Tristane Banon reçoit dans un appartement plein de livres et de lumière, alors que Paris traverse son troisième confinement. Il y a surtout une infinie douceur dans la grande pièce à vivre. Celle qu’apportent sa fille de 5 ans, en train de dessiner à la table, et son fils de 1 an, qui gazouille dans son parc. Au milieu, la romancière de 41 ans irradie d’une sérénité qui force le respect. Elle l’a conquise seule, face à une vie dont elle a raconté les douleurs dans des livres. Parmi elles, la plus médiatique: «l’affaire DSK».
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Tristane Banon avait 23 ans quand, en 2002, elle a été victime de violences sexuelles de la part de Dominique Strauss-Kahn (DSK), qu’elle était venue interviewer pour un ouvrage. Les faits, longtemps méprisés par le petit milieu politico-médiatique français, ont éclaté le 15 mai 2011, à la suite de la plainte de Nafissatou Diallo contre le directeur du FMI, quand Tristane Banon a choisi de porter plainte, elle aussi. Elle s’est également vue traquée, calomniée, traitée en bête curieuse, ou coupable, comme elle le raconte dans Le bal des hypocrites (Ed. Au Diable Vauvert), un récit dont elle reverse les droits à des associations contre les violences faites aux femmes, et qui révèle comment on traitait celles qui parlaient avant #MeToo… Entretien avec une femme sublimement solide.
- Qu’est-ce qui vous a particulièrement touchée depuis l’essor du mouvement #MeToo?
- Tristane Banon: Le livre de Camille Kouchner. Je n’ai pas connu l’inceste, mais je pense que c’est le crime ultime en matière de violences sexuelles. Camille Kouchner a parfaitement su, dans ses lignes ou ses prises de parole, expliquer la complexité qu’il y avait à condamner celui que l’on ne pourra jamais haïr complètement. Ce sont des sentiments très ambivalents et paradoxaux. On déteste la personne sans pouvoir se départir d’une certaine forme d’amour, qui tient au souvenir et à l’histoire commune. La dénonciation est plus compliquée encore. Elle m’a touchée, car elle n’a pas fait l’impasse sur le beau et l’ambiguïté intérieure.
- S’il y a bien un endroit où l’on dénigre la parole des victimes qui osent parler, c’est la famille. Parce que les familles incestueuses sont construites sur le déni. Vous-même avez été violemment dénigrée quand vous avez parlé.
- C’est-à-dire qu’il y a eu une famille face à moi, oui, mais une famille politique. Cette famille-là est bicéphale. Il y a le parti, l’appareil, qui n’était pas dans le déni, car souvent bien conscient des choses. Ceux qui le composaient mettaient leurs intérêts personnels et leurs plans de carrière avant toute autre chose. C’est ce qui a guidé leur parole. Et puis il y a eu les citoyens, ceux pour lesquels DSK représentait un espoir de social-démocratie accessible. En m’attaquant à lui, je faisais s’effondrer une montagne d’espoirs. Ça ne pouvait pas bien se passer.
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- Quand vous avez décidé de porter plainte, en 2011, à la suite de la plainte de Nafissatou Diallo, vous avez été très seule.
- Il y a eu un cordon sanitaire autour de Dominique Strauss-Kahn et face à ça, oui, j’ai été très seule, ou plutôt peu soutenue. Et puis il y a eu la presse qui a été très violente à mon endroit, et parfois pire que ça. Mais j’ai eu un avocat qui a été d’un soutien dingue. Et quelques personnes que je n’oublierai jamais, que je ne connaissais pas nécessairement et qui, chacune à leur façon, ont été #MeToo bien avant l’heure. Après, on est toujours très seule dans ces histoires-là.
- En septembre est reparu «Le bal des hypocrites», livre dans lequel vous racontiez ce cataclysme. A l’époque, vous écriviez que vous étiez devenue un fait divers. Dix ans après, en plein #MeToo, qui êtes-vous?
