Une écharde dans la main, même à peine visible, peut faire basculer une vie. Guillaume Morand, dit Toto, a pu le vérifier il y a deux mois. Si le pape helvétique de la basket branchée a conservé ses deux bras, c’est grâce à l’excellence des soins médicaux. S’il a accepté de témoigner, c’est justement pour rappeler le privilège, ici en Suisse, de pouvoir compter sur un des meilleurs systèmes de santé du monde.
Bon, d’accord, sa main et son avant-bras droits sont désormais un brin punks, ou plutôt rastas: «Je vais pouvoir me faire des dreadlocks (tresses de cheveux emblématiques des musiciens de reggae, ndlr) dans la main si ces poils continuent à pousser», ironise le fondateur des boutiques Pomp It Up, avec sa gouaille proverbiale et en enlevant son gant de contention pour nous présenter cette spectaculaire reconstruction chirurgicale. «Certaines personnes deviennent livides en voyant ça», nous dit-il.
C’est vrai que cette bande de peau et de chair bombée et pointue, prélevée sur la face avant de sa cuisse gauche et qui part de la paume pour recouvrir tout le poignet, est spectaculaire. Mais une fois passé l’effet de surprise, voire de stupeur selon les sensibilités, on s’y fait vite. De toute manière, il n’y avait pas d’autre choix possible: cette zone avait été largement vidée de sa chair par les opérations successives de prélèvement des tissus nécrosés. Il ne restait pratiquement plus que les os et les tendons, un peu comme dans un écorché anatomique. Il a donc fallu boucher ce vide avec un greffon de la cuisse en reliant bien sûr des veines pour permettre à ce transfert de matière de rester vivant à son tour.
«Pour un mec qui, comme moi, n’avait jamais été à l’hôpital, n’avait jamais subi la moindre opération, cette affaire, c’est vraiment du lourd», constate le miraculé, qui aurait dû subir une amputation si la réponse médicale n’avait pas été à la fois rapide et virtuose.
Tout a commencé le lundi 28 mars par du jardinage dans le potager de la maison familiale d’Epalinges. L’entrepreneur et politicien franc-tireur avait déjà annoncé qu’il se retirait de la course (la troisième après 2012 et 2017) au Conseil d’Etat et qu’il voterait pour la liste socialiste-verte. Une fois encore, son score de 7,9% des voix confirmait que l’électron libre et son programme atypique – un audacieux mélange de justice sociale et de libéralisme, d’écologie et de libertarianisme – avaient séduit plus de 10 000 Vaudoises et Vaudois. Le fondateur du Parti de rien profitait donc de cette période plus calme qui s’annonçait, sans interview ni débat, pour soigner ses futurs haricots et tomates.
Mais il constate qu’une petite aiguille noire s’est fichée dans la paume de sa main. Il demande alors à sa compagne Virginie Guisan (mère de leurs deux enfants, Rose, 10 ans, et Zéphyr, 8 ans) de l’aider à l’extraire, ce qui est fait sans peine et sans douleur. Et la zone est désinfectée.
«Mais le lendemain, je sentais encore quelque chose, se souvient-il. Virginie a donc de nouveau comprimé la zone pour extraire un reste éventuel d’écharde et là, la douleur a été très aiguë, jusque dans les doigts.» Un état grippal semble également s’installer, il a des frissons. Il prend alors un bain mais grelotte en en sortant. La douleur montait dans le poignet. L’infection fulgurante était en marche. Le couple décide d’aller aux urgences d’Epalinges dès leur ouverture le mercredi matin, après une nuit presque sans sommeil en raison d’une douleur qui n’en finit pas de s’accentuer.
Virginie Guisan témoigne de l’état de choc dans lequel cette infection et l’intensité des douleurs avaient plongé son compagnon: «Guillaume était très agité. Il marchait dans tous les sens, ne comprenait pas ce que le personnel médical lui demandait. Je ne le reconnaissais plus.»
En écoutant sa compagne évoquer ces moments dont il n’a plus vraiment de souvenirs clairs, Guillaume cache son visage durant une bonne minute, submergé émotionnellement par ces jours de douleur extrême, d’opérations en série et d’incertitude qui lui reviennent à l’esprit. On attend qu’il recouvre sa sérénité avant de poursuivre le récit.
Le médecin qui vient examiner le malade n’hésite pas longtemps: il faut foncer au CHUV, au Centre de la main. Et une heure plus tard, le malade est en passe d’être opéré, avec une anesthésie locale. «Après cette première intervention, je n’avais bien sûr plus mal grâce à l’anesthésie et je pensais que c’était terminé. Je m’inquiétais surtout de pouvoir charger mon téléphone afin d’avertir la présidente du Conseil d’Etat, Nuria Gorrite, et sa collègue Rebecca Ruiz que je ne pourrais pas manger avec elles le soir comme prévu.»
Mais l’état du bras continue à se dégrader. Il faut réopérer. Les prises de sang et leurs analyses permettent alors de mettre un nom sur le coupable: Streptococcus pyogenes. Autant dire une calamité. Cette bactérie est mortelle quand elle provoque une de ses pires pathologies, la fasciite nécrosante. Sans cette identification rapide, l’évolution aurait été catastrophique. Des antibiotiques spécifiques permettent de freiner la progression du microbe, mais il faut en tout quatre opérations de nettoyage pour éliminer les tissus nécrosés, qui risquent de provoquer une gangrène de tout le membre. Une cinquième opération (sa quatrième narcose complète) de plus de huit heures, une semaine après la première, sera consacrée à la reconstruction de cette main et de ce poignet.
