A Tiraspol, l’heure est à la fête. Il y a 78 ans jour pour jour, le 12 avril 1944, l’Armée rouge libérait la ville des nazis. Alors, les autorités ont mis les petits plats dans les grands. Bienvenue en Transnistrie, enclave séparatiste russophone, située à l’est de la Moldavie.
Le long de la magistrale avenue du 25-Octobre, les haut-parleurs crachent musique martiale et slogans patriotiques. D’innombrables drapeaux russes et transnistriens flottent sous un vent qui fouette les cheveux et les os. Des films en noir et blanc de la «Grande Guerre patriotique» sont diffusés sur un écran géant, entrecoupés de publicités pour des centres de soins esthétiques et de fitness.
Sur l’artère fermée à la circulation, de jeunes coureurs et coureuses d’estafette s’élancent sous les applaudissements du public et d’une voiture de police qui les encourage à l’aide d’un mégaphone. Une course purement symbolique, comme nous l’explique Natalia, 27 ans, notre accompagnatrice née en Transnistrie. «Il n’y a pas d’enjeu sportif. On célèbre le corps, la bonne santé et le sport. C’est très soviétique, comme esprit.» A la remise des prix, l’effervescence qui règne permet de s’avancer discrètement dans la foule pour observer de près ce spectacle surréaliste où se côtoient militaires en treillis, vétérans de guerre, officiels endimanchés et coureurs exhibant des bannières olympiques et transnistriennes. Le tout devant un cinéma qui projette le dernier film de… Gérard Depardieu. Nous voilà en URSS – pardon, en Transnistrie.
Cette région séparatiste a un nom (République moldave du Dniestr), sa capitale (Tiraspol), trois langues officielles (le russe, l’ukrainien et le moldave), un président (Vadim Krasnoselsky), une monnaie (le rouble transnistrien) et un drapeau (orné d’une faucille et d’un marteau). Mais elle n’est reconnue par aucun Etat – si ce n’est l’Abkhazie, l’Ossétie du Sud-Alanie et le Haut-Kara-bagh, eux-mêmes autoproclamés – ni par les organisations internationales et les Nations unies.
Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les yeux sont rivés sur cette étroite bande de terre de 10 km de large et 450 de long, où vivent environ 400 000 personnes, coincée entre la Moldavie (2,6 millions d’habitants) et l’Ukraine. Le scénario le plus redouté par certains politologues et médias occidentaux? Une attaque de la ville portuaire d’Odessa en Ukraine par la Russie avec l’appui de la Transnistrie. Car depuis 1991 – date de sa sécession de la Moldavie et de sa déclaration d’indépendance –, entre 1500 et 1700 soldats russes sont stationnés en permanence dans la petite république. Signe de tension, les journalistes ne sont plus les bienvenus sur le territoire depuis le 24 février. Pour pénétrer dans l’enclave pro-russe, il a fallu ruser, un peu, et espérer, beaucoup.
Au départ de Chisinau, en Moldavie, moins de deux heures de route dans notre véhicule un rien déglingué sont nécessaires pour atteindre les deux premiers postes-frontières gardés par des militaires armés. «Niet problem». Au troisième, arrêt forcé. De la petite cabine grise aux vitres opaques surmontée d’une faucille et d’un marteau s’échappe une main à travers une minuscule fente. D’un geste nerveux, elle s’empare de nos passeports. Une voix ordonne de ranger notre carrosse aux plaques moldaves sur le bas-côté. En Transnistrie, on se méfie des étrangers en provenance de l’Occident. Des espions, sûrement. Ou pire, des journalistes. Après de longs pourparlers entre Sergueï, le chauffeur moldave, Natalia, notre accompagnatrice, et deux gardes-frontières, un compromis se dessine. Scellé par un visa touristique valable 24 heures et une promesse: un bakchich remis à notre sortie du territoire. Les portes du «pays qui n’existe pas» s’ouvrent.
