Cent soixante-trois. Ce n’est pas le nombre de tableaux signés Ferdinand Hodler, Albert Anker, Félix Vallotton, Adolf Dietrich ou encore Giacometti père et fils, la crème de l’art pictural helvétique, exposés à Martigny jusqu’au 14 juin (il y en a 127), mais l’âge cumulé des deux protagonistes de l’événement culturel suisse de cette fin d’année. Le premier, Léonard Gianadda, étrenne ses 84 ans dans une forme si étincelante qu’elle ferait presque oublier le mal incurable dont il souffre en silence. Le second, Christoph Blocher, marche sur ses 80 printemps d’un pas tout aussi alerte et enjoué. Incroyable. A l’heure où pas mal de leurs congénères se sont mués en spectateurs de la vie, eux se réjouissent de faire le buzz dans tout le pays et au-delà.
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En témoigne leur gestion jubilatoire du flux médiatique qui a déferlé sur le musée octodurien en fin de semaine. «En quarante ans, je n’ai jamais vu ça», confesse le galeriste, enchanté du retentissement provoqué par son nouveau coup fumant. Car faire sortir à l’ancien conseiller fédéral même un cinquième de sa collection de sa villa zurichoise d’Herrliberg semblait relever du tour de force. Puis finalement pas tant que ça, à entendre les deux hommes pour qui cette exposition est en fait le prolongement naturel de l’amitié et de la passion commune qui les lient depuis une vingtaine d’années.
Le stratège de l’UDC, qui concède agir encore en coulisses, a d’ailleurs accepté (sic) «de mettre ses toiles en vacances à Martigny», simplement contre bons soins. Une exigence qui n’en est pas vraiment une pour une galerie aussi prestigieuse. Sauf que cette fois, le nom et le profil du prêteur ont incité le patron des lieux à redoubler de vigilance. «Nous avons protégé toutes les œuvres avec une vitre antireflet. Nous ne sommes pas à l’abri d’un déséquilibré ou d’un pseudo-justicier qui songerait à taguer voire à éventrer un tableau», se désole ce dernier. Cette précaution supplémentaire – qui ne nuit en rien à l’appréciation des œuvres par ailleurs – lui a coûté plusieurs centaines de milliers de francs, s’ajoutant à la présence discrète mais réelle de policiers en civil lors du vernissage et à la facture d’un demi-million pour les frais de transport. Le budget a donc pris l’ascenseur.
Mais c’est bien connu, quand on aime, on ne compte pas. Penché sur une peinture à l’huile de Ferdinand Hodler intitulée La gymnastique, Christoph Blocher acquiesce. «Je l’ai achetée il y a quatre ans, lors d’une vente aux enchères à Zurich. Nous étions quatre à miser. Autant dire que le prix a très vite grimpé.» Au bout du compte, le fondateur d’EMS-Chemie avoue avoir déboursé 7 millions de francs pour repartir avec l’une des œuvres majeures du peintre bernois, mort à Genève en 1918.
Pour en finir avec les chiffres, on dira que si la Fondation Pierre Gianadda maintient son rythme de 700 visiteurs par jour – qu’elle comptabilise depuis 1978 –, l’événement devrait attirer près de 130 000 personnes. C’est plus du double de la fréquentation record qu’avait enregistré le Musée Oskar Reinhart, à Winterthour, à l’occasion de la première exposition d’une partie de ces œuvres (88) prêtées par Blocher en 2015.
Il n’a pas seulement été question d’argent au cours des heures précédant l’ouverture. Loin de là même. La fin de l’accrochage des œuvres, mené à bien par le commissaire Matthias Frehner et supervisé par Christoph Blocher et son épouse Silvia en personne, a en effet réservé d’intenses moments d’émotion. Entre la joie juvénile de Léonard Gianadda et la passion dévorante du politicien pour ses pièces, les moments forts se sont enchaînés. «A la maison, il m’est arrivé de passer quinze heures à chercher le meilleur équilibre pour garnir un seul mur. Mais au cours des vingt ans qui ont suivi, plus rien n’a bougé», raconte avec une pointe de fierté celui qui déclare autant de ferveur pour la musique classique que pour la peinture.
