Sur l’embarcadère de la base suisse, on fait sonner Llum («lumière» en catalan), une cloche au timbre chaleureux qui avertit tout le port barcelonais de Vell qu’Alinghi s’en va prendre l’air. En 2003, en Nouvelle-Zélande, c’était avec le furieux «Can’t Stop» des Red Hot Chili Peppers, joué à fond sur une grosse sono, que le team helvétique tapait sur les nerfs des bases adverses à chaque embarquement. Ce changement de musique confirme une impression générale: la Coupe de l’America est devenue une compétition bien élevée.
Finis les interminables combats judiciaires de coqs entre les mécènes, finis les coups tordus en coulisses et les insultes entre marins dans les bars. Même l’espionnage – naguère illicite mais généralisé – entre les concurrents a été encadré et réglementé pour éviter des incidents regrettables. C’est comme si toute la férocité d’antan avait été canalisée dans la technologie de pointe et l’intelligence artificielle, dans la vitesse des bateaux et la prise de risque des équipages.
Théry Schir, 31 ans, n’a pas connu les mœurs moins policées des éditions précédentes de l’America’s Cup. Cela fait deux ans seulement que ce Lausannois a intégré le team Alinghi Red Bull Racing et, par la même occasion, qu’il a découvert le monde de la voile de compétition, même s’il avait fait un peu de bateau en famille. En 2021, il participait encore aux Jeux olympiques de Tokyo, mais pas sur un dériveur. Au Japon, ce champion de cyclisme sur piste avait ajouté deux diplômes olympiques (septième de la poursuite par équipe et de l’omnium) à ses médailles aux Mondiaux et aux Championnats d’Europe.
«Bien sûr, mon but en 2021, c’était une médaille. Et je ne suis pas passé loin vu que j’étais quatrième avant la dernière épreuve de l’omnium. Mais j’ai manqué de force pour le final. Il y a eu un peu de frustration. J’avais décidé de changer de carrière avant mes 30 ans pour me reconvertir en gérant immobilier. J’avais donc commencé mon brevet fédéral quand Alinghi m’a contacté pour passer des tests physiques. Cela s’est bien passé. Et j’ai accepté. Depuis avril 2022, je travaille comme «cyclor» à 100%. Une expérience fabuleuse.»
De cycliste à «cyclor»
C’est donc ainsi qu’on passe de cycliste à «cyclor», d’un vélo à un voilier, tout en conservant selle et pédalier. Mais désormais, ce n’est plus pour rouler, mais pour fournir un maximum d’énergie. Plus précisément pour produire, avec les trois autres «cyclors» tapis dans les carénages latéraux du bateau, les centaines de watts qui permettent aux quatre marins de ces ovnis aquatiques que sont les AC75 de régler l’immense grand-voile et d’abaisser et de relever les foils, ces ailerons qui soulèvent la coque hors de l’eau. Naguère, cette force brute était assurée par les bras de colosses aussi larges que hauts. Ce sont désormais des cuisses et des mollets d’extraterrestres qui font le boulot.
«Des pics d’adrénaline»
Mais comment Théry vit-il cette singulière reconversion en centrale énergétique embarquée après avoir mis la force de ses jambes des années durant au service de courses sur deux roues a priori bien plus variées et valorisantes? «J’avais en effet choisi le cyclisme sur piste pour son côté jeu tactique, plus ludique, plus subtil que le cyclisme sur route. Il y a aussi une dimension spectacle dans ces belles arènes en bois. Ici, dans ce rôle de «cyclor», c’est bien sûr complètement différent. Mais il y a des pics d’adrénaline incroyables. Le plus grisant, c’est quand on navigue à 50 nœuds (90 km/h), que tout va bien à bord, qu’on est en plein effort avec mes collègues, que tout l’équipage est en phase et qu’on sent que cet énorme projet sportif arrive à maturité.»