Ce traitement de choc est bien sûr accompagné par des calmants et de la morphine. Mais le patient y réagit mal: «J’avais des hallucinations. Je voyais des animaux grimper contre les murs de la chambre. J’ai demandé qu’on arrête cette médication. Mais à part ça, j’ai plutôt bien réagi, bien vécu ces journées sans vrai sommeil, notamment parce qu’on venait examiner mon greffon toutes les heures, au début, pour vérifier qu’il était bien irrigué. Et j’ai finalement pu quitter l’hôpital après dix-sept jours.»
«En repensant à ces deux dernières années, je me demande parfois si je ne suis pas victime d’une malédiction, s’interroge Toto. Avant, j’ai toujours eu de la chance, tout roulait. Mais depuis le 31 décembre 2019, c’est la série noire.»
Cette nuit du Nouvel An, alors qu’il s’apprêtait à la célébrer en famille dans une ferme perdue dans le Jura vaudois, sa maison d’Epalinges prenait feu. Deux mois et demi plus tard, c’est le premier confinement qui mettait son entreprise d’une douzaine de boutiques Pomp It Up au repos forcé. Enfin, l’année passée, c’est sa maman adorée qui décède.
«Cela fait quand même beaucoup en deux ans. Ma compagne et nos deux enfants m’ont bien sûr apporté un soutien extrêmement précieux durant cette période et pendant cette saga hospitalière. Si je ne me suis pas effondré psychologiquement, c’est grâce à eux. Mais c’est d’abord l’excellence des médecins et de tout le personnel soignant que je dois remercier. De la doctoresse Soro, qui a réalisé les cinq opérations avec son équipe, aux infirmières et aides-soignantes, tous ces professionnels ont été formidables. Ils ont sauvé mon bras, peut-être ma vie. Ils ont été d’une gentillesse absolue. Je ne mesurais pas à sa juste valeur, jusqu’à cette mésaventure, à quel point nous sommes privilégiés, ici en Suisse, de pouvoir compter sur un tel système de santé.»
Maintenant, Toto doit apprivoiser sa nouvelle main avec l’aide d’ergothérapeutes et des séances de rééducation quotidiennes. Il s’agit de récupérer le maximum, voire la totalité des mouvements des doigts et du poignet, de reprendre de la force et de la dextérité. «Je constate des progrès chaque jour, c’est très motivant. Et puis j’espère que sur le plan esthétique, ça va aussi devenir moins bizarre, même si c’est secondaire et qu’on s’y habitue au fil du temps. J’ai bon espoir de recommencer à vivre tout à fait comme avant. Je viens de reprendre le travail à 40% et ça me fait du bien de m’occuper de nouveau de mes 11 boutiques, même si j’ai heureusement pu compter sur des collaborateurs géniaux pendant ces deux mois d’absence. En fait, cela a été comme un troisième confinement, ce bras.»
Et le boulot ne manquera pas. Car avec les confinements, justement, le marché de détail a vérifié que le monde de la vente changeait plus vite que jamais. Toto Morand avait réussi il y a plus de trente ans à sortir les baskets (on dit plutôt sneakers aujourd’hui) des magasins de sport pour en faire des objets de mode. Toutes les marques le traitaient alors en héros et le soignaient aux petits oignons. Aujourd’hui, certaines de ces mêmes marques ont compris qu’elles pouvaient empocher la marge du détaillant en passant par internet.
Une des plus grandes griffes vient d’ailleurs d’annoncer, par une lettre administrative sans âme, au patron de Pomp It Up qu’elle renonçait dès ce mois à lui livrer ses sneakers. «Si les autres grandes marques suivent, ce sera l’impasse, constate le commerçant. Surtout que les jeunes, aujourd’hui, veulent plus que jamais les mêmes marques, alors qu’à l’époque ils étaient plutôt enclins à se singulariser en achetant des griffes peu connues. Et après plus de trente ans dans les chaussures, je ne vais pas me mettre à vendre des paddles ou je ne sais quoi d’autre.»
Mais Toto n’est pas du genre à jeter l’éponge. Il va repartir à l’assaut. Ses magnifiques boutiques de Lausanne et de Zurich sont des remèdes contre l’individualisme et la solitude numériques. Et il vient de prouver – désolé des jeux de mots faciles – qu’il n’est pas du genre à baisser les bras, même s’il a aujourd’hui quelques poils dans la main…
Fasciite nécrosante
Le type de bactérie qui a ravagé l’avant-bras de Guillaume Morand est responsable d’un demi-million de morts par année dans le monde.
Une toute petite blessure ou éraflure sous-cutanée suffit. Du moins si l’épine, l’écharde responsable de la piqûre ou la surface où s’est produite l’éraflure était contaminée par Streptococcus pyogenes. Derrière ce nom scientifique se cache un type de bactérie responsable d’infections potentiellement graves chez l’homme. On lui impute un demi-million de morts par an dans le monde.
Ces petits organismes ronds structurés en chaînes provoquent, une fois à l’intérieur d’un organisme humain, différentes pathologies de gravité variable. Une des pires est la fasciite nécrosante, ce dont a souffert Guillaume Morand: les streptocoques se multiplient et libèrent des toxines mortelles pour les cellules humaines. Il s’agit alors d’une urgence médicochirurgicale dont l’évolution rapide est parfois fatale.
Le traitement est toujours mixte, médical et chirurgical. Des antibiotiques adaptés aux germes sont nécessaires et le traitement chirurgical doit être immédiat. Il consiste à retirer tous les tissus morts pour éviter une amputation. Enfin, la chirurgie reconstructrice permet de remplacer les tissus qui ont dû être enlevés.