En ce vendredi matin d’été, des tirs résonnent au fond des bois, dans le stand voisin. La légère tension qui règne dans les baraquements d’une école de recrues DSA (défense sol-air), à Emmen (LU), vient pourtant d’ailleurs. C’est qu’on n’y attend rien de moins que la visite du commandant de corps Thomas Süssli, à la tête des 10 000 salariés de l’administration militaire et des 100 000 membres de l’armée suisse. Le voici, ce natif de Zurich de 55 ans dont le choix étonna en 2020, lui qui venait du monde de la banque et de l’informatique. Affable, précis, il est accueilli par le commandant de l’école, le colonel EMG fribourgeois Cédric Menoud. L’atmosphère s’adoucit illico, tant le grand manitou s’affiche sans autres postures autoritaires. Il questionne longuement une recrue, l’écoute avec attention, se réjouit des précisions d’une sergente aux nattes blondes. L’Ukraine semble très loin même si ce conflit a tout changé pour les militaires de partout.
- Posez-vous toujours autant de questions à vos subordonnés?
- Thomas Süssli: Absolument. Je ne suis pas spécialiste de ce qu’ils font ici, je veux apprendre et comprendre les inquiétudes éventuelles. Dans l’armée suisse, nous ne sommes pas fixés sur les ordres. Nous posons des objectifs et laissons autant de libertés que possible. J’aime que ce soient les gens qui s’impliquent et prennent leurs responsabilités. Et non qu’on se contente de processus ou de comités pour prendre des décisions.
- Aimiez-vous déjà tout organiser quand vous étiez enfant, dans la cour de récréation?
- Oui, je crois. Chez les scouts, dont j’ai fait partie dès mon plus jeune âge, mon surnom était d’ailleurs Suri (souris), parce que j’étais petit. J’y ai été chef de groupe très tôt, cette expérience m’a façonné et m’accompagne. J’aime concevoir. C’est parfois difficile, car il s’agit surtout de créer les conditions pour que d’autres trouvent des solutions. J’aime faire avancer les choses, jusqu’à me montrer parfois impatient avec moi-même et les autres. J’ai aussi besoin d’une vision et de buts à long terme.
- L’actualité, ce sont les 13 milliards que vous sollicitez pour l’armée. Un chiffre énorme!
- Le monde a changé et change encore. Beaucoup disent que nous sommes en train d’entrer dans une guerre froide 2.0 avec un nouveau rôle pour les USA ou la Chine, qui amène à une division du monde. La guerre en Ukraine est sans doute un premier signe que la «politique de la puissance» est revenue et qu’aujourd’hui certains Etats pensent atteindre leurs buts par des moyens militaires. Dans l’armée suisse, nous ne parlons pas de pays individuels, ni de scénarios concrets. Ce qui nous intéresse, c’est le potentiel militaire existant. Or les intentions en Europe peuvent changer rapidement. Nous devons regarder aujourd’hui vers les années 2030, il s’agit de renforcer notre capacité de défense. Lors des vingt dernières années, avec Armée 21, nous l’avons réduite. Notre savoir-faire a été gardé, mais nous avons perdu le «pouvoir-faire». Pour financer la capacité de défense au total, il faudra probablement 40 à 50 milliards. Ces 13 milliards sont un premier pas, réparti sur environ dix ans. Ce montant ne sera pas payé d’un coup. Il se situe dans le cadre du budget normal de l’armée.
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- Savez-vous que le coût de la vie a augmenté pour les Suisses, mais pas les salaires… Cet argent ne devrait-il pas aller ailleurs?
- La sécurité a non seulement une valeur, mais aussi un prix. A la fin, c’est la politique qui définit le budget de l’armée. Je ressens toutefois beaucoup plus de compréhension dans la population qu’avant la guerre en Ukraine.
- Vous faites un constat dur en estimant qu’en cas d’attaque contre la Suisse elle ne tiendrait que quelques semaines. Pourquoi?
- Ce n’est qu’une évaluation militaire honnête. La défense comprend beaucoup d’aspects mais, face à une attaque terrestre, notre capacité à nous défendre est très limitée. Nous manquons entre autres de matériel. Imaginez: nous ne pouvons équiper entièrement que deux des six bataillons de chars. Et seulement la moitié des 17 bataillons d’infanterie. De plus, avec Armée 21, nous n’avons plus de logistique de guerre. Nous disposons de peu de stocks de munitions. A titre d’exemple, l’Ukraine en tire autant en une semaine que l’Europe en produit en un mois… Tous ces facteurs nous ont conduits à cette demande de 13 milliards.
