Vous êtes marraine de l’opération Cœur à Cœur,
qui récolte des fonds en faveur
des 30 000 à 50 000 enfants victimes de violences ou de négligences en Suisse. Ces chiffres vous ont-ils surprise?
Enormément. Ils font froid dans le dos.
L’enfance, c’est un thème qui vous touche particulièrement?
Oui, parce que je ne garde pas un très bon souvenir de la mienne. L’enfance est une période vulnérable, sans échappatoire possible. C’est aussi le moment où l’on a le plus besoin d’amour et de repères. Il y a cette très jolie expression: «Donner la vie.» Or ce n’est pas parce que des parents donnent la vie à un enfant que cette vie leur appartient. Ils sont au contraire responsables de la protéger, de la guider, de l’aimer.
Cela fait-il écho à votre propre histoire?
Oui, forcément. J’ai dû apprendre à gérer mon enfance difficile. J’aimerais un jour écrire un livre pour raconter mon histoire. J’ai grandi comme un petit soldat. Mon père exigeait de moi d’être parfaite à l’école, de gagner des matchs, d’apprendre des langues, d’être la meilleure dans tous les domaines. Alors que moi, tout ce dont je rêvais, quand j’étais petite, c’était d’être heureuse. Je ne voulais pas jouer au tennis, c’était un enfer. Le divorce de mes parents a permis mon propre «divorce» avec mon père. Malgré cela, plus tard, à chaque fois que je mettais un pied sur un terrain, mon enfance me revenait en pleine figure.
A 29 ans, vous jouez pourtant toujours au tennis…
Oui, mais aujourd’hui je le fais pour moi. Je me suis réapproprié ma vie.
Dites-nous tout... Timea Bacsinszky
Vous sentez-vous désormais libérée de cette enfance difficile?
J’ai fait une longue psychothérapie pour être épanouie aujourd’hui dans ma vie personnelle et dans mon métier. Adolescente, je ne comprenais pas d’où venait ma rébellion. Il m’a fallu du temps et beaucoup de travail pour guérir mes blessures. J’ai réussi à en faire une force, même si des moments de stress ou certaines situations conflictuelles font parfois ressurgir de vieux souvenirs enfouis. A l’école, il y avait un numéro d’aide aux enfants victimes de maltraitances. Je n’ai jamais osé appeler, par peur des représailles de la part de mon père. Mais j’ai eu la chance de pouvoir parler à des proches, notamment à mon manager, qui a toujours été une écoute précieuse.
Au-delà de votre propre histoire, avez-vous l’impression que les cas de pères abusifs sont particulièrement présents dans le tennis féminin?
Oui, j’en vois sur les tournois depuis que je suis toute petite. C’est hallucinant. A certains moments, il y avait même une forme de compétition entre eux, une guerre d’ego. C’était à celui qui ferait le plus bosser sa fille. Le pire, c’est que je n’ai plus entendu parler de la plupart d’entre elles. La majorité ont subi des abus pendant des années pour finir, en plus, par ne jamais rien gagner.
Peut-on s’entraîner si dur et vivre une enfance épanouie en même temps? Les deux ne sont-ils pas au fond incompatibles?
Il y a des jeunes vraiment mordus qui ont choisi eux-mêmes le sport de haut niveau. Je pense notamment à Roger Federer ou à Stan Wawrinka. Ils ont souvent expliqué qu’ils avaient été accompagnés et soutenus par leurs parents, mais jamais forcés.
Quels sont vos souvenirs d’enfance heureux?
Honnêtement, je n’en ai pas vraiment. J’ai d’ailleurs très peu de souvenirs de mon enfance en général. Comme si mon cerveau avait effacé cette partie sombre de ma vie. Les moments positifs qu’il me reste de cette période sont ceux passés avec Daniel et Sophie, mon demi-frère et ma demi-sœur. Ils venaient à la maison un week-end sur deux. Leur présence me réconfortait, parce que je n’étais plus toute seule. Le dimanche soir, quand ils repartaient, c’était la catastrophe, une tristesse infinie. J’en pleurais.
Aimeriez-vous devenir mère un jour?
Oui, et lorsque cela arrivera, je laisserai mes enfants choisir leur voie. Je serai là pour les accompagner, les soutenir, les aiguiller s’ils ont besoin d’aide, mais ils seront libres. Parce qu’on n’a qu’une seule enfance, qu’une seule adolescence et que ces étapes de vie sont beaucoup trop précieuses pour être gâchées.
Quels sont vos liens avec vos origines hongroises?