Théry est pourtant le seul des huit «cyclors» d’Alinghi à venir du cyclisme. Les autres sont des marins, des rameurs et un athlète. «C’est logique, car l’équation est très différente. Sur un vélo, il s’agit d’être le plus puissant possible tout en étant aussi léger que possible. Pour la Coupe de l’America, il s’agit surtout d’être puissant tout en respectant la fourchette autorisée de poids total des huit membres d’équipage, qui doit se situer entre 680 et 700 kilos. J’ai personnellement pris 15 kilos par rapport à mon poids idéal de cycliste. Je dois maintenant rester à 90 kilos, ce qui est heureusement bien plus facile que le combat permanent que je devais mener à l’époque de ma carrière de cycliste contre le moindre kilo supplémentaire. L’entraînement, en revanche, est assez semblable à celui de ma première carrière.»
Il reste une cruelle inconnue: Théry est en compétition avec ses sept collègues «cyclors» pour les quatre places à bord pour les courses qui débuteront bientôt. Ce permanent processus de sélection, le Lausannois l’accepte avec fatalisme: «Le fait de ne pas être sûr d’être à bord pour les courses nourrit la motivation. C’est très compétitif entre nous. Ce serait bien sûr dur de rester à quai et de regarder les autres se battre sur le plan d’eau, mais cela fait partie de ce projet, qui est d’abord un travail d’équipe.»
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La vie à Barcelone
Pour Théry, la vie à Barcelone, c’est d’abord Alinghi, mais pas que. Dans cette capitale du tourisme de la beuverie (pour la plus grande exaspération des autochtones), pas question pour lui de participer à ces championnats d’éthylomètre. En revanche, il est sain de s’extraire régulièrement de sa très compétitive communauté. Sa meilleure alliée de ressourcement, c’est sa compagne et désormais fiancée genevoise, Juliette Breza, 28 ans, qui l’a suivi six mois après son départ dans la capitale catalane. Elle a trouvé un job dans l’immobilier et le couple partage un magnifique appartement, meublé et décoré avec goût, à proximité du port de Vell.
Du matériel de golf en appartement permet à ces deux pratiquants de soigner leur «putting» et à ces deux compétiteurs dans l’âme de se défier sans pitié. Des livres de gastronomie sur une étagère du salon trahissent un goût commun pour les plaisirs de la vie. «Mais on a hâte que les choses sérieuses commencent», s’impatiente la jeune femme, qui se verrait pourtant bien rester à Barcelone quelques années de plus si la Coupe de l’America qui suivra celle-ci devait s’y disputer également. Théry a en effet signé pour deux campagnes. Lui-même confirme que pouvoir vivre cette aventure en couple est un énorme plus: «Même si je suis très peu à la maison, vu l’intensité de la préparation, même si mes journées actuelles ressemblent au fond à celles, très contraignantes, que je menais durant ma carrière de cycliste, oui, la vie est belle.»
Après notre reportage, l’AC75 suisse a connu une grosse avarie, une rupture du mât. Heureusement sans dégât humain et sans conséquence non plus pour le bateau. Mais cet événement rappelle que la Coupe de l’America, en optant pour des bateaux volants, a passé un cap. Cette compétition, née en 1851 et dont la 37e édition débutera le 29 août avec les éliminatoires (la Coupe Louis Vuitton) qui désigneront le challenger, n’a, depuis la 34e édition de 2013, presque plus rien de commun avec les compétitions précédentes. L’apparition des foils a en effet transformé ces voiliers en fusées pouvant tutoyer les 100 km/h. Dans le local matériel de la base suisse (dont une partie est désormais ouverte au public), des crânes en plastique servent de porte-casques comme pour conjurer le mauvais sort. Une idée du skipper de l’équipe, le Vaudois Arnaud Psarofaghis.
Il faut voir Théry Schir s’équiper avant l’entraînement pour comprendre que les marins en short d’il y a une quinzaine d’années seulement ont fait place à de véritables gladiateurs. Si les pronostics demeurent parfaitement impossibles avant les premiers face-à-face et le premier coup de pédale, le spectacle promet d’être total.