Il est touchant, M. Chat. Lorsqu’il décroche le téléphone, il est affable, mais s’avoue stressé par l’exercice de l’interview. «Il faut que je fasse attention parce que je suis assez doué pour dire des choses qui amènent les gens à m’en vouloir pour longtemps. Répondre sans y avoir réfléchi au préalable, dans un monde de communication comme le nôtre, ça peut être périlleux.»
Une angoisse étonnante de la part de quelqu’un qui a commencé sa carrière artistique de manière marginale, dans la clandestinité de la rue. «C’est vrai, acquiesce-t-il. Mais peut-être que la marginalité, ça lasse au bout d’un moment. Quand je revenais de Corée, je suis tombé sur «High & Low», le documentaire de Kevin Macdonald consacré à John Galliano. J’adore les sujets polémiques et j’ai trouvé le film assez bien fait. Il explique la complexité de la réussite. Comment on peut déborder à un instant T, parce qu’on est en surcharge ou en hypersensibilité. En proférant des insultes antisémites publiques, c’est un peu comme si Galliano s’était suicidé professionnellement. Comme s’il détruisait sa carrière parce qu’il n’arrivait plus à travailler, et ça devient une sorte de catastrophe. Il a perdu quinze ans de vie. Quinze ans de création, c’est énorme. Ce film m’a fait réaliser qu’on peut très rapidement arriver en zone de saturation. Et ça m’a fait peur.»
Pour autant, l’artiste ne se voit pas capable de tels débordements. «Ma nature helvétique fait que j’ai une espèce de fusible. Une sécurité qui va naturellement me pousser à me carapater ou me replier avant d’aller trop loin. Je ne pense pas être quelqu’un d’extrême.» Ses origines romandes reviennent souvent dans la conversation. Et sa générosité dans les détails témoigne de son attachement pour ce petit coin de pays. M. Chat, Thoma Vuille à la ville, est donc né «avec quatorze jours de retard», précise-t-il, le 16 juillet 1977, à l’hôpital Pourtalès, à Neuchâtel, d’une maman puéricultrice et d’un papa maçon. Il vit du côté de Boudry jusqu’à ses 5 ans, âge auquel ils déménagent pour Orléans, sans que le petit Thoma sache pourquoi. «C’est un grand mystère, confie-t-il. Je me suis toujours dit que ma mère a voulu s’émanciper du giron de mon père. En tout cas de l’emprise familiale de mon père et du côté un peu «petit village» de Boudry.»
Enfant de la télé
Un départ qui n’obscurcit en rien son enfance. Au contraire. «Ce sont de très bons souvenirs, assure-t-il. Mon père avait le droit de garde pendant les vacances, je les ai donc toutes passées ici. J’ai eu une enfance très heureuse, avec très peu de contraintes, en compagnie de baby-boomers méritants, qui étaient très heureux de pouvoir payer les nouvelles technologies à leurs enfants. On a donc passé des journées entières à regarder les séries du câble et à jouer aux premières consoles de jeux vidéo. On est une des premières générations à avoir été exposées à la télévision.»
Cette culture du zapping l’a bien entendu influencé au niveau artistique. La peinture le prémunit d’ailleurs contre une addiction sévère aux écrans. «Je suis un psychopathe, une machine de guerre, rit-il. Dès que les premiers réseaux ont commencé à se développer, j’ai eu tendance à beaucoup cliquer. C’est encore le cas aujourd’hui. Mais vu que je préfère peindre, je dois ménager un peu mon outil de travail. J’en suis à trente ans de peinture et mon bras commence à montrer des signes de fatigue. Bien sûr, je peux travailler avec le gauche, mais le trait n’est pas aussi précis.»
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D’inspiration multiple
Si l’artiste ne garde que d’excellents souvenirs de son enfance franco-suisse, le statut de binational lui pose parfois quelques questions identitaires. «On me dit souvent: «Tu es à moitié Suisse.» Mais il n’y a pas de moitié. Je suis une personne entière, pas un petit bout helvétique collé à un petit morceau français. On en arrive à se mettre dans une bulle quelquefois. Et on devient M. Chat ou, tout du moins, on fait notre M. Chat. C’est sans doute de là que provient mon excentricité.»