En direction de la capitale apparaissent les infrastructures du Sheriff Stadium, un gigantesque complexe sportif estimé à plus 200 millions de dollars où s’entraîne le Sheriff Tiraspol. Ce club de football a fait sensation en septembre dernier en remportant un match face au Real Madrid en Ligue des champions. L’équipe appartient à un homme, le mystérieux oligarque Viktor Gushan, un ancien membre du FSB (les services secrets russes). Et comme au Far West, le Sheriff fait la loi. Acier, chaînes de grande distribution, téléphonie, construction, textiles, vins et spiritueux, élevage, hôtels, banques et médias, le conglomérat Sheriff contrôle à peu près tout ce que la région compte d’entreprises rentables: «C’est simple, 80% des personnes employées en Transnistrie travaillent pour le groupe. Et une partie du parlement régional est à sa solde», avance le politologue et député pro--européen Igor Munteanu, rencontré la veille dans ses bureaux de Chisinau, la capitale moldave.
Au centre de Tiraspol, le temps semble s’être arrêté sur l’avenue du 25-Octobre (date de prise du palais d’Hiver pendant la révolution bolchevique de 1917). Les vestiges de l’ère soviétique se succèdent: bâtiments à l’architecture stalinienne, monuments construits à la gloire des héros de l’Armée rouge. Statue de Lénine en pierre rose perchée sur une colonne de 10 mètres devant le parlement, un tank T-34 posé sur un piédestal. Plus loin, le généralissime russe Alexandre Souvorov (1729-1800), considéré comme le père fondateur de la Transnistrie, monte un cheval dressé sur ses deux postérieurs. De 9 mètres de haut, le canasson.
Néanmoins, depuis dix ans, la ville s’est fortement modernisée en bâtissant de gigantesques édifices au style néoclassique, érigés non plus à la gloire de Lénine, mais de… Sheriff. Une modernité qui ravit Natalia. «A Tiraspol, les gens s’habillent de manière moderne, les voitures sont modernes, les routes sont modernes. Pas comme en Moldavie. J’aime quand tout est propre», approuve la jeune femme en passant la porte d’une librairie au charme, disons, rigide. Sur l’une des parois en bois, des posters du président, de Joseph Staline et de Vladimir Poutine. Car l’influence russe n’est jamais très loin.
«Même si la population de Transnistrie se partage plus ou moins à parts égales entre Moldaves, Russes et Ukrainiens, les Russes tirent les ficelles. Ils occupent les places les plus élevées au sein de l’administration et forment l’élite militaire et économique», souligne l’ancien ambassadeur de Moldavie aux Etats-Unis Igor Munteanu.
Une emprise qui se manifeste notamment via «la pension Poutine», 8 dollars versés chaque mois aux personnes âgées (pour un salaire moyen estimé à 150 dollars mensuels), le gaz russe, gratuit pour les industries locales, et par le stationnement permanent de soldats russes sur le territoire, officiellement comme forces de maintien de la paix. Officieusement, c’est plus compliqué: «Cette présence militaire exerce une influence non seulement sur la région séparatiste, mais aussi sur le gouvernement moldave. Il y a trente ans, une guerre civile a éclaté entre les forces moldaves et les séparatistes transnistriens soutenus par les soldats russes. Depuis, le conflit est gelé, mais Moscou ne se prive pas de brandir cette menace pour garder la Moldavie sous sa coupe. Dès que le gouvernement tente d’accélérer son processus d’intégration à l’Union européenne, la Russie se rappelle à son bon souvenir», note le politologue.
Depuis le début de la guerre en Ukraine, Igor Munteanu se montre préoccupé par les éventuelles velléités belliqueuses d’une Transnistrie inféodée à la Russie. Même si, insiste-t-il, la république séparatiste ne gagnerait rien à partir en guerre. «Mais les élites politiques et militaires sont contrôlées par Moscou. Elles reçoivent d’ailleurs leur salaire du Ministère de la défense de Russie. Si on leur donne l’ordre d’y aller, elles le feront. Elles n’ont pas le choix», constate-t-il.
