C’est un phénomène bien connu: avec l’âge, les soucis de santé s’accumulent. En Suisse, 70% des plus de 65 ans sont ainsi affectés par au moins deux maladies chroniques impliquant la prise de plusieurs médicaments. On parle de polypharmacie lorsque leur nombre dépasse cinq par jour, ce qui est une réalité pour beaucoup d’aînés.
Bien que souvent nécessaires, ces prescriptions en cascade interrogent: une telle consommation de médicaments est-elle toujours justifiée? Qu’en est-il de leurs effets indésirables pour le patient? Et comment réduire ces médicaments sans risquer une aggravation des problèmes de santé?
Une étude publiée par le consortium européen Optimizing Therapy to Prevent Avoidable Hospital Admissions in Multimorbid Older Patients (Operam) dans le «British Medical Journal» (BMJ) 1 rappelle la pertinence de ces questionnements en révélant la présence de prescriptions superflues ou inappropriées chez la quasi-totalité des patients âgés, mais également la possibilité de les arrêter sans effet délétère pour leur santé. Explications.
1. Deux mille patients âgés étudiés
Confusion, chutes, fractures et hospitalisations… Les risques liés à la polypharmacie chez les personnes âgées sont tout sauf anodins. Il n’est pourtant pas simple de réduire les médicaments chez les aînés: à la crainte d’aggraver un état de santé déjà fragilisé par de nombreuses maladies s’ajoute en effet le manque d’études sur le sujet, la population concernée en étant le plus souvent exclue.
C’est ce qui fait toute la pertinence de l’étude d’Operam, publiée en 2021. Menée par une équipe européenne pluridisciplinaire sous la supervision du professeur Nicolas Rodondi, médecin-chef de la policlinique de l’Hôpital universitaire de Berne, Operam a suivi plus de 2000 patients âgés et polymorbides (souffrant de plusieurs pathologies chroniques). Son but: réduire les hospitalisations dues aux médicaments chez les seniors, principalement en supprimant les médicaments inappropriés ou superflus. Et ces derniers sont bien plus fréquents qu’on ne le souhaiterait: l’étude en dénombre en effet deux ou trois chez 86% des participants. Il existerait ainsi une tendance à la surmédication chez les patients âgés. Enfin, l’étude vient contredire des croyances persistantes au sein du système de santé en démontrant la possibilité de supprimer ces médicaments sans mettre en danger la santé des patients âgés. Il semblerait même que l’arrêt des traitements non indiqués leur soit en réalité bénéfique. Operam rejoint ainsi les nombreuses autres études s’accordant sur une nécessaire «déprescription» des aînés.
2. La médication adéquate des seniors: une tâche difficile pour les prescripteurs…
En Suisse, les personnes pouvant prescrire des médicaments sur ordonnance sont principalement les médecins, plus rarement les pharmaciens et infirmiers praticiens spécialisés. Un exercice complexe dans le cas des patients âgés, chez qui l’effet secondaire d’un médicament peut facilement être pris pour le symptôme d’une maladie préexistante. Pour faciliter la tâche des spécialistes dont le temps de consultation est limité à vingt minutes par patient, il existe des recommandations théoriques aidant à identifier les médicaments inappropriés les plus fréquents. «Ces outils sont utiles et bien connus des spécialistes», relève Jenny Gentizon, infirmière clinicienne spécialisée (PhD) à l’Unité de soins aigus aux seniors et au Centre des formations du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV). Mais il ne s’agit pas d’une recette de cuisine! Les recommandations théoriques doivent s’appuyer sur le jugement clinique des prescripteurs, tenant compte de la situation de santé spécifique de chaque patient.