M. Chat. Sa signature et son personnage phare, qu’il a dessiné sur les murs de toute la planète ou presque. L’histoire raconte que c’est une fillette qui lui aurait inspiré ce personnage durant un cours de dessin qu’il donnait à des enfants. «En fait, il y a plusieurs petites filles qui m’ont inspiré, confesse-t-il. Et aussi le dessin que ma mère m’envoyait quand elle était en maison de repos. J’ai encore des cartes postales avec ce grand soleil dessus. Celui qui brille pour tout le monde. Il a ce côté «sortir de la grotte et de l’obscurité pour aller vers la lumière».
Les périodes sombres, Thoma en a connu quelques-unes. Juste avant de percer, il a songé à rentrer en Suisse pour élever des vaches chez son oncle. Une alternative qu’il n’exclut pas, aujourd’hui encore. «Ce n’était pas baisser les bras, mais plutôt une idée joyeuse. Depuis, je me suis rendu compte que souvent, c’est quand j’allais abandonner que les choses arrivaient. Le fameux lâcher-prise. Si demain tout devait s’arrêter, je n’aurais aucun souci à repartir dans n’importe quel métier. Graphiste, cantonnier, forestier ou même gardien de vaches, tant que ça me permet de répondre à des besoins vitaux.»
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Première neuchâteloise
Pour le moment, sa vie d’artiste est bien remplie. Nul n’étant prophète en son pays, Thoma expose pour la première fois de sa carrière à Neuchâtel, à l’Hôtel Palafitte. Un canton qu’il tient à valoriser, en particulier sur sa partie «haute». «Depuis que je sais lire et compter, je prends les trains franco-suisses, explique-t-il. J’ai pu contempler les fresques décoratives des différentes gares. Encore récemment, j’admirais celles de Lausanne, ainsi que les berges du lac et ses flancs de montagnes. Je vais essayer d’illustrer ces différentes sources de sourire sur les murs et les divers angles de l’hôtel, que les visiteurs pourront découvrir, ou pas…»
Un accrochage sobrement baptisé «Retour aux sources». Mais lesquelles? «Il y en a plusieurs, prévient l’artiste. La source de l’Areuse, pour commencer. A Boudry, c’est à la fois un axe sur le lac et sur les gorges, qui permet de s’échapper et donne une perspective d’ailleurs. Et puis il y a cette idée aussi de retrouver la matière première de mes jeunes années puisque, dans cette exposition, je ramène tout mon stock de dessins que j’ai faits depuis que je suis étudiant.» Des œuvres réalisées aux quatre coins du monde, l’artiste ayant énormément voyagé: les Etats-Unis, le Maroc, la Corée, le Japon, le Vietnam, le Sénégal, pour ne citer que quelques-unes de ses nombreuses escales. Et malgré cette reconnaissance planétaire, Thoma Vuille refuse qu’on lui parle de consécration. Tout comme il ne souhaite pas mettre de mots sur le phénomène qu’il a déclenché. «La consécration? Je ne connais pas, ce n’est pas encore arrivé, assène-t-il. Ce n’est pas bon de se définir soi-même, c’est dangereux. Quand on le fait trop, on tombe dans la mégalomanie. Ce n’est pas une qualité.»
Lorsqu’on l’interroge sur d’éventuels regrets, malgré cette carrière bien remplie, Thoma Vuille répond avec la sincérité dont il semble ne jamais se départir. «Je suis un grand mélancolique donc le regret, le souvenir, c’est un fil conducteur chez moi.» Et quand on lui demande si, dans la vie, il est plutôt chien ou chat, il lâche en riant: «Je crois que je suis plutôt enfant!» Ça tombe bien, il en a deux. Une fille de 12 ans et un fils de 8 ans, bien partis pour suivre les traces de leur illustre papa puisque ce dernier a déjà exposé leurs œuvres au Musée de Séoul. Des chatons à suivre!