- C’est compliqué. Pour certaines, je suis le symbole de quelque chose. Le problème étant que je ne me reconnais pas toujours dans ce quelque chose. Je suis la première à avoir dit «me too» lorsque Nafissatou Diallo a porté plainte aux Etats-Unis, et ce, alors que c’était loin d’être à la mode. Crier «me too» comme victime d’un même homme, depuis la France, à une femme de ménage noire émigrée aux Etats-Unis, c’était évidemment lourd de sens. J’avais la volonté de dénoncer un criminel et la nécessité de ne pas laisser cette femme être salie par ceux qui la réduisaient à sa condition, à sa couleur de peau ou à son histoire personnelle et passée pour en faire une menteuse. Mais c’était aussi un acte individuel, il fallait que je reprenne le pouvoir sur ce que cet homme m’avait fait. Pour autant, j’ai aujourd’hui beaucoup de mal à me positionner. J’ai l’impression qu’on nous demande de choisir entre plusieurs radicalismes qui ne me correspondent pas. Je veux rester dans la nuance. Je suis quelqu’un qui a toujours recherché le discernement.
- Que pensez-vous de «Chambre 2806 – L’affaire DSK», la série documentaire sur Netflix qui retrace aujourd’hui l’affaire, dans laquelle vous témoignez?
- Le réalisateur, Jalil Lespert, a fait un travail magnifique et a rendu grand public une affaire qui ne l’était pas nécessairement. C’est assez addictif, je me suis parfois surprise à me sentir presque étrangère à ce que je regardais. Après, en tant que sujet d’un morceau de cette histoire, j’aurais préféré que des choses soient approfondies. J’aurais aimé, par exemple, que l’on referme la porte du complot sarkozyste, qui est abandonné, mais jamais complètement purgé, alors que, dans la réalité, cette hypothèse n’a pas tenu. J’aurais voulu qu’on rappelle que les faits d’agression sexuelle à mon encontre ont été reconnus par le parquet de Paris.
- Vous estimez que la justice a été rendue à votre égard?
- D’une certaine façon, oui. Le parquet de Paris a reconnu les faits d’agression sexuelle, même si j’ai porté plainte pour tentative de viol et que je continue d’affirmer que c’était une tentative de viol. Mais huit ans et demi après les faits, les pièces réunies au dossier n’ont pas suffi. Elles n’étaient pas anecdotiques, loin de là, et j’aurais pu me constituer partie civile, mais le parquet en voulait plus. Les enquêteurs ont très bien travaillé, il faut saluer ces gens qui travaillent de façon acharnée pour essayer de mettre à jour des vérités. DSK est officiellement, selon le parquet de Paris, un agresseur sexuel sauvé par la prescription. Ça n’est pas rien. Ce que le parquet a fait est une chose rare: reconnaître une agression sexuelle, bien qu’elle soit prescrite.
- Sur Netflix, les archives des réactions de la famille politique de Dominique Strauss-Kahn sont terribles à revoir, après la révolution #MeToo…
- C’est le moment d’avant. Ce qui choque, c’est la réaction de caste. Comme si tous les silences coupables étaient possibles du moment qu’ils servent un intérêt commun. Mais est-ce vraiment propre au milieu politique? Je ne le crois pas. Dans le fond, qu’est-ce qui est vraiment le plus choquant, la réaction des membres d’une famille politique au moment où l’un des leurs s’effondre ou le fait qu’on ait à ce point tendu le micro à ces gens-là?
- Il y a aussi cette archive où vous racontez pour la première fois, dans une émission de Thierry Ardisson, en 2007, avoir été victime d’agression sexuelle. Tous sont hilares alors qu’il balance: «J’adore. Tu es arrivée en col roulé et tu repars en string.» C’est sidérant.
- Ça raconte une époque. Et c’est affligeant. Mais sans les excuser, ça me dérange toujours que l’opprobre se concentre sur ces gens-là, alors qu’ils ne sont que la version filmée de ce qu’étaient les mentalités d’alors. Combien ont tenu des propos similaires hors caméra? Après avoir revu ces images, certains des invités m’ont appelée et m’ont dit des choses comme: «J’ai été un sombre abruti.» Thierry Ardisson revient sur la séquence dans la série de Jalil Lespert, et il n’est pas vraiment dans l’autocritique. Ça m’a d’abord heurtée, mais j’apprécie aujourd’hui son honnêteté. Il est sans fard, il assume. Et puis je suis obligée de le remercier pour le fait que cette séquence existe, car elle prend date et donne une antériorité à ma parole. En 2011, quand j’ai porté plainte, beaucoup m’ont accusée d’être une affabulatrice. Qu’auraient-ils dit s’il n’y avait pas eu ces images? C’est aussi grâce à cette séquence que l’on peut revenir sur ce qu’étaient les réactions quand on parlait de violences sexuelles à l’époque.
