C’est un homme passionné de mots, de vies, de nouvelles aventures, «un pluriactif» comme il aime à se décrire. Debout à ses côtés, face à ce lac de Montsalvens où un drame a bouleversé sa vie, on se dit que ce joueur de «Scrabble» doit manier comme un chef les stratégies pour faire tripler sur la grille des mots comme destin, survivance, résilience. Pour comprendre pourquoi, il faut replonger ici même plus de cinquante-six ans en arrière.
Le 18 septembre 1966. Le petit Francis Niquille a 13 ans, c’est la fête autour du lac, la Société de pêche de la vallée de la Jogne organise son traditionnel concours de pêche. Le gamin est aux anges. Ce petit lac artificiel qui ne rivalise pas en superficie avec celui de la Gruyère, il l’aime pourtant et le connaît comme sa poche. Parties de pêche avec son père, pique-nique en famille, premiers émois littéraires, premier baiser, c’est dans ce périmètre que, pour lui, tout ça s’est passé.
Soudain, le bateau pique du nez
Ce jour-là, Francis et son petit frère montent à bord du bateau à moteur du président de la Société de pêche avec quatre autres personnes. Sans imaginer le drame qui va se jouer. A quelques mètres du lieu d’accostage, le pilote coupe soudainement les gaz, le bateau pique du nez. Le jeune garçon, qui ne sait pas nager, se voit soudain empoigné par un des passagers, François Rime, dit Fanfouè, monté à bord avec son fils Frédy. «Il m’a serré très fort et amené vers la rive. On m’a tendu une branche.» Le gamin est choqué mais sain et sauf. Pas son sauveur, malheureusement victime d’une congestion, qui meurt sur place malgré toutes les tentatives de réanimation. Mais le malheur ne s’arrête pas là. Frédy, son fils, resté dans l’eau avec une bouée, panique et coule à pic. Les hommes-grenouilles ne retrouveront son corps que le lendemain. «A l’époque, peu de gens savaient nager et il n’y avait pas de portable», raconte l’homme à casquette qui n’a oublié aucun détail malgré les années.
«Affreuse tragédie au lac de Montsalvens», titrera «La Gruyère» avec la photo des victimes. «Pourquoi m’a-t-il sauvé moi et pas son fils?» C’est une question qui va tarauder le Fribourgeois pendant des années. Un traumatisme qui s’installe. A cette époque, on ne connaît pas encore ce qu’on appellera plus tard le syndrome du survivant. Ce sentiment de culpabilité d’être resté en vie, cette dette dont on ne sait pas comment s’acquitter. Et puis il y a le regard des autres. Le lendemain de l’enterrement, Francis est confronté à ce prof d’école secondaire qui lui lance: «Pourquoi le fils de mon ami Fanfouè est mort et une crapule comme toi a survécu?»
«Ce «pourquoi» m’a beaucoup travaillé», explique le Charmeysan. Qui était un élève turbulent mais passionné de lecture, ayant baigné depuis tout petit dans le monde des livres. Enfant de chœur, il a même été chiffonnier pour récolter les vieux papiers pour la course des servants de messe, se projetant volontiers comme écrivain ou journaliste. Ses notes à l’école vont chuter irrémédiablement. L’élève n’est pas promu. Et le soutien psychologique qui serait de rigueur de nos jours n’existe pas dans les années 1960. Si le drame s’estompe dans la mémoire collective, il n’en va pas de même dans celle de Francis. «Je suis allé pendant trente ans tous les 18 septembre sur la tombe de Fanfouè et de Frédy, jusqu’à ce qu’elles soient enlevées», confesse-t-il. Avec toujours cette même question: «Pourquoi cet homme m’a-t-il sauvé à la place de son fils?»
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Etonnamment, sa vie va dès lors s’articuler autour de deux axes opposés. Un destin comme une médaille à deux faces: création et destruction. L’homme se démultiplie dans la vie associative, crée la Course des charrettes avec la Jeunesse de Charmey, l’Association des amis suisses de Tintin (qui publiera «L’afére Tournesol» en patois gruérien). Il va présider au devenir du journal du FC Charmey, du «Panorama de la Jogne», de «PêcheMag», signe des articles dans «L’Objectif» fribourgeois, ouvre une librairie, Niki Loisirs, au centre du village. Une véritable usine locale à start-up que cet homme-là. Si ce n’est que l’autre face de la médaille est plus sombre, liée à son alcoolisme. «Entre 1980 et 1995, je suis rentré ivre presque tous les soirs chez moi, reconnaît-il aujourd’hui avec cette franchise qui le caractérise. Je buvais parce que j’avais honte d’être en vie.»
