Depuis le suicide collectif de trois adultes qui ont emporté dans leur chute, le 24 mars à Montreux, un adolescent de 15 ans, qui a survécu, et une petite fille, décédée, de très rares informations ont filtré sur cette famille qui vivait repliée sur elle-même. La mère des deux enfants avait annoncé son départ pour le Maroc avec la fillette en 2016, année où son mari quittait la société lausanne où il travaillait pour se mettre à son compte. L’adolescent était scolarisé à domicile, mais les adultes ne répondaient plus aux sollicitations de la Direction générale de l'enseignement obligatoire (DGEO), et la famille était inconnue des associations vaudoises d’école à la maison. Jusqu’au fatidique jeudi, la sœur de la mère travaillait pour le Centre de l'œil à Sierre (VS). «Une grande pro et une femme gentille, avenante, qui avait fait du centre une référence dans la région», selon des personnes qui l’avaient rencontrée dans le cadre de son travail. Alors que l’enquête pénale se poursuit, l’équipe du Centre intercantonal d'information sur les croyances (CIC), Manéli Farahmand, Mischa Piraud et Sybille Rouiller, amène des pistes de réflexion sur les convergences entre complotisme et survivalisme.
- Qu’est-ce qui vous frappe le plus dans ce drame?
- C’est le paradoxe, ou l’incohérence, entre la préoccupation de survie face à toute épreuve et l’acte du suicide. Le fondement du survivalisme réside dans l’idée ontologique que la vie a une valeur absolue et qu’il faut la sauver par tous les moyens. On peut observer des similarités entre cette affaire et celle de l’Ordre du Temple solaire, avec des convictions survivalistes qui se sont finalement retournées en visions apocalyptiques et ont mené cette famille au drame.
- Selon les termes de la police, la famille était «très intéressée par les thèses complotistes et survivalistes». Survivalisme et complotisme vont-ils toujours de pair?
- Pas nécessairement. Il faut d’abord préciser que le survivalisme constitue un courant considérant qu’une catastrophe est imminente et qu’il est nécessaire d’apprendre à survivre. Les différentes formes de survivalisme se distinguent par la nature de la catastrophe à venir, qui peut être d’origine politique, économique, climatique ou encore divine. Par ailleurs, les visions complotistes du monde ne considèrent pas toutes qu’un effondrement du monde est imminent.
Toutefois, certaines de ces approches considèrent que déjouer un complot – tel que le démantèlement de «l’Etat profond» dans l’approche de QAnon, par exemple – ou le complot lui-même engendreront des moments de crises profondes. Ce qui lie les discours complotistes et le survivalisme, c’est une vision du monde négative et le sentiment que «les élites» et les gouvernements ne nous sauveront pas, d’où le repli sur soi. Nous rappelons ici qu’une méfiance envers les institutions et les autorités ne suffit pas pour qualifier une personne de complotiste.
- L'intérêt de la famille pour ces théories était présent «dès le début de la pandémie». Cela vous étonne-t-il?
- La pandémie a été une surprise pour une large partie de la population mondiale. Certain-e-s ont interprété cette catastrophe comme le résultat d’un complot. Mais elle a aussi été une surprise pour les collectivités publiques. Les balbutiements et contradictions de la gestion publique ont été interprétés par certains comme autant de signes de différentes conspirations (ourdies par un Etat profond, l’industrie pharmaceutique ou autre).
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Dans le cas du drame de Montreux, des membres de la famille ayant exercé en milieu médical, il se peut qu’ils aient été particulièrement atteints par les réalités de la crise sanitaire, avec une conscience accrue de ses enjeux et conséquences. Par ailleurs, la pandémie a eu des effets indéniables sur les formes de vie et les pratiques, notamment religieuses et spirituelles. Elle a impacté les modes d’organisation, le rapport à la ritualité, au corps et à la santé, impacté les modes de sociabilité et les relations à l’Etat…
A titre d’exemple, tout un pan du conspirationnisme radical professe aujourd’hui les bienfaits de l’école à domicile. C’est le cas de Rémy Daillet, fervent adepte des théories complotistes et soupçonné d’avoir été impliqué dans l’enlèvement d’une mineure en France (l’affaire Mia, retrouvée à Sainte-Croix (VD) il y a un an. Poursuivi dans cette affaire, le Français est également soupçonné de projets de coups d’Etat par la justice française, ndlr). Il a d’ailleurs publié un livre de plus de 300 pages, L’école à la maison: un guide, sur fond de critique sociale de l’éducation officielle et des programmes scolaires (accusés de porter atteinte à la divinité humaine, d’autoritarisme, etc.). Enfin, la pandémie et les différents problèmes d’approvisionnement suscités par celle-ci, mais aussi actuellement la guerre en Ukraine, ont sans doute nourri certains projets survivalistes. Notre équipe a en effet récemment observé un glissement entre le thème Covid-19 et l’actualité en Ukraine dans la sphère conspirituelle proche des thèses QAnon, notamment sur le canal Telegram, prisé par les adeptes de théories du complot.