Natalia, elle, balaie les inquiétudes d’un revers de la main. «C’est de la propagande, souffle-t-elle. Regarde autour de toi, c’est calme! L’armée ne bougera pas car nous sommes neutres.» Neutres? «Oui, nous ne nous mêlons pas de ce conflit, nous voulons vivre en paix.» Que pense-t-elle des réfugiés ukrainiens qu’elle a rencontrés – ils seraient plus de 20 000 à être passés par la Transnistrie? «Je comprends leur situation mais je ne veux pas parler de la guerre avec eux.
Ici, les gens sont neutres, pas comme les nationalistes là-bas. En Ukraine, beaucoup de mensonges circulent. Les chaînes de télévision diffusent de la propagande. On dit que Poutine est agressif, que les Russes sont mauvais. Ce n’est pas vrai, il y a beaucoup de fascistes en Ukraine. Avant, ce n’était pas comme ça. Nous étions tous frères.» Avant, c’était l’URSS.
Si notre guide s’est laissée aller à exposer sa lecture éminemment pro-russe du conflit, les autres Transnistriens rencontrés, eux, bottent en touche. Ils se rangent systématiquement derrière deux éléments de langage: propagande et neutralité. Antonina, par exemple. Cette actrice de théâtre de 27 ans vit un peu à l’écart du centre-ville dans un immeuble aux murs délabrés mais protégé par une épaisse porte en fer. L’impression d’entrer dans un bunker surchauffé. Même dans la cage d’escalier, le chauffage, gratuit, est poussé au maximum. Dans la cuisine de son petit appartement, elle semble amusée par nos questions.
La guerre en Ukraine, un possible danger pour la Transnistrie? Elle éclate d’un rire gêné. «C’est de la propagande occidentale. De toute façon, je ne parle pas de politique.» On insiste. «La situation ne dépend pas de moi. Je suis allée apporter de la nourriture aux réfugiés ukrainiens à la frontière. Si je peux aider, je le fais. C’est simple», répond cette mère célibataire avant de clore le débat. Autre rencontre, même discours pour Angelina, 25 ans, webdesigner et assistante sociale. «Notre gouvernement essaie de tout faire pour garder de bonnes relations avec nos voisins.» Mais concrètement, que fait-il? «Je ne sais pas trop, concède-t-elle. Je ne regarde pas la télévision mais je pense qu’il expose toutes les vues, celles de l’Europe et de la Russie.» Dans la soirée, elle confiera au photographe «avoir peur» de ce qui pourrait se passer.
Ou encore Alexeï, un trentenaire actif dans le tourisme que nous croisons dans le théâtre où s’est produite Antonina le matin même. S’il admet du bout des lèvres que «les événements internationaux» ont ralenti ses affaires, il déroule le discours attendu: «Notre gouvernement ne s’immisce pas dans le conflit entre ces deux Etats. Notre mission est de venir en aide aux Ukrainiens dans le besoin.» Il a lui-même hébergé des réfugiés dans l’appartement familial. On tente: «Que vous ont-ils raconté de la situation dans leur pays?» Sa réponse fuse: «On ne parle pas de politique. Mais j’espère une résolution pacifique du conflit.» Il file sans demander son reste. Nous aussi d’ailleurs: le directeur du théâtre, mis en rage par l’une de nos questions («Qu’est-ce que ça fait de vivre dans un pays qui n’existe pas?») nous ordonne de quitter immédiatement les lieux. Plus tard, dans la petite ville déserte de Slobozia, nous serons suivis et interrogés par des agents en costume noir, agacés par l’appareil du photographe porté en bandoulière.
Dans la voiture qui nous ramène en Moldavie, on ne peut s’empêcher d’éprouver une immense frustration face aux réponses débitées de manière si mécanique. Un discours aussi ripoliné que les façades et trottoirs de Tiraspol. Et le sentiment aussi de ne pas avoir pu entamer un vrai dialogue avec nos interlocuteurs. Sont-ils réellement convaincus lorsqu’ils répètent le discours officiel? Ou la peur de parler, dans un Etat fantôme qui emprisonne ses dissidents politiques, est-elle plus forte que tout? Dans ce pays qui n’existe pas, la vérité se situe sans doute entre les deux.
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