- Existe-t-il un problème d’effectifs?
- Oui, le matériel ne sert à rien sans les gens. Or, chaque année, 3000 personnes de trop quittent l’armée. D’ici la fin de la décennie, les effectifs baisseront tant que nous ne pourrons plus honorer nos missions.
- Irez-vous jusqu’au service obligatoire féminin?
- J’ignore si une telle mesure obtiendrait une majorité. Dans un premier temps, une journée d’orientation obligatoire pour les femmes, comme la conseillère fédérale Viola Amherd le souhaite, serait une étape importante. Nous aimerions avoir plus de femmes dans l’armée, en tout cas 10%. Aussi parce que, comme dans le monde civil, des équipes diversifiées donnent de meilleurs résultats. Les femmes apportent une attitude différente, elles font du bien dans nos équipes.
- En parlant de ces 13 milliards, vous faites de la politique. Est-ce votre rôle?
- Mon rôle n’est pas politique. Le parlement a décidé l’année dernière d’augmenter le budget militaire jusqu’en 2035 et il a été demandé à l’armée de montrer comment renforcer la capacité de défense, ce que nous venons de présenter. En fin de compte, nous sommes toujours sous la primauté de la politique.
- La Suisse est-elle isolée?
- Je ne peux parler que sur le plan militaire. Là, j’entretiens un échange étroit avec mes voisins. C’est très amical, très solidaire. On échange par exemple lors d’implémentations de nouveaux systèmes, comme l’avion F-35 ou encore le système de défense contre avions Patriot. Nous examinons aussi la possibilité d’organiser des exercices de formation à l’étranger en privilégiant les pays voisins: l’Autriche, l’Allemagne, la France, l’Italie un peu moins car les places d’exercices ne sont pas très proches. La collaboration est et a toujours été bonne.
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- Avec la guerre si proche, regarde-t-on différemment les militaires?
- Des soldats m’ont affirmé que la population montrait davantage de reconnaissance pour l’armée. Il arrive qu’on les remercie dans la rue de faire leur service militaire. De plus, comme un jeune lieutenant me le confiait ce matin, la guerre en Ukraine lui donne une nouvelle motivation. Tout cela a clairement changé depuis l’an dernier.
- Comment se passe une semaine type pour vous?
- En ce moment, je me suis donné pour but de faire du sport tous les matins pendant trois mois, c’est pourquoi je me lève à 4 heures, une heure plus tôt que d’habitude. Puis je prends une heure pour préparer la journée. J’ai de nombreuses réunions d’affilée et je rencontre beaucoup de gens. Parfois aussi comme aujourd’hui, auprès de la troupe. Voir du monde, j’aime cela, tout comme les apparitions publiques. C’est une chance d’expliquer ce qu’on fait. Chaque soir en rentrant chez moi, dans le canton de Lucerne, je me pose la même question: «Qu’ai-je fait aujourd’hui pour la sécurité de la Suisse?» Le lendemain, je me lève en essayant de faire encore mieux.
- Quels clichés sur l’armée vous touchent?
- Il y en a beaucoup, même si les millions de Suisses qui ont fait leur service militaire savent comment les choses se passent vraiment et nous aident. Je citerais l’idée du leadership. Des gens me disent: «Tu es le chef de l’armée, tu n’as qu’à donner des ordres!» Or nous ne commandons pas, vous l’avez vu aujourd’hui. Nous voulons inspirer, motiver. La façon dont nous dirigeons a beaucoup changé.
- Et les soldats, ont-ils changé?
- Oui, c’est un changement de génération. Les recrues qui nous rejoignent veulent d’abord comprendre le sens de leur mission. A nous d’expliquer et de leur répondre.
- La Suisse romande, vous connaissez?
- (Il parle soudain en français.) Si je suis invité pour un événement, j’accepte. J’ai découvert Genève, que je ne connaissais pas, et que j’adore. Là-bas, les gens sont soit pour, soit contre l’armée, il n’y a pas d’avis entre deux. Et j’aime le débat. Le français, j’ai dû l’apprendre pour obtenir ce poste. Je l’avais seulement pratiqué à l’école; dans le monde de la finance ou de l’informatique, on parle l’anglais.
- Avez-vous un talent caché?
- (Rires.) Il y en a un. Mon amour pour la magie. A 8 ou 9 ans, je voulais devenir magicien. Il m’arrivait d’oublier de faire mes devoirs pour apprendre des tours. Si je dois prendre ma retraite ou passer à autre chose, j’ai bien l’intention de recommencer.