Comme le suggère son petit nom, Guillaume «Toto» Morand est un véritable personnage, l’allure toujours potache, la démarche élastique et les yeux bleus rieurs. Du célèbre quartier du Flon à Lausanne, dont il est un chantre emblématique, jusqu’à Epalinges, village de villas cossues où il a grandi et où il vit toujours, nombreux sont ceux qui saluent amicalement le candidat au poste de conseiller d’Etat.
Pourtant, le 31 décembre dernier, le doyen des prétendants à la succession de Jacqueline de Quattro (PLR) a sérieusement songé à renoncer quand, vers 11 heures du matin, la police l’avertit que sa maison d’Epalinges, celle dans laquelle il vit avec Virginie, sa compagne, et leurs deux enfants, Rose, 7 ans, et Zéphyr, 5 ans, est la proie des flammes. «Nous étions à la vallée de Joux, en train de nous installer pour le Réveillon… Quand je suis arrivé sur place, c’était un peu l’horreur, avec un côté hyper-triste. Le genre de truc que tu n’imagines pas qu’il t’arrivera un jour. Sur le moment, j’ai tenu le coup, mais l’émotion est venue plus tard, le soir. Pendant une semaine, je n’en menais vraiment pas large. Depuis, j’en ai rêvé plusieurs fois.»
A côté de la villa dévastée, celle dans laquelle vivent sa mère et sa sœur et où il a grandi, sur un balcon de campagne tourné vers le Jura. Et Toto de faire remarquer l’ancienne piscine transformée en étang, une magnifique cabane perchée au sommet d’un arbre, son jardin potager bio endormi par l’hiver. «Je ne veux pas trop me plaindre. Nous sommes relogés, nos habits sont en cours de nettoyage, on va reconstruire, ça aurait pu être pire.»
Alors Guillaume Morand, 57 ans, a maintenu sa candidature, la troisième, «parce que les problèmes que je dénonce sont toujours là». «En 2012, mon cheval de bataille, c’étaient les cadeaux fiscaux aux riches étrangers. En 2017, j’y suis allé contre la réforme de l’impôt des entreprises. Aujourd’hui, ils ont introduit un taux à 13%, c’est l’un des plus bas de Suisse, comme à Zoug, sauf qu’à Zoug on ne paie pas d’impôts tandis que, ici, on est essoré! Et en 2019, le canton de Vaud est toujours un paradis fiscal pour les multinationales.»
Question impôts, Toto s’emporte volontiers, révélant sans mystère les taxations, les incongruités, les injustices rencontrées au cours d’une vie de citoyen entrepreneur.
En 1989, il a 26 ans lorsqu’il se lance dans la distribution de chaussures à la dernière mode et ouvre à Lausanne son premier magasin, Pompes Funèbres.
Bac en poche, le jeune Guillaume avait brièvement hésité entre l’agronomie et l’économie. Ce sera finalement HEC et un premier job d’analyste financier dans une multinationale de l’emballage. Trois ans plus tard, Toto avait compris que les costumes-cravates le serraient un peu trop aux entournures.
Entre-temps, son frère et l’une de ses trois sœurs avaient créé Maniak, une marque de vêtements branchés. La mode est alors à la new wave et le duo fait fabriquer en Italie et au Portugal toutes sortes d’habits comme on en voyait seulement dans les boutiques londoniennes. Rapidement, la première enseigne lausannoise devient l’endroit où viennent s’habiller tous les fans de The Cure et de Madness. «Je les ai rejoints en 1987, mais la boîte était toute petite. Ma mère travaillait aussi à la boutique. On était en surnombre et moi, j’étais le petit dernier qui avait peut-être fait HEC mais qui n’avait pas son mot à dire. Alors ça a explosé! C’est pour ça que je suis parti dans mes histoires de godasses. Je repérais les marques qui marchaient à Londres, je me concentrais sur les chaussures que tout le monde voulait. On a fêté 30 ans l’année dernière. Ça a passé vite!»
