- A votre avis, pourquoi êtes-vous devenu une star?
- Timo Meier: Peut-être parce que certaines années n’ont pas été faciles. J’ai connu des périodes délicates, où rien n’a marché. J’en ai tiré les leçons, j’ai procédé à de petits réajustements qui ont fait la différence. Mon opinion a toujours été que le travail acharné serait récompensé, tôt ou tard.
- De 36 points en 2017-2018, vous avez bondi à 66 (plus 15 en play-off) la saison dernière. Quel est le rapport avec votre condition physique? Aujourd’hui, vous êtes un athlète au top, avec 100 kilos de masse musculaire…
- Bien sûr, le développement physique compte. Mais l’expérience acquise est encore plus importante. Dans certaines situations, j’agis différemment.
- C’est-à-dire?
- Ma science du jeu s’est enrichie. Je connais mieux notre système, mon timing au moment de shooter est meilleur. Lors de ma deuxième saison pleine, j’ai appris à quel point le jeu était physique, intense, douloureux même. J’ai entamé la saison sans douter, mais avec du plaisir à jouer. Je me suis concentré sur l’essentiel, les aspects sur lesquels je pouvais avoir de l’influence. Comme à la patinoire de Herisau autrefois ou sur le parking où nous jouions au unihockey. Le sentiment en étant seul ou devant 20 000 spectateurs est identique. C’est le plaisir de jouer qui compte.
- Après un début de saison fantastique, vous n’avez plus marqué pendant 17 matchs. Que s’est-il passé?
- Tu penses que plus rien ne va! Que plus jamais le palet ne rentrera! Je me suis crispé. Tu vises les poteaux, le puck finit partout sauf dans les filets. Tu deviens superstitieux: tu changes le ruban adhésif de ta crosse, tu modifies ton alimentation. Des bêtises! Mais ce non-sens donne une contenance.
- Avez-vous ressenti de la colère, du désespoir?
- Non. Le seul moyen est de tenter d’aider son équipe. Je savais que cela tournerait un jour. Tu apprends à serrer les dents.
- Comment a réagi votre entraîneur?
- Peter De Boer est venu me voir et il m’a dit: «Tout va bien! Tu joues juste. Ne te fais pas de souci, ne t’énerve pas! Tu marqueras encore.» C’était cool de le voir chercher mon contact, ce que peu de coachs font en NHL. Le feedback de l’entraîneur est plus précieux que toutes les statistiques.
- Vous avez été drafté en 9e position en 2015, Nico Hischier en No 1 en 2017. Ne pas avoir été sous les projecteurs a-t-il facilité votre entrée en matière?
- Non, Nico est un autre type de joueur. Il existe évidemment une attente considérable autour d’un joueur drafté en No 1. Pareil quand tu signes un contrat intéressant, comme cela vient de m’arriver. Tu dois y puiser de la motivation.
- Avez-vous senti une certaine méfiance à votre égard du côté de San Jose?
- J’ai vu que certains joueurs de mon année de draft avaient connu le succès avant moi: Connor McDavid et Jack Eichel avaient été tirés en 1 et en 2. Le premier est un joueur comme on en découvre un par siècle et le second un athlète de premier plan. Mais la réussite a aussi souri à un joueur comme Sebastian Aho, drafté bien après moi (en No 35, ndlr). La courbe de performance des uns et des autres n’évolue pas de manière identique. Tous ne sont pas au top d’entrée de jeu comme McDavid, Aho ou Marner, à Toronto. Certains ne croyaient pas en moi. Mais je savais que les Sharks connaissaient mon potentiel. Je savais que j’étais capable de mieux, je n’ai pas gambergé.
- Vous en faut-il peu pour être satisfait?
- Non, il m’en faut beaucoup! La saison dernière, j’ai marqué 30 buts, ce n’est pas négligeable. Mais j’ai connu une période de 17 matchs sans marquer. C’est dire que je dois encore faire bien mieux.
- La saison passée, on vous a critiqué pour vos nombreuses tentatives de tir. Ce genre de remarque vous touche-t-il?
- Il a fallu procéder à une évaluation de mes occasions de marquer. Quand tous les palets finissent au fond du filet, personne ne trouve rien à redire. Il est clair qu’on ne peut pas décocher des tirs tous azimuts. Mes choix d’armer mon shoot ou non peuvent être affinés. Cela dit, j’aime shooter. C’est une de mes forces. Je tente le coup même à des moments où tout ne va pas à merveille. Parfois, cela râle. Puis, le match suivant, tout rentre et personne ne discute. Tu dois être capable de résister.