3. … et pour les patients
Une prise de médicaments adéquate ne s’arrête pas au stade des prescripteurs, elle dépend également du suivi de leurs recommandations par les patients âgés. Dans le cadre de ses recherches à l’Institut universitaire de formation et de recherche en soins à l’Université de Lausanne (Unil), Jenny Gentizon étudie l’ensemble des compétences nécessaires à la prise quotidienne de médicaments chez les seniors. Bien gérer ses médicaments demande en effet la maîtrise de nombreuses aptitudes: lire et comprendre les instructions, gérer les dosages, mais également s’informer, interagir avec les professionnels et surveiller les effets indésirables. L’exercice se complique encore lorsque les médicaments sont nombreux et que les facultés du patient diminuent en raison de l’âge. On note ainsi une forte propension aux erreurs et oublis dans la prise de médicaments chez les personnes âgées. «Selon les études, 30 à 89% des patients âgés vivant à domicile ne connaissent pas bien leurs traitements, observe Jenny Gentizon, et près de la moitié ne suivent pas correctement les recommandations des spécialistes, volontairement ou non.»
>> Pour plus d'informations:
- Le lien de l'étude Operam (en anglais) ici
- Le Communiqué de presse de l’Insel Gruppe sur l’étude ici
«Je suis patient dans pas moins de huit services!»
Les patients âgés souffrant de plusieurs maladies chroniques sont entourés d’une cohorte de spécialistes à l’origine d’autant de prescriptions. Pas facile de s’y retrouver quand, de plus, il n’existe en Suisse, aucun document regroupant l’ensemble actualisé des médicaments d’un patient. Bien que nécessaire à une prescription adéquate, la reconstitution de ces informations est ainsi souvent entravée par un manque de temps et de communication entre les différents domaines du système de santé. Résultat: des changements de prescriptions fréquents, et pas toujours compatibles avec l’ensemble des autres médicaments.
C’est que constate Eric Pilet, patient partenaire dans plusieurs projets de recherche au Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV): «Je suis patient dans pas moins de huit services, dans lesquels les spécialistes me prescrivent tous des traitements. Il faudrait peut-être un chef d’orchestre supervisant le tout et identifiant les possibles interactions.» Face à ce manque de coordination, de nombreux projets visant à faciliter la transmission des informations commencent toutefois à émerger. Parmi eux, le dossier électronique du patient, dossier de santé en ligne dans lequel le patient partage avec les spécialistes les informations médicales utiles pour son traitement. Lancé en 2020 par l’association Cara, il connaît aujourd’hui un timide démarrage en Suisse romande.
Pour Jenny Gentizon, améliorer la communication entre les professionnels de santé, le patient âgé et ses proches est la clé d’une médication plus adéquate: «Il faudrait faciliter l’échange entre les médecins traitants et ceux du secteur hospitalier, mais aussi y intégrer le personnel infirmier qui, lors des séjours à l’hôpital, occupe un rôle stratégique pour identifier les problèmes rencontrés par les patients dans leur prise de médicaments.» Sans oublier les pharmaciens, témoins directs de la médication des patients et pouvant empêcher la survenue de problèmes.
Enfin, les professionnels de santé s’accordent progressivement sur la nécessaire inclusion des patients et de leurs proches dans les décisions concernant leur santé et leurs médicaments. «Pour une prescription adaptée, il faut prendre en compte la réalité des patients: leurs expériences, préférences et croyances. La pratique médicale évolue: nous ne sommes plus à l’ère des spécialistes tout-puissants. De plus en plus, les patients veulent devenir acteurs de leur santé et le système doit savoir s’y adapter.»
Comment m’impliquer dans ma médication?
Prendre part à la discussion concernant sa médication, d’accord. Mais par où commencer? Voici quelques actions simples permettant de faciliter la mise en place d’un traitement sûr et adapté, pouvant être appliquées par les patients et leurs proches.
1. Garder sur soi une liste actualisée de ses médicaments
Avoir sur soi la liste complète et actualisée de ses médicaments facilite considérablement une bonne prise de décision de la part des spécialistes, lors d’une hospitalisation notamment. Gardée dans un endroit stratégique comme le porte-monnaie, cette liste doit contenir la totalité des traitements suivis ainsi que leurs dosages. Cela signifie aussi les traitements obtenus sans ordonnance, comme les remèdes naturels à base de plantes, les vitamines et autres compléments alimentaires.