«Je suis allé pendant trente ans tous les 18 septembre sur leurs tombes.»
Francis Niquille
Et chaque année, à la période anniversaire de son sauvetage, le blues se fait encore plus oppressant. Comme une petite dépression qui s’installe dans la tête. Francis disparaîtra même durant cinq jours, à la veille de la Course des charrettes. Son frère le retrouvera à Rougemont. «J’avais bu toute la semaine sans discontinuer.» Son premier mariage n’y résistera pas. Une dépression l’oblige finalement à être hospitalisé en 1993. Huit semaines de clinique au cours desquelles il va découvrir la programmation neurolinguistique (PNL), sa clé pour sortir de ce syndrome du survivant qui empoisonne sa vie.
«J’ai rencontré un doctorant tchèque qui avait travaillé sur les charniers de la guerre des Balkans. Il m’a aidé à relativiser. Et à comprendre ce que ressentent tous les rescapés d’une tragédie. Ce sentiment d’avoir une dette perpétuelle envers le destin par le seul fait d’être en vie.» Une hospitalisation et un travail sur soi qui n’empêcheront pas, au passage, ce boulimique de contacts de devenir le porte-parole syndical des malades au sein de la clinique. On ne se refait pas. Mais Fan, comme on surnomme Francis Antoine (le deuxième prénom, il l’a inventé), tient le bon bout. De la corde, cette fois-ci immatérielle, qui va le ramener sur le rivage.
L’amour grâce au «Scrabble»
«Le 13 mars 1995, je me suis engagé par écrit à arrêter de boire. Et je m’y suis tenu. Plus une seule goutte d’alcool depuis vingt-huit ans. Je l’avoue, je reste un passionné de vin, j’ai toujours une très belle cave, quand on mange et qu’on boit avec des amis, je le déguste, sans plus!»
Il sourit. Nous emmène manger la fondue fribourgeoise dans une pinte en plein milieu de la forêt et boira du thé. Difficile de traverser Charmey en imaginant le faire discrètement. L’homme est connu comme le loup blanc, même s’il a aujourd’hui élu domicile à Montreux. «Charmey, toute ma vie en un seul lieu!» dit-il, l’œil qui s’enflamme.
Côté cœur, Francis a retrouvé l’amour au cours d’un concours de «Scrabble» à Bruxelles. On ne sait s’il a perdu ou gagné contre celle qui allait devenir sa seconde épouse, mais il participe depuis plus de vingt ans avec elle à de nombreux concours dans toute la francophonie. Et il est bien sûr le président du club Montreux Scrabble Helvétie et organisera pour la troisième fois les Championnats du monde… à Bulle, cet été. Comme cadeau de mariage? Il s’est engagé à arrêter de fumer. «Après cinq jours dans un monastère sans parler!» A la mimique qui s’inscrit sur son visage, on imagine le défi!
Une expo comme un exorcisme
En 1992, l’hyperactif de l’associatif reprend la présidence de la fameuse Société de pêche de son enfance. Et organise une exposition de peinture sur les eaux gruériennes, lui qui en fut sauvé comme Moïse. Une action qui a eu valeur d’exorcisme. La catharsis finale est venue en 2016. Après une carrière fructueuse dans les assurances, Fan a concrétisé un vieux rêve en devenant éditeur. Envie de donner la parole à des auteurs du coin, de raconter ce bout de pays, son terroir, ses coutumes. Le nom de sa maison d’édition s’est imposé tout seul: Montsalvens. Là où tout a commencé. Un nom qui, à partir de ce jour, ne sera plus seulement lié à une tragédie mais aussi à une activité tournée vers la vie.
Depuis, c’est une cinquantaine de titres qui enrichissent son catalogue. Du récit historique au polar de terroir comme «Maudites Bénichons» ou «Crimes doubles en Gruyère». «Les naufragés d’Ogoz» pourraient même faire l’objet d’un téléfilm. Ses auteurs, il les cocole comme une mère juive et a justement demandé à une cinquantaine d’entre eux de raconter ce lac de Montsalvens, son mystère, ses origines, réelles ou fictives. Le livre qui vient de sortir est peut-être le point final le plus émouvant. «J’ai pleuré à sa sortie comme je n’avais pas pleuré depuis longtemps.» Une belle victoire pour ce fan de la vie. Traumatisme n’est plus désormais qu’un mot de 11 lettres qui vaut 13 points au «Scrabble».