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Portrait

Thierry Wasser, le Suisse derrière les parfums Guerlain

Mélomane, curieux, raffiné, spirituel et surtout surdoué, Thierry Wasser est devenu le directeur de création des parfums Guerlain il y a quinze ans. Des collines de Montreux aux commandes de la maison de luxe parisienne la plus mythique, il a tracé sa voie au fil des aventures humaines, grâce à une capacité d’émerveillement rare. Rencontre avec une personnalité aussi enivrante que ses créations. 

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Thierry Wasser, directeur de création des parfums Guerlain

C’est dans son élégant bureau aux couleurs de la maison Guerlain, dont le siège parisien est juste derrière la Samaritaine fraîchement rénovée, que Thierry Wasser nous a reçus.

Manuel Braun

Thierry Wasser n’aime pas les effluves du lac. Il les trouve «un peu fadasses», même s’il garde un souvenir olfactif vivace de la Suisse. Comme ceux glanés au cours d’escapades adolescentes avec le club alpin lorsqu’il passait l’été à faire de la varappe et l’hiver de la peau de phoque. D’ailleurs, un jour, son club l’avait conduit jusqu’à Zermatt, où il faisait «un froid de canard». Tellement que, en respirant par le nez, aucune odeur n’imprimait le cerveau. «J’ai été frappé par cette conjonction de température et d’altitude. D’habitude, le monde a toujours une odeur. Et je me suis alors demandé si c’était ça, l’odeur de rien», se remémore en souriant le sémillant sexagénaire dans son bureau parisien au décor minimaliste.

Dans cette alcôve du siège de la maison Guerlain, juste derrière la Samaritaine fraîchement rénovée, seules les fioles et les mouillettes – ces tiges en papier permettant de humer les arômes – jonchent la table. Juste au-dessus, au mur, trône avec bienveillance un cliché de Thierry Wasser absorbé dans une discussion complice avec Jean-Paul Guerlain, le maître parfumeur dont il assure la succession depuis 2008. En récupérant les grimoires de formules confidentielles d’une vénérable maison vieille de 195 ans, la tâche était lourde: poursuivre son rayonnement tout en devenant le premier nez à ne pas être issu de la lignée Guerlain. Bien sûr, Thierry Wasser s’est vite imposé comme une figure incontournable de la haute parfumerie. 

Les outils du parfumeur: mouillettes, extraits de parfums et notes

Mouillettes, extraits de parfums et notes, les outils du parfumeur.

Manuel Braun

L’émotion des effluves


A son palmarès, des créations telles que Dior Addict ou Hypnôse de Lancôme, avant d’enrichir depuis plus d’une décennie le patrimoine Guerlain avec Idylle, Santal Royal, Shalimar Initial, La Petite Robe Noire et tant d’autres accords envoûtants. Mais comme tous les vrais passionnés, Thierry Wasser badine dans un mélange d’intelligence, de pudeur et de décontraction qui met aussitôt à l’aise. Quand on lui demande pourquoi un parfum nous touche plutôt qu’un autre, cette âme exquise réplique que c’est question d’émotion. Comme pour l’art, qu’il déteste intellectualiser. «Les gens réfléchissent trop, sourit-il. Par exemple, quand on me demande ce qu’un tableau de Rothko me fait, je réponds que je ne sais pas, mais que ça me fait. Avec un parfum, c’est la même chose. Chacun doit se l’approprier.» A 13 ans, c’est d’ailleurs Habit Rouge, de Guerlain déjà, qui le réconforte. Porté par un ami de sa mère, il l’emprunte pour s’en faire «une armure», alors qu’il souffre de harcèlement à l’école. «J’étais gros, on se moquait de moi», confie-t-il, tout en tendant une vieille carte scolaire tout droit sortie du passé sur laquelle un adorable gamin fixe l’objectif de son air lointain. L’époque des explorations solitaires dans son Chamby natal, sur les hauteurs de Montreux. «A 500 m de la maison se trouvait une ferme où je passais ma vie. J’y ai beaucoup plus appris qu’à l’école: le rythme des saisons, les moissons, la diversité de la nature. Quand j’ai pu avoir un vélomoteur, je montais jusqu’à Grimentz pour ramasser des fleurs d’arnica. C’est ainsi que je m’occupais, entre la ferme et la récolte.»

Celui qui hait puissamment l’expression «échec scolaire», qu’il trouve d’une «violence rarissime, aussi bien pour les enfants que pour leurs parents», décide de passer son certificat fédéral de capacité en droguerie-herboristerie. «Nous faisions un nombre incalculable de tisanes diurétiques, pour dormir ou autre. A l’époque, il y avait tout un engouement pour ces boissons, donc ma patronne d’apprentissage était très versée là-dedans, et c’était amusant.» Il ne sait pas encore que le monde de la parfumerie existe, mais le pressent en 1979, en parcourant feu «L’Hebdo» qui consacre un article à Givaudan et à Firmenich. Intrigué, il leur écrit et reçoit illico une invitation à venir les rencontrer. On lui rembourse même le billet Montreux-Genève. «En première classe, je m’en souviendrai toujours», précise-t-il. Firmenich estime qu’il n’a pas les diplômes de chimie adéquats, mais Jean Hadorn, directeur de l’école de parfumerie Givaudan, lui fait passer des tests olfactifs et le recrute, impressionné par sa capacité à transformer les fragrances en émotions. «On a aussi parlé pendant presque une heure de musique et de peinture», précise-t-il, tout en dégainant une nouvelle photo. Sur celle-ci, il a 20 ans, une blouse blanche, et hume une mouillette devant un homme au costume élégant qui fait de même. Les yeux de Thierry Wasser s’embuent discrètement à l’évocation de son mentor: «Vous ne devez jamais oublier les gens qui vous ont montré un chemin. D’ailleurs, j’ai toujours été d’une fidélité absolue. Surtout envers ceux qui m’ont fait.»

