«Le secret n’est pas étanche. Il fuit derrière la plinthe. Par petites gouttes. Il s’infiltre, il se diffuse, il ramollit le plâtre, il effrite. Et un jour tout s’effondre», écrit Sophie Brugeille dans «Une histoire de gènes» (Ed. Flammarion), le récit de la découverte accidentelle de sa véritable filiation. C’est son fils de 15 ans qui fait exploser la vérité, en commandant un test ADN récréatif pour en faire une simple présentation sur sa chaîne YouTube. Elle a 45 ans et tandis qu’elle parcourt machinalement la page des résultats de l’ado, un patronyme lui saute au visage à la case «Correspondances» («les noms de toutes les personnes qui, ayant fait le test elles-mêmes, ont de l’ADN commun», précise-t-elle). Ce nom, même si le prénom associé ne lui dit rien, est celui de l’ancien chef de sa mère, qui leur a souvent rendu visite quand elle était petite.
Sophie Brugeille évoque son trouble devant le pourcentage de proximité génétique entre son fils et ce patronyme connu, et les larmes maternelles confirment ce qu’elle avait toujours pressenti. Elle est le fruit d’un adultère. Entre-temps, ce géniteur caché est décédé, mais il aura suffi qu’un de ses petits-neveux réalise lui-même un test ADN et laisse ses coordonnées génétiques sur une base de données partagée pour que le secret éclate à travers une concordance biologique. Après la douleur, la romancière finit par en parler à celui qu’elle appellera toujours «papa», pour libérer la famille.
«A travers mon histoire, j’essaie de montrer que l’on a tous un besoin viscéral de savoir d’où l’on vient, même lorsqu’on a été élevé par un père aimant. Parce que le secret détruit des vies et représente une immense souffrance pour tous: celui qui le porte et ceux qui en sont victimes», nous confie-t-elle.
Dans son livre plein d’une grâce cathartique, Sophie Brugeille dresse la liste des troubles qui l’ont frappée sans savoir qu’ils étaient liés à l’omerta de ses origines: boulimie, complexe d’imposture, phobies, choix de vie guidés par l’inconscient… Et constate l’incroyable force du déni puisque, même en réalisant durant sa jeunesse qu’elle était de groupe sanguin O positif, et son père AB négatif – «ce qui, d’un point de vue scientifique, est tout à fait impossible», écrit-elle –, personne n’a tiqué. «Je me souviens encore de cette conversation autour de nos groupes sanguins. La preuve, là, était sous nos yeux, mais je n’ai jamais remis en doute ma filiation, c’était inconcevable. Et si le petit-neveu de mon père biologique n’avait pas fait ce test ADN, je n’en saurais toujours rien.
Mais plus ça va, plus le nombre de personnes qui font ce genre de test sera important, et moins les secrets vont survivre. Donc, ne faudrait-il pas dès maintenant militer, ou au moins réfléchir sur le côté vain et destructeur de taire certaines origines?» poursuit celle qui se sent désormais «libérée, déséquilibrée, et plus la même personne». L’accès aux origines génétiques est même «un droit fondamental», selon Marie Lemeland, qui vient de publier «Le syndrome du bâtard» (Ed. Flammarion). Elle aussi a appris tardivement qu’elle était l’enfant d’un adultère. Avant qu’un test ADN exigé par celui qu’elle nomme son «père élevant» le confirme. Son essai plonge dans les symptômes liés aux secrets de filiation destructeurs. En 2017, elle avait déjà lancé le site Bande de Bâtards, pour recueillir des témoignages et confier le sien, puisque le phénomène est immense.
«Je reçois beaucoup de messages de personnes qui se retrouvent dans ce syndrome du bâtard, avec un sentiment de rejet, l’impression de ne pas être à sa place ou de devoir quémander des réponses à la mère porteuse du secret, et même parfois à toute la famille, qui était au courant alors que l’enfant non, liste-t-elle. C’est affolant de se dire que, quels que soient les milieux ou les histoires, il y a constamment ce sentiment que l’on nous refuse la clé de nos origines.
