tant que mon corps réagit positivement à ce que je lui demande, je ne vois pas de raison de changer.»

En décembre dernier, il a remporté la Corrida de Bulle, celle de Houilles (France), la Course de l’Escalade à Genève, la course de Noël de Bâle. A Houilles, il a établi des records de France et de Suisse (10 km en 28’02’’). Son résultat le plus brillant, il l’a probablement obtenu au semi-marathon de Barcelone, voici un mois et demi, terminant 2e en 1h00’09’’, record de Suisse et record d’Europe des moins de 23 ans à la clé, et 6e meilleure performance européenne de tous les temps. Le record appartient à un certain Mo Farah (en 59’32’’). European Athletics, l’Association européenne d’athlétisme, l’a ensuite élu «athlète du mois de février».

Les augures n’étaient pourtant pas très favorables avant Barcelone. Après 24 heures de voyage du Kenya jusqu’en Catalogne, dont 14 sur les sièges étroits des avions, car il vole évidemment en classe économique, il est arrivé tard le vendredi soir en Espagne. Il est alors appelé pour un contrôle antidopage, son vingtième en 2018. «J’étais tendu, crispé», se rappelle-t-il. En course, après 10 km, il sent des tensions musculaires au niveau des cuisses et des fessiers. Il serre les dents et finit la course avec un formidable record.

Le «nouveau Ryffel»

Retour à la vie kényane. La nuit tombe sur Iten. Julien s’offre une douche suivie d’une demi-heure de sophrologie, une technique de relaxation issue du yoga indien. Puis il prépare son souper, généralement du riz ou un typique plat de maïs kényan (ugali), un peu de viande tous les deux jours et des légumes, s’il n’est pas trop paresseux pour les éplucher. Avant d’aller au lit, un peu de télévision, de lecture et/ou de téléphone. L’extinction des feux a lieu à 8 h ou 8 h et demie du soir. Le lendemain l’attend encore, avec l’éternel triptyque «s’entraîner-manger-dormir».

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La lourde charge d'entraînement demande beaucoup de repos et des séances de massages avec Makanga. Thomas Gmür/ATHLE.ch

Julien Wanders constitue un cas. Sa vie d’ascète impressionne, sa collection de trophées tout autant. On le compare désormais sans cesse à Markus Ryffel, le médaillé olympique de Los Angeles, en 1984. Sur piste, sa marge de progression est énorme, ses chronos demeurent moyens au niveau européen. Tout en ingurgitant son thé à petites gorgées, il se montre autocritique: «Je me suis souvent montré trop impatient. Je voulais trop et trop vite. Je me suis crispé.» En août, il veut participer aux Européens d’athlétisme de Berlin. S’aligner sur 5000 m. Il aura 12 tours et demi pour prouver au monde entier qu’il a progressé.

Par L'illustré publié le 9 avril 2018 - 00:00, modifié 18 mai 2018 - 11:50