A l’entrée de la Maison du dessin de presse à Morges (VD), un couple coloré XXL vous accueille surmonté du titre de l’expo, «Tignous Forever»*. Le costaud exhibe des tatouages, baromètre de ses états amoureux avec Josiane. «Josiane, c’est moi», dit Chloé Verlhac, la compagne du dessinateur. Elle a la silhouette légère du personnage féminin croqué par son mari, Bernard Verlhac, alias Tignous. Ici, tout est propice à rire et à réfléchir sur l’écologie, le nucléaire, les rapports hommes-femmes, le monde du travail à travers l’œil et le trait d’un maître de l’observation. Chaque dessin cristallise le quotidien absurde de l’humain, ses errances existentielles.
Dans un coin de la salle, à côté des albums, trône une pile de livres. «Si tu meurs, je te tue» est paru en 2020 (Plon). L’ouvrage signé Chloé Verlhac commence par une histoire d’amour. Celle qu’elle a vécue avec son compagnon, le père de leurs deux enfants et de deux grandes filles, nées d’une liaison précédente. Elle parle d’un homme avec le cœur et les yeux généreusement ouverts sur le monde. Un grand gamin qui ne faisait pas son âge. On hésite à parler de lui au passé, tant elle le fait exister au présent. C’est sa mission depuis le 7 janvier 2015, jour des attentats contre «Charlie Hebdo». Un massacre à l’arme de guerre perpétré vers 11 h 30 en pleine séance de rédaction. Le commando, deux hommes cagoulés, ce sont les tristement célèbres Saïd et Chérif Kouachi. Tignous fut l’une de leurs 12 victimes.
«J’ai beaucoup de mal avec l’expression «Tignous est parti», dit Chloé Verlhac. Il n’est pas mort de sa belle mort, il a été assassiné. Il faut le dire, sinon on ne raconte pas la vérité. Elle est violente.» Avant le deuil, il y eut une vie de couple et de famille, intense et joyeuse. Lorsqu’ils se retrouvaient ou se quittaient, Chloé et Tignous se prenaient dans les bras. «Je lui demandais qu’on se dise vraiment bonjour et au revoir», raconte-t-elle. Le matin du drame, il lui a glissé: «A tout à l’heure.» Elle est restée au lit avec un café à faire des achats sur le Net. Lui accompagnait Sarah Lou et Solal à l’école. Ils avaient leurs codes amoureux. Un geste tendre de la main au-dessus du portail qu’elle apercevait de la fenêtre. Cette fois, il lui fit un doigt d’honneur. Une manière de lui signifier qu’elle restait tranquille à la maison alors qu’il partait bosser. Elle lui répondit par une petite moue triste. Il finit par dessiner un cœur. Ils s’étaient connus à la Fête de l’Humanité en 1996 et se sont revus chaque année jusqu’en 2002. Elle a 24 ans, il en a 45. Cette année-là, un coup de foudre va sceller leur destin.
Des heures à attendre la vérité
Chloé Verlhac écrit comme elle parle. Elle dit ce que personne n’envisage de traverser dans l’existence. Ses pages, d’une force rare, font un film en caméra subjective. Sa mémoire photographique et son intelligence introspective restituent tout. On le sait depuis le début du livre, la disparition brutale de l’autre est irrémédiable. Mais que se passe-t-il à hauteur de femme, de mère de famille, pour celle qui reste, qui doit tenir debout, subissant l’onde de choc dévastatrice à laquelle vient s’ajouter un gymkhana administratif? Elle finira même par s’entendre dire que son mari est un «accidenté du travail».
