Il faut voir Timea Bacsinszky se faufiler en joviale sirène dans les travées ou sur la terrasse flottante du sublime Tennis Club de Montreux pendant le tournoi féminin ITF, pour lequel elle travaille. Soleil en mouvement, elle étreint une joueuse amie, s’attable avec un sponsor, prend un apéritif plus loin. Populaire, conviviale, la double demi-finaliste de Roland-Garros (en 2015 face à Serena Williams et en 2017 face à Jelena Ostapenko, futures lauréates) lâche cependant ici et là un trait tranchant qui retient l’attention dans le flot de rires et de paroles: «Vous savez, je suis une enfant HP, 12 000 idées arrivent en même temps, je tisse des liens sans cesse. Ce n’est pas par hasard que je parle sept langues, du hongrois au suisse-allemand. Parfois je dois me canaliser.»
Si d’autres champions se sont hâtés de quitter le tennis, elle a choisi d’y rester plus que jamais depuis sa retraite, décidée en 2021. Directrice sportive du tournoi de Montreux cette semaine, elle a occupé le même rôle en juillet au Ladies Open de Lausanne, jouant les femmes à tout faire: trouver un parking pour une joueuse, réparer le poussoir d’une montre pour un partenaire, organiser une sortie en Lavaux ou dans ce Lausanne qu’elle connaît comme sa poche. «C’est juste du bon sens. Faire en sorte que les joueuses veuillent revenir les années d’après et vantent la super-organisation et le chouette accueil. J’écoute les demandes des joueuses car je sais combien cela peut être important pour elles, sans que ce soient des caprices. Elles en ont besoin pour se sentir bien.»
Le reste de l’année, elle donne des cours au TC Stade-Lausanne. Elle a même joué en interclubs avec la ligue C, dont elle est la capitaine, parce qu’une joueuse s’était blessée. Gagneuse «for ever»: «Ce n’était pas prévu et je suis plus lente qu’avant. Mais, du moment que je jouais et que mon mandat était de faire monter l’équipe en ligue B, ce que nous avons réussi, j’ai tout gagné le plus vite possible, je n’ai laissé que peu de jeux par match. On m’a aussi dit que ma présence rassurait mes équipières.»
Hors des courts, elle insiste pour annoncer qu’elle est associée d’une petite société, Nine June, qui fabrique des sacs à partir de bâches. «J’y crois à fond. Tout est 100% suisse, basé sur des matériaux déjà utilisés.» Elle choisit ses causes puis s’engage de tout son sourire, de l’association Zoé4life à un partenariat avec des vins d’Epesses. Dans ce dernier cas, elle a voulu que les 20% qu’elle aurait dû toucher sur les ventes aillent entièrement pour les jeunes pousses de Vaud Tennis, dont elle est l’ambassadrice. «Le tennis est un sport coûteux. Je trouve génial de donner la possibilité de s’entraîner à travers des camps, par exemple, et d’alléger financièrement la tâche des parents. Vaud Tennis est d’ailleurs toujours à la recherche de soutiens.»
C’est Timea retraitée. Elle vit si fort qu’il lui arrive de s’endormir devant son ordi le soir, épuisée, et de se réveiller au milieu de la nuit. Il y a juste un revers de la médaille, elle le sait. Elle demeure une jeune femme sensible qui doit composer avec un passé pas simple. Il y a quelques années, elle décrivait dans ce même magazine ses années de galère sous la coupe d’un père possessif: «J’ai grandi comme un petit soldat. Alors que moi, tout ce dont je rêvais, quand j’étais petite, c’était d’être heureuse. Je ne voulais pas jouer au tennis, c’était un enfer.» Alors?
- Etonnant de retrouver votre vie autant liée au tennis, alors que vous en souffriez quand vous étiez enfant, non?
- J’ai appris à aimer le tennis. C’est tout ce qui y était lié dans mon enfance que je détestais. Le jeu en lui-même, je l’adore. Je suis assez maligne sur le terrain: j’aime tout ce qui est tactique, c’est ce qui m’anime et j’aime ce que je fais aujourd’hui pour cela. Dans mes cours, je fais découvrir et je transmets le tennis un peu différemment. J’utilise des options pour agir sur l’état mental de l’adversaire. C’est une dimension que j’adore et adorerai toujours.
- Comment allez-vous aujourd’hui?
- Bien. Le fait d’avoir plusieurs activités est hyper intéressant pour moi, car je peux vite me lasser des choses. Sur le circuit du tennis, même si je voyageais beaucoup, c’était toujours pour me rendre aux mêmes endroits, avec les mêmes personnes. Alors que, même dans mes cours, il arrive que j’aie des élèves qui viennent tester juste une fois. Je rencontre plein de gens.
- Suivez-vous encore le tennis mondial?
- Oui, mais je ne vais pas me lever au milieu de la nuit pour regarder des matchs, d’autant que je n’ai pas de télévision à la maison. Si l’actualité vient à moi, très bien, mais je ne vais pas aller chercher tel ou tel résultat. Je regarde vite fait.