- En Suisse, Roman Josi, Nino Niederreiter et Nico Hischier ont tenu le haut de l’affiche ces dernières saisons. Vous avez progressé dans leur sillage. Ne pas être constamment sous les feux de la rampe vous a-t-il aidé?
- Je n’ai jamais été très présent dans le paysage médiatique helvétique, aussi parce que je suis parti au Canada à 16 ans. Pour moi, c’était OK.
- Vous a-t-on sous-estimé?
- Aucune idée! Cela dit, j’aime bien quand les gens me sous-estiment et qu’on dit que jamais je n’y arriverai! Cela a toujours été une source de motivation. Nul ne m’a cru capable d’arriver où j’en suis. Les gens qui ne croyaient pas en moi ont été un moteur pour moi…
- Y a-t-il eu des entraîneurs, en juniors, qui affirmaient que vos qualités ne suffiraient pas pour faire carrière?
- Je n’étais pas le plus talentueux. Mais j’ai toujours été motivé et fixé sur mon objectif. Mon état d’esprit bosseur m’a mené où je suis, on ne m’a jamais fait de cadeau.
- Les Sharks ont perdu leur capitaine, Joe Pavelski, qui a signé à Dallas après treize ans à San Jose. Qu’est-ce que cela signifie pour votre place dans la hiérarchie de l’équipe?
- C’était un joueur important. Son départ est difficile à compenser. Les fans sont déçus. Pour moi, c’est effectivement une chance: davantage de temps de glace, plus de jeu en surnombre. A moi de m’imposer.
L’épisode «Gloria». Début janvier, les Blues de Saint-Louis sont derniers du classement, non seulement de la Division centrale et de la Conférence Ouest, mais aussi des 31 clubs de NHL. Le 6 janvier, à la veille d’affronter les Flyers de Philadelphie, cinq joueurs des Blues (Robby Fabbri, Robert Bortuzzo, Alexander Steen, Joel Edmundson et Jaden Schwartz) regardent un match de football américain au bar Jacks NYB, à Philadelphie. Pendant une pause, le DJ du bar lance «Gloria», chantée par Laura Branigan, dont la version originale, en italien, était interprétée par Umberto Tozzi. Les clients et nos hockeyeurs s’enflamment, chantent et dansent, si bien que le DJ remettra Gloria sur la platine tout au long de la soirée. Le lendemain, les Blues l’emportent 3-0 contre les Flyers et font de Gloria leur hymne fétiche du vestiaire. Ils remportent 15 de leurs 19 rencontres suivantes, remontent au 3e rang de la division. Ils arrachent leur qualification pour les play-off, où ils éliminent les Winnipeg Jets, les Dallas Stars et, justement, les San Jose Sharks, pour battre en finale les Boston Bruins, pour remporter leur première Coupe Stanley depuis cinquante-deux ans. Gloria poursuit sa tournée triomphale...
«Une bien belle histoire… pour les Blues! Dommage pour nous, éliminés par Saint-Louis. C’est un exemple qui souligne que le succès découle d’une certaine décontraction. En cas de difficulté, respirez, faites un petit repas entre copains, dégustez quelques bières! A coup sûr, cela forge un esprit d’équipe. Cela a marché pour les Blues. Cet exemple démontre combien le succès et l’échec se côtoient étroitement. Il souligne l’équilibre des forces entre les franchises de NHL.
- A l’inverse des Saint-Louis Blues, Tampa Bay Lightning a joué une saison régulière remarquable, comptant 21 points d’avance au terme de la saison régulière. Or, les Floridiens ont été éliminés dès le premier tour des play-off. Qu’en pensez-vous?
- Chacune des 16 équipes qualifiées pour les play-off est capable de remporter la Coupe Stanley. Personne ne s’y fait le moindre cadeau, c’est une lutte à couteaux tirés.
- N’y a-t-il pas d’enseignement à en tirer, comme économiser ses forces?
- Non, il faut juste voir les play-off comme un chapitre où tout repart de zéro. Il faut être prêt le jour J. Chez les Blues, les quatre lignes n’avaient qu’un but: aider les autres. Chacun acceptait son rôle. Si un joueur de la 4e ligne pense qu’il est un petit roi et qu’il devrait évoluer dans la première, cela ne marchera pas. On doit mettre son ego de côté.
