Tout de rose vêtue, des pieds à la tête – cheveux compris –, Zarina Apresova nous attend sur le pas de la porte de son immeuble à Zaporijjia. A moins d’une quarantaine de kilomètres à vol d’oiseau, une ligne de front. Sur la rive droite du Dniepr, l’armée ukrainienne. Sur la rive gauche, les Russes. Et ces derniers contrôlent le territoire où se situe la centrale nucléaire de Zaporijjia, la plus grande d’Europe. La menace d’une catastrophe nucléaire qui plane sur la région ne semble pas ébranler l’entrepreneuse à la tête d’une société de textiles et d’un magasin d’électroménager. «On a survécu à Tchernobyl, alors bon…»
Elle tient à nous montrer le jardin faisant face aux cinq immeubles dont elle gère la copropriété. Car elle y a planté 200 arbres, des bulbes de tulipe – 446, précisément, en hommage aux enfants ukrainiens morts depuis le début de la guerre – et dressé une tonnelle bleu et jaune, transformée en mémorial pour les soldats tombés au combat. «C’est triste, mais quand la guerre sera finie, on fera une grande fête. Ce jardin deviendra une place de la Victoire!» se réjouit Zarina, malgré le bruit des explosions. «Ce sont les nôtres qui tirent. Avec le temps, on a appris à distinguer les tirs d’obus», rassure-t-elle avec un flegme tout ukrainien.
>> Lire aussi: Kiev, la vie malgré tout
«Ce casque a sauvé la vie de mon fils»
Accrochés aux murs du salon, quelques tableaux représentant des scènes religieuses – des broderies qu’une de ses entreprises confectionne. «Je vais les enlever, affirme cette diplômée en mathématiques. Avec cette guerre, j’ai perdu la foi. Le matin, au réveil, je ne prie plus mais salue celles et ceux qui défendent notre pays.» Sur la commode, un portrait de sa fille Sabina, des babioles et… un casque militaire. «Vous voyez la fissure, là? interroge-t-elle en désignant un impact causé par un éclat d’obus. Ce casque a sauvé la vie de mon fils.» Arsen, 24 ans, ce neveu qu’elle a élevé comme son fils, se bat à Bakhmout, le point le plus chaud du front, dans l’est du pays. Blessé au combat – il a perdu deux doigts –, il est de retour afin d’être soigné. Un bref soulagement pour Zarina, qui avoue avoir pleuré lorsqu’il lui a fait part de son intention de rejoindre les forces armées: «Mon monde s’est écroulé. Je suis montée pleurer chez les voisins. Une fois calmée, je suis revenue et lui ai dit: «Je te soutiens.»
Elle se souvient de s’être réveillée le 24 février complètement sonnée par l’offensive russe. Un état de choc qui ne durera que quelques heures. L’après-midi déjà, elle s’attelle à la fabrication de cocktails Molotov dans l’arrière-cour, en compagnie de 70 habitants qu’elle a sollicités via Telegram. Le jour suivant, ils sont plus de 700 à répondre à l’appel de Zarina. Elle rit: «On n’avait pas la moindre idée de ce qu’on faisait. On a appris en regardant des tutoriels sur YouTube. Même si on n’abattait qu’un seul tank, c’était déjà ça de gagné.» Puis, dans les semaines qui suivent, la femme d’affaires et des volontaires préparent des repas pour la défense territoriale, que Zarina va livrer elle-même à proximité du front. «Même les hommes refusaient de m’accompagner tellement c’était dangereux», raconte-t-elle avec un brin de fierté.
>> Lire aussi: Une maison en quatre jours pour les victimes d'Ukraine
Dorénavant, cette force de la nature se démène pour venir en aide aux plus démunis. Elle enfile sa doudoune argentée et part superviser une distribution d’aide alimentaire où l’attendent une trentaine de retraités dans un froid glacial. On l’observe distribuer ses sacs avec un petit mot pour chacun, une accolade. Une organisation sans faille menée d’une main de maître. Certains la verraient même maire de la ville, mais Zarina ne veut pas en entendre parler: «Chacun doit être à sa place. Je rends cette ville plus belle, ça me suffit.»
Un chef engagé
Même région, nouveaux héros ordinaires. Zhenya Mykhaylenko et sa femme, Mary, nous reçoivent dans un restaurant dont l’emplacement est tenu secret pour des raisons de sécurité. Un mois et demi plus tôt, ils avaient dû quitter dans la précipitation l’endroit où ce chef, épaulé par des volontaires, préparait dans la clandestinité des repas à emporter pour les forces spéciales ukrainiennes. Leur position avait été dévoilée.