- La plupart de celles qui médiatisent leur histoire d’agression reçoivent beaucoup de témoignages de victimes. C’est votre cas?
- J’en ai reçu beaucoup et j’en reçois régulièrement. Une jeune femme est encore venue à la maison parce qu’elle ne savait pas quoi faire. J’ai toujours pensé qu’il fallait tout faire pour que les victimes puissent porter plainte le plus vite possible. Mais quand on vient de subir une violence sexuelle, on ne rêve pas de se précipiter au commissariat, puis dans un hôpital judiciaire, pour se faire examiner et raconter l’horreur. Néanmoins, j’y vois le meilleur moyen de reprendre le pouvoir sur son histoire. Il faut que ce parcours soit sans cesse facilité, et la justice y travaille. Les choses évoluent. Pour autant, il y a des victimes qui vont se reconstruire d’une autre façon, et c’est à respecter aussi. J’ai été très touchée par la déferlante des témoignages sous les différents #MeToo, car ils permettent de mesurer l’ampleur d’un phénomène. Mais je suis gênée de répondre à la demande de conseils quand les témoignages concernent des violences anciennes. Faut-il ou non porter plainte des années après? C’est tellement propre à chacun. Ce que je sais, c’est qu’il n’y a pas plus de courage à porter plainte qu’à ne pas le faire. Le courage, c’est de vivre avec, et d’avancer tête haute.
- Vous-même avez attendu plus de huit ans pour porter plainte, pourquoi?
- J’aurais sans doute dû porter plainte immédiatement. Pourquoi je ne l’ai fait qu’à ce moment-là? Pour reprendre le pouvoir sur cette histoire, dont j’avais l’impression qu’elle s’était invitée trop de fois dans ma vie, sans que j’aie jamais eu mon mot à dire. Il y avait aussi cette nouvelle victime qui était seule face à un homme mondialement puissant, la huitième puissance mondiale, disait-on. Je me sentais avoir une responsabilité, vis-à-vis de moi et vis-à-vis d’elle.
- Aujourd’hui, beaucoup d’hommes de pouvoir sont accusés de violences sexuelles. Et le bénéfice du doute penche cette fois du côté des victimes. C’est inédit.
- Il faut faire attention à ne pas basculer d’un extrême à l’autre, car aucun des deux n’est souhaitable. La présomption d’innocence est au fondement de notre droit et elle en fait sa grandeur. Il n’y a pas longtemps, j’ai relayé sur internet la parole d’Anna Lescure, fille de Pierre Lescure, qui a tout fait dans les règles après une agression sexuelle: plainte immédiate, identification de l’agresseur, témoins… Un an plus tard, celui qu’elle accuse n’a toujours pas été entendu. Tant que la justice ne sera pas plus efficace, le tribunal du Net battra son plein, même si dénoncer sur les réseaux sociaux n’est pas la réponse qui convient. Elle ne me convenait pas quand c’était au détriment de la présumée victime, elle ne me convient toujours pas quand c’est au détriment du présumé agresseur. Je suis pour la nuance, et l’application de la loi aussi, qui seule garantit la vie en société.
- Aujourd’hui, vous êtes passée à autre chose?
- Ça fera toujours partie de moi. Mais si être passée à autre chose veut dire ne pas penser ou parler de l’affaire DSK tous les matins, alors oui, évidemment. J’avais écrit, il y a quelques années, un manifeste qui disait qu’il n’était pas admissible de rester des victimes à vie. Je souhaite aux femmes qui ont subi des violences sexuelles, et qui continuent malheureusement d’en subir, qu’il leur soit donné la possibilité de passer à autre chose. Et si on ne la leur donne pas, alors qu’elles la prennent. Passer à autre chose, c’est aussi s’habiller comme bon vous semble, ne pas répondre aux archétypes de la victime «crédible». J’ai suivi une analyse pendant longtemps et je trouve qu’on ne valorise pas assez le travail des psychanalystes. Dans cette époque un peu totalitaire que l’on peut observer, certains expliquent que seule la dénonciation va réparer. Or pas toujours. La justice n’est pas là pour réparer les victimes, ça arrive, et c’est heureux, mais ça n’est pas sa vocation. Mon combat est de militer pour que la loi s’adapte aux besoins, sans tomber dans une moralisation du droit qui n’est pas souhaitable. C’est, comme souvent, une histoire d’équilibre.