- Chacun œuvre aussi pour sa propre carrière. Etiez-vous sûr d’y arriver un jour?
- Oui. Je l’ai toujours voulu. C’est le message que j’ai transmis aux coachs. J’ai tenté d’être un joueur facile pour les entraîneurs, désireux d’absorber les enseignements comme une éponge. La plupart des coachs ont vu mon potentiel et ceux qui ne croyaient pas en moi ont toujours essayé de m’aider.
- Vous avez signé un contrat de 24 millions sur quatre ans. Les experts pensent que vous auriez même pu obtenir 8 millions de dollars par saison. Quelle était votre idée?
- C’était bien réfléchi. Je suis très satisfait de ce contrat, car je me trouverai dans une bonne position quand il arrivera à expiration.
- Le contrat vous alloue 10 millions la dernière année. Si un club vous engage, il devra payer cette somme chaque année qui suivra. La fortune assurée?
- Le contrat me met en bonne position. Les discussions ont été ardues. Le compromis trouvé est bon pour tout le monde. Cela dit, je dois confirmer, année après année.
- Cela fait-il une différence pour vous de gagner 6 ou 8 millions de dollars par an?
- En songeant aux impôts, certainement. En Californie, on vous ponctionne de plus de 50%. Il reste moins que ce qu’on pense. Mais l’argent n’a jamais été mon moteur. Ce qui compte, c’est d’être heureux en jouant. Je vis le rêve de la NHL. Je ne suis pas attiré par les gains. Je joue pour réussir sportivement.
- Sur Instagram, une photo montre votre coéquipier Evander Kane en train de faire des appuis faciaux, des liasses de billets sur son dos. Qu’en pensez-vous?
- Chacun fait ce qu’il veut. Je ne poserais jamais pour une telle photo, un brin vantarde. Encore qu’Evander est capable d’avoir voulu lancer un clin d’œil ironique. Il a sa caboche et on l’aime bien. Il nous fait souvent rire.
- Les fans goûtent-ils ce genre de mise en scène décadente de la richesse?
- En Suisse, cela ne fonctionnerait pas. En Amérique, cela passe. Je ne le ferais jamais, car mes parents m’ont inculqué d’autres valeurs. J’essuierais leurs reproches rien qu’en me montrant avec un billet de 50 francs.
- Quelles conséquences cela a-t-il de gagner des millions quand on a 20 ans?
- Je n’ai pas perdu le sens de la valeur des choses. Mon père était électricien, ma mère travaillait pour que ses enfants puissent avoir un passe-temps, dont le hockey; j’en suis conscient. Pour moi, l’argent joue encore le rôle qu’il avait quand j’étais en apprentissage.
- Que gagniez-vous en tant qu’apprenti de commerce?
- La dernière année, 700 francs, je crois. Aujourd’hui, j’apprécie d’inviter ma famille à un bon repas ou d’offrir une virée à mes parents ou à des collègues. Je ne me rends pas compte du capital. Je suis heureux de m’asseoir au café avec mes collègues de Saint-Gall pour boire une bière. Je ne suis pas homme à boire du champagne, ni un frimeur qui ne mangerait plus que dans les grands restaurants ou ne dormirait plus que dans des palaces. Je ne me sens pas différent d’avant.
- Il y a bien un plaisir que vous pouvez désormais vous offrir, non?
- Des habits ou une montre que je rêvais d’avoir quand j’étais adolescent.
- Et question voiture?
- A San Jose, je conduis une Audi A3.
- Modeste…
- Il y aura une mise à niveau… une Porsche ou quelque chose. Ce sera ma seule folie.
- Une belle villa, non?
- Non. Pour moi seul? Je cherche juste un appartement. De préférence près d’une zone piétonne. J’aime l’animation.
- Votre prochaine venue en Suisse pourrait être aux Mondiaux, à Zurich et à Lausanne...
- Honnêtement, la priorité de tout joueur de NHL va à la Coupe Stanley. Ce serait géant de l’amener en Suisse orientale. Cependant, si nous devions à nouveau échouer, je porterais volontiers le maillot suisse, ce qui réduirait la douleur d’une élimination outre-Atlantique. Mais, pour l’instant, mes rêves se trouvent là-bas.