2. Se rendre toujours dans la même pharmacie
Avoir son dossier dans une seule et même officine permet aux pharmaciens d’évaluer l’ensemble des médicaments. Ils pourront ainsi compléter les instructions données par les professionnels de santé, répondre aux questions des patients et alerter sur les risques d’interactions avec d’autres médicaments achetés sans ordonnance.
3. Se procurer une information fiable
Bien connaître ses médicaments permet de distinguer les effets attendus des effets indésirables. Mais il faut pour cela s’informer auprès de sources fiables. On privilégiera ainsi le recours aux professionnels (médecins, pharmaciens et personnel soignant) ainsi qu’aux notices d’emballage. On se méfiera en revanche des informations trouvées sur internet, par exemple.
4. Participer activement à la discussion
Une médication adéquate se base sur une décision partagée entre le patient et son médecin. Face à la complexité du jargon médical, il n’est toutefois pas aisé de bien comprendre son traitement et de s’exprimer sur le sujet. Lors de l’échange avec les spécialistes, ne pas hésiter à poser des questions, à faire répéter les informations ou à demander l’utilisation de termes plus simples. Ne pas oublier non plus que son propre ressenti et autres observations sur ses médicaments sont autant d’éléments pertinents à inclure dans la conversation.
Comment préparer sa visite chez le médecin?
Pour obtenir des réponses claires, il est conseillé de préparer sa visite chez le professionnel de santé. Un moyen simple est de rédiger une liste de questions, à l’image de celle que le Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV) diffusera lors de la semaine d’action Ensemble vers une médication sûre organisée par la fondation Sécurité des patients Suisse (du 12 au 18 septembre 2022). Par exemple:
1) La modification du traitement: y a-t-il eu des changements dans ma prescription et pourquoi?
2) La raison du traitement: quels médicaments dois-je continuer à prendre et pourquoi?
3) La préparation et l’administration du traitement: comment dois-je prendre mes médicaments et pour combien de temps?
4) L’identification des effets du traitement: comment savoir si mon traitement est efficace et quels effets secondaires dois-je surveiller?
5) La suite du traitement: quand dois-je planifier le prochain rendez-vous? Quel type d’examen dois-je faire pour surveiller le traitement?
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«Il est important de s’exprimer sans peur»
Oncologie, neurologie, urologie, cardiologie… Quand Eric Pilet commence à énumérer les services dans lesquels il est patient, la liste ne semble jamais s’arrêter. Avec dix médicaments par jour, auxquels s’ajoutent encore des traitements ponctuels, le Vaudois de 78 ans est concerné au premier chef par la polypharmacie des patients âgés. «Il y a neuf ans, je commençais un traitement pour ralentir la progression de mon cancer. Il était encore relativement nouveau et les effets secondaires mal connus. Le temps passant, des troubles neurologiques apparurent et je discutai avec mon médecin d’un éventuel arrêt. Ce dernier me rappela que j’étais, in fine, le seul apte à en décider. Dans ces moments, la responsabilité placée sur les épaules du patient est effrayante. Après mûre réflexion, je décidai de continuer mon traitement et c’est sans doute pour cela que je suis encore là aujourd’hui. Je fais donc partie des patients âgés chez qui la polypharmacie est nécessaire, et qu’il ne faut pas négliger.»
Un constat auquel Eric Pilet n’aurait toutefois pas pu parvenir sans une bonne connaissance de ses médicaments, une des nombreuses facettes de son implication active dans son processus de soins. Face à ses problèmes de santé, cet ancien entrepreneur a en effet décidé de faire de son expérience en tant que patient un savoir à partager. Il est aujourd’hui membre du Collège citoyen de cochercheurs et cochercheuses en matière de santé, rattaché au ColLaboratoire de l’Université de Lausanne, et a notamment participé à divers projets en rapport avec le dossier électronique du patient. «Participer activement à sa santé est très stimulant. Il ne s’agit pas de devenir un spécialiste, mais bien vivre avec sa maladie demande de la connaître. Je ne peux qu’encourager les gens à prendre part à la discussion concernant leur médication. Il est important de se faire entendre, de se faire confiance et de s’exprimer sans peur.»
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