>> Lire aussi: L'innovation au service de la résistance ukrainienne
A l’extérieur, un générateur tourne à plein régime, distillant une puissante odeur d’essence dans tout l’établissement. Le chef, âgé de 37 ans, jubile: «Les Russes peuvent détruire nos infrastructures énergétiques autant qu’ils le veulent. On tourne 24 heures sur 24 grâce à ça!» Dès son arrivée, le couple n’a pas chômé pour rendre habitable ce lieu laissé à l’abandon. Les fenêtres sont recouvertes de bâches noires, empêchant la lumière naturelle de s’infiltrer. En salle, deux lits de camp ont été installés pour héberger les volontaires qui se relaient en cuisine. Dans une arrière-salle, les époux ont tenté de recréer un semblant de chambre à coucher. Un lit, un bureau avec un ordinateur branché sur Starlink, le réseau satellitaire d’Elon Musk. La jeune femme peut ainsi faire tourner les activités de l’association qu’ils ont fondée ensemble pour financer leurs activités, Magic Food Army.
En cuisine, deux volontaires s’affairent à la découpe de légumes et de viande sous l’œil du chef. Au menu ce soir? Soupe de légumes, émincé de porc et ses petites carottes. «Tous les deux jours, des soldats en civil viennent récupérer les préparations, explique Zhenya. Certains mangent ici sur un coin de table, d’autres en profitent pour faire une lessive et prendre une douche.»
Qu’est-ce qui a pu pousser ce chef formé notamment aux Etats-Unis, à la tête d’établissements très courus dans la capitale ukrainienne, à venir s’installer à Zaporijjia et à cuisiner exclusivement pour des soldats? «Gagner la guerre est ma priorité numéro un. Le business vient en deuxième», assène le trentenaire aux cheveux rasés et aux avant-bras tatoués.
>> Lire aussi: Ukraine: «Je veux voir grandir ma fille dans un pays libre»
Les premières semaines de l’invasion, il reste à Kiev et se met à la disposition des unités militaires. Il supervise alors le travail d’une centaine de volontaires et nourrit plus de 1500 soldats, trois fois par jour. La capitale est libérée le 3 avril. Il aurait pu retourner aux fourneaux de ses restaurants. Il objecte: «Etre ici me fait sentir à quel point plus rien n’est normal. Je ne peux pas faire semblant. Nous resterons aussi longtemps qu’il le faudra.»
Kherson libérée, mais bombardée
A plus de 300 kilomètres de là, à Kherson, Halyna Luhova, responsable de l’administration militaire de la ville, tente de restaurer un peu d’ordre dans le chaos ambiant. Car depuis sa libération, le 11 novembre, la cité portuaire est pilonnée à l’aveugle par l’artillerie russe, stationnée à moins de 2 kilomètres, sur les berges du Dniepr. Les obus pleuvent sur les habitations, les marchés, la maternité et les infrastructures énergétiques. Partout, à n’importe quel moment.
Ce matin de janvier, c’est d’un pas pressé qu’on arpente les trottoirs jonchés d’éclats de verre pour rejoindre Halyna Luhova dans un lieu tenu secret. De violentes explosions résonnent tout autour, à une ou deux minutes d’intervalle, pas plus. Elles font trembler les vitres des immeubles et vibrer l’asphalte. Les rues sont désertes; les habitants réduisent leurs déplacements au strict minimum.
>> Lire aussi: Ukraine: La guerre des nerfs
Pour pouvoir travailler en sécurité, Halyna et ses 46 collaborateurs ont dû improviser et déménager leurs bureaux dans les sous-sols d’un immeuble. C’est de cette cave secrète que la responsable de l’administration militaire, également à la tête du conseil municipal, s’efforce de faire réparer, jour après jour, les infrastructures énergétiques touchées par les bombardements, tout en coordonnant la distribution de l’aide humanitaire. «92% des habitants ont accès à l’eau courante, 80% à l’électricité et 75% peuvent se chauffer, annonce-t-elle fièrement. C’est ma priorité.»
Celle qui remplace le précédent maire, arrêté en juin par l’occupant russe et dont on est sans nouvelles depuis, n’a pas hésité avant de reprendre ce poste très exposé. «C’est ma ville. J’y suis et j’y resterai. Elle soupire: «Je me suis habituée à ces bombardements. Je n’ai plus peur. J’ai épuisé ce sentiment le 13 mars quand ils ont bombardé ma maison. Tout a pris feu, j’étais terrifiée.» Sans domicile fixe, cette force de la nature vit avec son sac à dos et dort de maison en maison, hébergée par des amis. Elle ouvre les portes du placard à côté de son bureau. «Vous voyez, j’ai toutes mes affaires suspendues ici.» Elle sort une paire d’escarpins en velours noir. «J’aimerais bien avoir l’occasion de les mettre un jour…» Ce sera pour plus tard. Une vingtaine d’hommes en uniforme prennent place dans son bureau. Un obus vient de tomber au centre-ville, tuant sur le coup une personne et faisant un blessé grave. Impassible et déterminée, elle fait face à l’assistance et prend la parole. Droite dans ses bottines.