Les faits d’abord. A la première alerte, sur un coup de fil – «Il y a eu une fusillade à «Charlie» – Chloé pense à un tir en rafale sur la façade de l’immeuble. Elle appelle Tignous, qui ne répond pas. Une fois, deux fois, trois fois... Inquiète, elle fonce sur place. Le quartier est bouclé; elle tente de traverser le cordon de sécurité, répétant comme un mantra: «Je suis la femme du dessinateur Tignous. J’ai deux enfants en bas âge. Je veux savoir s’il est vivant ou blessé.» Elle refuse de penser au pire. Des heures vont s’écouler dans l’attente d’une réponse qui ne vient pas. «Avec le recul, je m’aperçois que j’étais en état de sidération. Je ne réfléchissais qu’à la méthode par laquelle j’allais obtenir des renseignements. Je ne voulais pas comprendre, je crois.»
Pompiers, policiers et médecins s’affairent dans un chaos indescriptible. «On ne sait pas», lui disent-ils. Chloé voit bien passer des brancards, mais personne n’ose lui dire la vérité. «Tignous n’aurait pas aimé ça. C’était un homme de parole et de devoir. Je lui ai souvent dit de quitter «Charlie Hebdo», où il travaillait depuis 1992. Il me répondait: «On ne quitte pas un navire qui prend l’eau.» Finalement, une infirmière de la Croix-Rouge craque: «Je vous en supplie, mais dites-le lui!» Chloé hurle: «Il est mort?» La réponse vient d’un signe affirmatif de la tête du dessinateur Luz. Elle pousse un cri, terrassée.
«Tignous était trop vivant pour mourir», nous dit-elle, huit ans plus tard. Avec elle, on associe les mots résilience et résistance. Ça court dans sa famille. Sa grand-mère, Mamie Pola, est une rescapée des camps d’extermination. «A côté d’elle, je suis une petite joueuse», plaisante Chloé Verlhac. Son grand-père en est revenu vivant lui aussi. Tous deux ont voulu dire et transmettre. «Chloé, me disait mon grand-père, si on oublie, ils seront morts pour rien et les nazis auront gagné.»
Après l’attentat, des décisions impardonnables
Devoir de mémoire. Depuis janvier 2015, avec la foi d’une combattante, Chloé s’est assigné une mission: «J’ai besoin de raconter Tignous pour qu’il continue à vivre», dit-elle. Sur son bras gauche, elle a inscrit une phrase de Paul Eluard: «Tu rêvais d’être libre et je te continue.» Le sobriquet du dessinateur signifie «petite teigne» en occitan. «La plus teigneuse des deux, c’est ma femme», disait-il. Pas faux. Elle a publié 11 albums posthumes. «Il y a aussi un Centre Tignous d’art contemporain à Montreuil, une salle Tignous à l’Hôtel de Ville de Paris et un Prix Tignous pour les jeunes artistes.» L’adjectif «veuve» ne figure pas sur les papiers d’identité de Chloé Verlhac, grâce à la complicité de la dame de la mairie qui lui glissa: «On dira que c’est une erreur.»
Chloé a appris à vivre avec ses souffrances, son cerveau se dissocie quand elle revit les événements. Sa «vengeance pacifiste» est efficace. A travers les 200 œuvres exposées jusqu’au 22 octobre, l’esprit de Tignous vibre. Son génie est partout dans une scénographie signée par le Français Nicolas Jacquette et le Romand Jérôme Liniger, avec lesquels, à Paris, elle codirige le Studio Irrésistible. Aucun calibre, aucune balle, jamais, ne pourra atteindre, ni effacer le trait génial de Tignous, son humour et la réflexion qu’il suscite. En cela, les assassins ont raté leur coup, pas leur cible. Tignous est mort un feutre à la main. Il déclarait: «Si on a peur, ils ont gagné.»
Chacun se souvient de ce qu’il faisait lorsque défilèrent les noms de Cabu, de Charb, d’Honoré, de Tignous, de Wolinski et des sept autres, membres ou pas de la rédaction, sans compter les blessés. «Ce jour-là, on a tué l’âme du journal. C’étaient des antimilitaristes et des pacifistes assumés, des gens qui aimaient les gens. Finalement, ils étaient peut-être les plus à même de défendre ceux qui les ont assassinés», souligne la jeune femme.