Sur la route des senteurs


Trente-huit ans après, celui qui aime s’asperger copieusement de parfum, qu’il considère comme «un moi invisible», porte toujours Habit Rouge. «Il m’a suivi toute ma vie et, ironiquement, aujourd’hui, je le fabrique», s’étonne-t-il presque, même s’il croit aux forces universelles qui nous relient les uns aux autres et nous dépassent souvent. Un peu comme le parfum, dont il rectifie aimablement les origines quand on suggère que, au départ, il fut d’abord envisagé pour protéger des maladies, notamment à travers l’eau de Cologne. «On s’en est également servi pour embaumer les rois et reines d’Egypte, rappelle-t-il à son tour. Et, avant d’être médical, je pense que le parfum était réservé à la communication avec l’au-delà. On adressait des messages aux dieux par la fumée, en brûlant des plantes aromatiques, des résines, des gommes. Etymologiquement, d’ailleurs, le parfum signifie «per fumum», «par la fumée». Et chez les Romains, plus hédonistes, on parfumait aussi les vins. Petit à petit, son usage, réservé aux puissants et au clergé, s’est démocratisé. Aujourd’hui, tout le monde y a accès.»

Coup de foudre pour le classique


Désormais, Thierry Wasser passe la majorité de son temps à parcourir la planète en quête de matières premières, avec la même fringale bucolique qu’au temps des pérégrinations adolescentes dans les Alpes suisses, heureux de multiplier les aventures humaines. Au photographe pour qui il posera avec du bois de rose, il confiera ainsi son aventure pour le récupérer: huit heures en pirogue, dans une fabuleuse nuit amazonienne, avec des locaux pour compagnons de route. Bientôt, le parfumeur doit filer en Inde, «pour les fleurs et le vétiver, avant d’aller voir les lavandes puis les tubéreuses, qui repartent fin août, début septembre». Canada, Etats-Unis, Argentine, Brésil, Corée, Singapour... égraine à son tour son attachée de presse en consultant leur planning. «Tous ces voyages sur les matières premières servent à rappeler que nos parfums sont incarnés par des agriculteurs, des cueilleurs et des transformateurs. Car les fleurs sont délicates, elles ne voyagent pas et sont distillées sur place. Et tout le savoir-faire de ces gens en Turquie, en Bulgarie, en Inde, en Indonésie ou au Pérou peuple nos flacons. Et j’aimerais montrer à quel point il y a de la fierté, de l’amour et de l’espoir dans un parfum, qui n’est pas un simple objet», vibre l’ex-herboriste devenu star de la parfumerie.

Thierry Wasser hume le bois de rose récupéré après huit heures de pirogue en Amazonie.

Thierry Wasser hume le bois de rose récupéré après huit heures de pirogue en Amazonie. 

Manuel Braun

Avant de débarquer à Paris, en 1987, le jeune Wasser passe quelques années à New York, mais il n’est pas du genre à se laisser griser par le chant des sirènes de la mégalopole. La seule mélodie douce à ses oreilles, c’est le classique. Sa passion pour ce genre musical est précoce: «A 9 ans, je suis tombé sur un disque de Tchaïkovski, à la maison, et j’ai eu un choc. Après, chaque fois que j’avais 10 balles, j’allais chez le disquaire de Montreux, qui m’avait à la bonne, et j’ai découvert Stravinsky, Prokofiev, Chostakovitch, Scriabine, Rachmaninov, puis Beethoven, Schubert, Schumann.  Quand j’ai eu l’âge d’avoir le permis, plutôt que de le passer, je me suis acheté un smoking pour devenir placeur à tous les concerts du Septembre musical de Montreux. Après avoir pris les tickets, je m’asseyais là où c’était libre et j’ai pu voir les gens les plus incroyables: le Boston Symphony avec Seiji Ozawa, le London Symphony avec Carlo Maria Giulini, sans oublier Karajan.»

Depuis, il écoute une heure de musique par jour en s’isolant. «C’est une forme de méditation, les sons vous transportent dans leur propre univers», confie celui qui aime vivre dans le moment présent. D’ailleurs, il a découvert hier «une ventrèche de cochon à se rouler par terre, dans un restaurant», aime promener son chien, dont les pattes sentent le pop-corn, pour «observer attentivement les alentours». On a vraiment du mal à quitter un individu d’une si belle intensité, emporté par un essaim de chaleureuses assistantes qui vient lui rappeler qu’il est l’heure d’aller voguer vers de nouvelles aventures.

Par Julie Rambal publié le 24 juillet 2023 - 10:04