Depuis quelque temps, son esprit est pourtant tourné vers un autre projet. La construction, sous sa propriété, d’une galerie de 1000 m2 maintenue à humidité et température constantes (18°C), capable d’héberger les 700 tableaux de sa collection. Un chantier confié à son épouse, Silvia, qui devrait être prêt à accueillir les toiles à leur retour du Valais. «Nous ouvrirons à certains visiteurs et pour des recherches. Et nous continuerons à prêter des toiles pour des expos», assure le couple.
«Après nous, l’un de nos quatre enfants s’en occupera», renchérit l’industriel, qui estime que faire don de la collection à une collectivité s’apparente souvent à un cadeau empoisonné. «Peu avant son décès, Alexander Tschäppät, l’ancien maire de Berne, m’avait confié son désarroi à propos des 4 millions de francs de déficit annuel que génère le Centre Paul Klee, construit en 2005, pour abriter les œuvres héritées de l’artiste germano-suisse.»
2005. L’année de la création de TeleBlocher, diffusée sur YouTube. A Martigny, son principal et unique acteur n’a pas ménagé sa peine pour inciter ses compatriotes alémaniques à se déplacer en Valais. «Chaque semaine, un journaliste m’interroge une vingtaine de minutes sur un sujet d’actualité. Les gens croient que c’est ma chaîne. En vérité, je suis seulement propriétaire de son nom, par souci de garder le contrôle de l’émission si elle devait s’arrêter. Mais la chaîne appartient aux Schaffhauser Nachrichten, un journal avec lequel je ne suis pas en affaires. C’est lui qui l’a créée et qui la gère comme bon lui semble. C’est assez simple d’ailleurs. En 600 émissions, nous n’avons jamais coupé ou censuré quoi que ce soit», affirme, hilare, le tribun, qui attire chaque semaine entre 30 000 et 70 000 internautes.
Intarissable lorsqu’il se met à vous expliquer les couleurs topaze d’un Hodler ou les expressions des personnages d’un Anker, Christoph Blocher s’exprime dans un français plus qu’honorable. «A 18 ans, mon père m’a envoyé en Suisse romande pour l’apprendre. J’ai passé six mois dans une ferme, à Pampigny, au-dessus de Morges. Vers la fin du séjour, papa m’a téléphoné pour savoir comment j’assimilais la langue. Je lui ai répondu «Bien. Les chevaux et les porcs dont je m’occupe me comprennent», s’esclaffe-t-il, en rappelant avoir suivi en grand secret un cours intensif de rafraîchissement à Céligny, dans le canton de Genève, peu avant son accession au Conseil fédéral.
Suffisant en tout cas pour refaire le monde en compagnie de Christian Constantin. Entre deux raclettes à La Streif, la mythique enseigne tenue par l’ancien champion de ski Roland Collombin, les deux businessmen, qui ne s’étaient jamais rencontrés, n’ont pas manqué de parler affaires, économie et même gastronomie.
Jamais en retard d’une idée, CC en a profité pour inviter le couple à sa fameuse choucroute aux 7000 convives, le 14 mars prochain. «Avec le Ranz des vaches chanté par les onze armaillis de la Fête des vignerons, Laurent Gerra et Yann Lambiel ou encore Jean-Baptiste Guégan, le sosie vocal de Johnny Hallyday, vous ne pouvez pas rater ça», leur a lancé avec sa bonhomie habituelle le président du FC Sion. «Et tu peux même faire d’une pierre deux coups en effectuant une visite guidée pour les visiteurs de l’exposition», a suggéré Léonard Gianadda dans la foulée. Une double proposition à laquelle le couple a promis de songer «très sérieusement».
L’histoire ne dit pas si Christoph et Silvia Blocher se retrouveraient à la même table que Pascal Couchepin et Christophe Darbellay, naguère deux contradicteurs parmi les plus farouches du leader de l’UDC. Si le premier a honoré le vernissage de l’exposition de sa présence et même passé la soirée à côté de son ancien collègue du gouvernement, le second, pourtant bien décidé «à partager le fendant de la paix» avec son ex-meilleur ennemi selon ses propres termes, a décliné l’invitation à la dernière minute, à la suite d’un décès. «J’aurais volontiers trinqué avec lui. Cette exposition réunissant les divers courants de la peinture suisse invite aussi à se rassembler», conclut Blocher, en bon fils et petit-fils de pasteur. Partie remise?