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Chez elle, il n’y a ni colère, ni faux-semblants. «Pour apaiser sa colère, il faut pouvoir donner du sens. Là, il n’y en a pas.» Lorsqu’on évoque l’esprit «Charlie», elle émet des réserves, bat en brèche le mythe d’une bande de potes qui se tapait sur le ventre à l’époque de Cavanna et du professeur Choron. Un chapitre s’intitule «Moyennement Charlie». Elle y décrit l’ambiance délétère qui se développa au sein du titre après l’attentat. Le peu de cas que l’on fit des disparus, malgré l’afflux d’argent, les 8 millions d’exemplaires vendus du numéro collector daté du 14 janvier 2015. «Des décisions ont été prises quant à la gestion du journal, du travail des morts et comment on leur a rendu hommage. C’est ça que je ne pardonne pas», affirme Chloé.
«Tignous était un veilleur, il se souciait des autres»
Les derniers temps, Tignous s’était heurté à Charb ou à Bernard Maris. «Les autres disaient: «On en a marre de tout justifier.» Ce à quoi Tignous répondait: «Mais vous vous êtes demandé quelle était notre part de responsabilité dans la souffrance de ces jeunes qui partent faire le djihad pour qu’ils en arrivent là?» Lui était profondément dans le questionnement.» On pense évidemment à l’affaire des caricatures de Mahomet. «Tignous n’était pas, contrairement à son journal, contre l’islamisme de manière obsessionnelle», précise Chloé Verlhac. C’est à peine si on trouve une ou deux illustrations sur le thème de la religion dans l’expo. «Il a tapé sur à peu près tout le monde à parts égales. Il a peu abordé ce thème. Il avait une grande haine de l’Eglise et il a même songé à se faire débaptiser. A Charlie, il se souciait toujours du sort des autres. Tignous était un veilleur. C’était quelqu’un qui ne jugeait pas.» Il était fier de sa carte de presse judiciaire. «Il avait fait un travail magnifique sur le procès d’Yvan Colonna (ndlr: Prix France Info de la BD de reportage).»
Chloé Verlhac sera reçue à l’Elysée. Le président François Hollande apparaît plein de compassion, mais s’avère inefficace et décevant. Elle va nouer avec Christiane Taubira, la garde des Sceaux, une relation riche et profonde. Dans le fracas du récit, comme des lumières, il y a le génie de ses enfants, Sarah Lou et Solal. La première réaction de son fils ressemble à un dessin de Tignous: «Maintenant, il faut que tu trouves un nouveau mari et un gentil», lui dit le garçonnet de 5 ans. Quelques heures auparavant, sa sœur, 9 ans, a pressenti la gravité des choses avant même de connaître la vérité. «Solal arrête! On ne sait pas si papa est vivant», dit-elle à son frère turbulent. «Avec Tignous, nous avons élevé des enfants qui sont des gens bien. Ils sont généreux, ils ont des valeurs altruistes. Ils sont citoyens et humanistes.»
En évoquant le jour noir, Chloé se souvient de son fils, si fier d’avoir gagné une casquette. «Il m’attendait sur sa petite chaise, heureux, dans la classe. Il a essayé de me parler et je lui ai répondu: «Non, attends chéri, je suis au téléphone...» Cette scène résume tout. On avait perdu l’innocence. Un petit morceau de bonheur nous a échappé, quelque chose auquel on n’aura plus jamais droit. Je ne sais pas si je vais me remettre de ça un jour», dit-elle, les yeux soudain embués. Aujourd’hui, Solal a 13 ans. Chloé nous rapporte ses propos: «Moi, pour me protéger, mon cerveau a tout effacé. Un jour, ça reviendra quand je serai prêt. Laissez-moi le temps.» A leur façon, les deux ados perpétuent eux aussi la mémoire de leur père. Allez admirer l’œuvre de Tignous à la Maison du dessin de presse. Il y est magnifiquement vivant.
>> Retrouvez l'exposition «Tignous Forever»: entrée gratuite, Maison du dessin de presse, rue Louis-de-Savoie 39, Morges, jusqu’au 22 octobre, www.mddp.ch