Comme le développement de ses deux enseignes désormais légendaires, Pompes Funèbres et Pomp It Up. «Au départ, j’étais par exemple le seul à vendre des Converse All Stars, les gens venaient de toute la Suisse romande pour m’en acheter.» En 1993, il ouvre à Zurich, au cœur du Niederdorf, un premier magasin resté mythique. «Il mesurait 90m² seulement, mais tous les geeks zurichois débarquaient chez le Welsche. En un seul samedi après-midi, on pouvait vendre 50 ou 60 paires du même modèle! Ça, ça n’arrivera plus jamais.»
Coup de chance: ces premiers succès coïncident avec le moment où les baskets sortent des magasins de sport. «J’ai été le premier à avoir un compte «mode» chez Nike, j’avais des modèles exclusifs pour la Suisse. Et puis j’ai été le premier à vendre des chaussures de hip-hop.» A Lausanne, à Genève, à Sion, à Fribourg, à Neuchâtel, à Zurich et à Berne, Toto Morand possédera jusqu’à 16 magasins de chaussures, 11 seulement aujourd’hui. «Je fais partie des rescapés du commerce de détail, mais j’ai fait l’année dernière mon pire chiffre d’affaires depuis 2001.» En cause, les ventes par internet bien sûr, «qui ne représentent encore que 10% mais qui augmentent chaque année. Et puis les gens font leurs achats à l’étranger, encouragés par les billets d’avion pas chers.» Le commerçant mentionne encore le prix des loyers. «A Zurich, j’ai fermé trois magasins sur quatre qui me coûtaient chacun plus de 10000 francs par mois. Ce n’était juste plus possible.»
A Bussigny, le grand entrepôt de Pomp It Up est facile à repérer, c’est le seul à posséder sur le toit un minaret, dont les dorures brillent au soleil. «Ça a été mon premier truc politique, en 2009, pour combattre l’initiative anti-minarets de l’UDC, qui disait qu’on avait des problèmes avec les musulmans alors que l’on n’avait jamais eu en Suisse de problèmes avec les musulmans. Mais aucun parti n’avait osé dire que cette votation, c’était n’importe quoi. Plus tard, avec Mix & Remix, on a aussi fait les affiches «Les moutons votent UDC» et puis «Nous sommes tous des étrangers criminels»!
Au milieu des milliers de cartons de chaussures soigneusement alignés, le champion de la basket révèle sa méthode de travail, dont il ne voudrait pas changer. «On fait encore tout à la main, on n’utilise pas les codes-barres, ce qui nous a fait économiser des milliers de francs en informatique.» Au travail au bureau et dans le stock, un adjoint, une comptable, des employés fidèles, certains en poste depuis plus de vingt ans. «C’est grâce à eux que je peux prendre du temps pour la politique ou d’autres activités.» Il ne s’en vantera pas mais, au fil des années, Toto Morand aura plusieurs fois offert à des personnes en rupture la possibilité d’un travail fixe dans une ambiance sympa.
Parmi ses combats récents, celui pour le sauvetage de la forêt du Flon. Petite en surface, elle est grande comme symbole d’une victoire remportée par quelques citoyens contre un projet municipal et des partis politiques alignés derrière les mots d’ordre officiels. C’est pour ça que Guillaume Morand ne s’imagine pas adhérer à l’une ou l’autre formation. «Tu perds ta liberté de parole. Moi, je crois aux actions locales. Tous les citoyens devraient regarder ce qu’il se passe près de chez eux et se battre pour le bien-être de tous. Penser global mais agir localement pour sauver quelque chose. Comme Franz Weber: en sauvant Lavaux, il n’a pas cherché à sauver la planète. Moi, je ne vais pas me battre pour élever le prix des billets d’avion mais pour défendre ce que je peux autour de moi.»
En cherchant une photo de famille pour illustrer notre article, Guillaume ne peut retenir une bouffée d’émotion en découvrant un souvenir de vacances en Yougoslavie. «Mon père est décédé en 1995, à 65 ans. Il avait travaillé dans l’industrie chimique, il avait fait faillite. Quelques mois avant sa mort, j’avais ouvert avec lui le Café des Artisans, à Lausanne. Il aimait beaucoup servir des soupes et des fondues! Il ne se laissait pas abattre. C’était quelqu’un qui avait beaucoup d’humour et pas peur de prendre des risques. Je pense que ce sont des qualités qu’il m’a données.»