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- Dans quel sens?
- La guerre en Ukraine est vue sous l’angle d’une énième manipulation médiatique, un prétexte pour instaurer un nouvel ordre mondial ou diluer la «responsabilité des gouvernements dans les torts causés par les mesures sanitaires».
- La phrase «Jesus is the reason for the season», retrouvée sur la porte d’entrée des victimes, vous paraît-elle probante?
- Cette inscription sur un macaron en bois sur la porte d’entrée de l’appartement est l’un des éléments autour de la famille comportant une référence religieuse ou spirituelle qui conduisent à certaines hypothèses sur les croyances et systèmes de valeurs de cette famille. «Jesus is the reason for the season» indique un référentiel chrétien, plutôt évangélique. Elle est le titre d’une chanson de 1996 d’un artiste de gospel et hip-hop chrétien évangélique états-unien, Kirk Franklin. Il peut s’agir également d’une interprétation évangélique d’un verset de la Bible.
Néanmoins, l’ensemble des éléments parus dans la presse semble indiquer que la famille suivait une logique puisant dans différents univers symboliques plutôt qu’ancrée dans un courant précis: les bains systématiques à la même heure de la nuit (il peut s’agir d’ablutions, d’un rituel de purification), les vêtements distinctifs (les capes vertes), l’usage d’encens, etc. Il est même possible que la famille ait créé un système de croyances et de rites tout à fait original et propre à elle. Nous relevons également l’éventualité d’une situation «d’emprise» au sein même de la famille: un des membres en particulier aurait pu exercer une pression psychologique ou une influence néfaste sur le reste de la famille, les contraindre à suivre une pratique ou des rites et les entraîner dans des comportements morbides.
- Quels sont les liens éventuels entre survivalisme et croyances religieuses?
- Les survivalismes modernes puisent, consciemment ou non, à la source de racines religieuses, comme l’ont montré les recherches du sociologue québécois Martin Geoffroy (professeur de sociologie et directeur du Centre d’expertise et de formation sur les intégrismes religieux, les idéologies politiques et la radicalisation au Québec, ndlr). Les survivalistes vont s’auto-représenter comme les «sauveurs de l’humanité». Selon Martin Geoffroy, les croyances extrêmes de type conspirationniste permettent aux survivalistes de «faire abstraction de la réalité en créant un monde parallèle dans lequel ils peuvent contrôler le récit». Enfin, ce chercheur identifie l’Eglise de Jésus-Christ des saints des derniers jours, l’Eglise mormone, comme précurseure du survivalisme moderne. Fondée en 1830 aux Etats-Unis, cette Eglise croit en l’effondrement des sociétés humaines et en l’avènement du royaume de Dieu sur Terre après mille ans de tribulations, ceci impliquant de stocker de la nourriture en prévision de cette période d’instabilité.
- Le profil des adultes (hautes écoles, professions médicales...) a été relevé. Détonne-t-il par rapport au profil des personnes susceptibles d’adhérer aux théories du complot?
- Certaines études et enquêtes d’opinion en France tendent à dépeindre un profil stéréotypé du complotiste type: jeune, peu éduqué et socialement défavorisé. Nos études montrent en fait que les personnes susceptibles d’adhérer à ces théories appartiennent à des profils sociologiques très variés et à des catégories socioprofessionnelles diverses, qui vont des classes populaires à la bourgeoisie. Plus particulièrement, nos recherches en Suisse sur QAnon et les conspiritualités ont montré que ces thèses touchent principalement des adultes de classe moyenne supérieure et ayant suivi de hautes études.
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- L'impact potentiel de croyances survivalistes et/ou complotistes est-il sous-estimé? Que faire?
- L’adhésion à des théories du complot n’implique pas forcément un passage à l’acte. Cependant, à force de trop étiqueter les personnes comme «irrationnelles» ou de qualifier leurs croyances ou comportements de «pathologiques», c’est-à-dire ne voir dans les causes du complotisme que des facteurs individuels, on peut en arriver à ne pas voir advenir les potentiels mouvements collectifs, sociaux, religieux ou politiques, comme QAnon, dans le sens où les discours complotistes peuvent avoir un potentiel pouvoir mobilisateur et fédérateur. Toutefois, ce type de mouvements reste rare. Prévenir de tels risques sur le long terme ne peut se faire que par une politique conjointe de prévention et de sensibilisation par l’éducation, la pédagogie, le dialogue et l’information, qui engage tant les pouvoirs publics que les médias et les centres d’information tels que le CIC.