J’étais très proche de mes grands-parents paternels, qui vivaient en Transylvanie. Nous allions leur rendre visite chaque été. Ils n’avaient rien mais nous offraient tout. Ma grand-maman était paralysée de la moitié de son corps. Elle passait des semaines entières à nous préparer des fruits en bocaux, des confitures et des spécialités hongroises. Ils vivaient dans la misère, ils n’avaient ni l’eau chaude ni l’électricité. Chez eux, je me lavais dehors, à l’ancienne, dans un baquet.
Vous rendiez-vous compte
de la précarité dans laquelle
ils vivaient?
A l’époque, cela ne me choquait pas, parce que j’étais petite. Je les avais toujours vus vivre comme cela. Mais aujourd’hui, je m’estime chanceuse d’avoir vécu ces moments. Je sais d’où je viens et ce que ma famille a traversé. Mon père est né juste après la guerre, sous le régime communiste. Cela explique peut-être cette rigueur, cette dureté qu’il avait à mon égard, même si cela n’excuse en rien ce qu’il m’a fait subir.
Il paraît que vous aimez tellement Noël que vous ne prévoyez rien à cette période, c’est vrai?
Oui. Même si on m’offrait trois semaines de préparation tous frais payés à Dubaï, je resterais ici. J’ai toujours aimé ce moment de l’année, l’ambiance chaleureuse des lumières de Noël, l’esprit de partage. Avec Andreas, mon compagnon, nous avons pris un cours de cuisine à Budapest lors de nos dernières vacances. Cette année, nous allons faire un Noël hongrois avec mes frères et sœurs.
Vous avez annoncé vos fiançailles l’année dernière. Etes-vous désormais mariée?
Pas encore, nous attendons le bon moment pour le faire. Nous manquons de temps et d’un peu d’organisation. Nous avons envie d’une belle fête. Rien de religieux, mais quelque chose de symbolique, entourés de nos proches.
Votre saison a été très compliquée. L’entourage est-il d’autant plus important dans ces moments-là?
Oui, il a été primordial. Cette année n’a pas été facile pour les gens autour de moi, surtout pour Andreas et Erfan Djahangiri, mon coach, qui me voyaient travailler si dur sans résultats. Au mois de juin, alors que je n’avais toujours pas gagné un seul match de la saison, j’ai souffert d’une déchirure à un mollet. J’ai dû déclarer forfait pour Wimbledon et j’ai perdu au premier tour à Gstaad. Mon entourage avait beau m’encourager, c’était très déstabilisant de n’avoir aucune victoire au compteur. Je savais aussi qu’on titrerait dans la presse: «Timea n’y arrive toujours pas.»
Etes-vous sensible à ce qui se raconte sur vous?
Je n’avais en tout cas pas besoin de ce genre de remarques. Dans la rue ou sur les tournois, les gens m’abordaient, mal à l’aise, pour me demander comment j’allais. A un moment donné, je n’avais même plus envie de parler de tennis. C’était déjà suffisamment difficile de partir s’entraîner tous les jours aussi dur sans aucun résultat. Mais paradoxalement, je suis très heureuse d’être passée par là.
Pourquoi?
Parce que cette période m’a énormément appris. En septembre, j’ai été battue 6-1 6-2 au premier tour du tournoi de Montreux. Un cauchemar. Je me suis fait découper, j’étais pathétique sur le terrain. Cette journée a été la pire de ma vie. Nous nous étions fâchés avec Andreas, j’ai fini seule dans ma chambre au Montreux Palace, où j’étais invitée pendant le tournoi. J’ai passé une nuit cauchemardesque. Un an et deux mois plus tôt, je jouais une demi-finale de Grand Chelem (ndlr: à Roland-Garros en 2017). Et là, c’était la dégringolade. Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. Le lendemain, je suis rentrée chez moi complètement lobotomisée. J’étais un zombie. Nous avons passé des heures à parler avec Andreas. De nous, du tennis, de mes blocages cette saison. Cela m’a complètement libérée. Deux semaines plus tard, j’étais en finale du tournoi de Biarritz, et en deux mois je suis passée de la 760e à la 196e place WTA.
Que peut-on vous souhaiter pour 2019?
La santé et plein d’amour. Je souhaite cela à chacun d’entre nous. Et aussi que ce monde aille un tout petit peu mieux, parce que je le trouve assez terrifiant depuis quelque temps.
L’opération Cœur à Cœur se tiendra du 15 au 21 décembre sur la place Centrale, à Lausanne. Infos et dons: www.rts.ch/dossiers/coeur-a-coeur