- Vous êtes à la retraite. Ressentez-vous le manque des grandes joies et des grandes déceptions?
- Pas du tout. La période de la pandémie m’a laissé le temps de sentir si j’avais toujours la flamme en moi. Je me suis quasiment donné une année et demie pour décider de continuer ou non, puis j’ai annoncé mon retrait quand j’en avais envie, sans regret.
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- Même quand vous voyez un stade plein et bruissant, comme à l’US Open?
- Beaucoup de personnes me bassinent avec cela: «Tu es sûre que cela ne te manque pas?» Ils sacralisent les sportifs d’élite, ils ignorent les moments hyper durs dans une carrière. Etre loin de sa famille, de ses amis, être seule. Devoir gérer les douleurs à gauche, à droite toute l’année.
- Quelle est la plus grande libération?
- Ne plus devoir sans cesse paqueter, dépaqueter, organiser. Désormais, quand je fais ma valise, c’est pour partir en vacances. J’aime me dire que cet après-midi je n’ai pas de cours, que je pars en balade, sans contrainte de carrière. Si je veux planifier cinq jours pour moi Dieu sait où, je peux le faire. Cela dit, je reste disciplinée avec moi-même dans toutes mes activités.
- Pourriez-vous devenir coach?
- Donc voyager pour quelqu’un d’autre? Je n’en ai pas vraiment envie pour le moment. Je ne peux pas me décupler et ce serait retrouver des sacrifices. Si j’ai une famille dans une année ou deux, comment ferai-je?
- Le fait de changer de vie a-t-il modifié votre caractère?
- Je ne pense pas avoir spécialement changé. Je crois avoir toujours été à l’écoute des gens. Ma carrière ne m’a pas poussée à ne penser qu’à mon nombril. Cela dit, je reste une indépendante, même si je suis employée par le club du Stade-Lausanne. Avoir des horaires de bureau, être assise toute la journée, faire de l’administratif, très peu pour moi.
- Vous avez eu une enfance pas facile et dû suivre une psychothérapie pour vivre mieux. Où en êtes-vous sur ce plan-là?
- J’ai fait la paix avec moi-même. Mon père ne fait plus partie de mon quotidien, la page est tournée. Il arrive que des personnes me donnent leur avis sans que je l’aie demandé. Je les écoute et je réponds juste: «OK, vous avez fini?» J’ai acquis un certain détachement. Mon enfance difficile a forgé mon caractère, car je ne me laissais pas marcher dessus. D’autres auraient peut-être été en dépression. Moi, j’avais de la repartie. J’ai appris à répondre, à me défendre.
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- Vous avez fait de votre passé une force?
- Cette expérience me sert dans le sens où, si je tombe sur une personne que je n’apprécie pas, je ne vais pas perdre du temps avec elle. Je suis radicale par rapport à cela, c’est ainsi. Pareil avec les jeunes que j’entraîne: il arrive qu’un ou deux parents soient insistants. Je leur dis: «C’est vite vu, me faites-vous confiance ou non?» Je ne veux plus de certaines situations et je le dis, avec honnêteté. La vie est trop courte et contient déjà pas mal de contraintes. Je n’ai aucune envie de m’en mettre davantage si j’ai le choix.
- Auriez-vous pu mal tourner?
- Oui. Tout le monde réagit différemment par rapport à telle ou telle pression psychologique ou physique, quel que soit l’abus. Ce passé, je l’aurai toujours en moi. La psychothérapie m’a juste aidée à rendre mon quotidien plus apaisé. J’ai moins de «points-gâchettes» qui me font tout à coup revenir dans certains moments. J’arrive à identifier rapidement les déclencheurs. Je vois venir les problèmes gros comme une maison et je n’en veux plus.
- Qui vous a servi de modèle?
- J’ai toujours eu la chance d’avoir mon manager, Alex, et mon entraîneur, Erfan. Ces personnes m’ont éduquée et ont su me dire, dans certaines périodes importantes de ma vie, où j’aurais pu devenir prétentieuse: «Hé Timea, tu as juste gagné des matchs de tennis, tu n’as rien fait d’autre!» J’ai aussi une mère extraordinaire, Suzanne, qui est encore dentiste quatre jours par semaine alors qu’elle aurait l’âge de prendre sa retraite.
- On le voit dans ce tournoi. Vous restez ultra accessible…
- Je suis clairement une personne du peuple et j’aime profondément le partage. Ce n’est pas parce que j’ai gagné plus de matchs de tennis que d’autres que je suis une meilleure âme, une meilleure femme.
- Rêvez-vous encore de tennis?
- Plus maintenant mais, quand j’étais en pleine réflexion autour de ma retraite, j’avais des cauchemars. J’arrivais en retard sur le terrain, je ne trouvais pas l’accès ou on m’avait placée dans un tableau où je ne voulais absolument pas jouer, parce que j’allais me faire écraser.
- Ecrirez-vous votre histoire, pour qu’elle serve à d’autres?
- J’y pense. Peut-être raconterai-je un jour mon expérience de vie dans une biographie.