Le meilleur résumé de notre désarroi, une fois le secret connu, est quand on se retrouve chez un médecin qui réclame nos antécédents familiaux. On est incapable de lui répondre pour 50% de notre patrimoine génétique. Et l’on ne sait pas non plus ce que l’on transmet à ses propres enfants.» Selon les dernières estimations des généticiens, les fausses filiations concerneraient entre 1 et 5% de la population. «Ce qui n’est pas anodin si l’on imagine que cela peut toucher jusqu’à une personne sur vingt», précise Ariane Giacobino, médecin-généticienne aux Hôpitaux universitaires de Genève et auteure de «Peut-on se libérer de ses gènes? L’épigénétique» (Ed. Stock). Son métier? Réaliser des analyses ADN pour déceler et prévenir diverses maladies: malformations, alzheimer, cancers, infertilité... en fonction des antécédents familiaux. C’est dans le cadre de cette pratique que des origines qui ont été tues peuvent se signaler, lorsqu’un simple séquençage génétique est comparé à celui de la lignée familiale supposée.
«Dans notre profession, on appelle cela un incidentalome: une découverte annexe qui n’est pas la réponse à la question posée et qui ne va pas changer notre attitude de prise en charge. Et, dans ce cas-là, on se tait», précise la généticienne, pour qui il reste néanmoins «essentiel de dire la vérité dans les familles. Et si ce n’est pas le cas, la science le fera.»
Car Ariane Giacobino pense que l’ADN finira par tout révéler: «Chacun est propriétaire de ses données génétiques et, même si je vois encore rarement des patients les réclamer en consultation, cette tendance pourrait augmenter dans les années et décennies à venir. A partir de là, de nouveaux partages de séquençages en ligne pourraient multiplier le fait que des gens retrouvent leurs véritables parents biologiques.» Selon la célèbre romancière américaine Dani Shapiro, la science va même «nous pousser dans un endroit où il ne peut plus y avoir ce genre de secret», comme elle l’affirmait récemment au quotidien anglais «The Guardian».
C’est également un test ADN récréatif qui a fait découvrir à cette dernière ses origines biologiques, alors que ses deux parents étaient décédés. Vouant un culte au père qui l’avait élevée, elle découvre en 2016 qu’une partie de son identité est tronquée et que sa mère a eu recours à une insémination au début des années 1960. A l’époque, les cliniques non réglementées mélangent le sperme du père putatif à celui du donneur anonyme, pour «améliorer leurs résultats», prétendent-elles. Mais plus vraisemblablement pour ménager la virilité du conjoint rencontrant des problèmes de fertilité…
Comme elle le raconte dans «Héritage» (Ed. Les Arènes), Dani Shapiro a retrouvé son père biologique en trente-six heures. Aux Etats-Unis, quelque 12 millions de kits ADN sont vendus chaque année et les investigations peuvent s’avérer rapides. En traversant le pays pour promouvoir son ouvrage, la romancière a constaté une «épidémie» de révélations: «A l’époque de mes parents, il n’y avait aucune réglementation et j’ai parlé à de nombreuses personnes qui ont découvert avoir été conçues par don puis, juste après, avoir 42 demi-frères et sœurs. Mon livre raconte notamment que chaque donneur finira par être retrouvé. Car il y a un malentendu concernant les tests ADN: mon père biologique n’en avait pas fait, mais un de ses neveux l’a fait, et je l’ai retrouvé.»
En Suisse, les dons ne sont plus anonymes depuis 2001 et la loi est rétroactive. Désormais, chacun a le droit d’obtenir l’identité de son donneur. Mais les archives sont incomplètes, comme le raconte Muriel, coresponsable de l’association Sur terre via donneur: «Dans les années 1980, tout était fait pour entretenir le secret: pas de dossier papier dans les cliniques, donneurs référencés par numéro… On ne pensait pas au droit de connaître ses origines, seulement au fait que les parents puissent avoir des enfants.» Elle n’a appris qu’à 21 ans qu’elle était née par don, son père ne supportant plus le poids du silence.
«Mes parents avaient été briefés par les professionnels de la santé sur l’importance de se taire et ma mère m’a confié qu’elle avait eu peur que je sois stigmatisée à l’école. On entretenait vraiment le sentiment de honte.» A 37 ans, Muriel cherche la partie manquante de son identité, «parce que, dans ma conception, ils sont trois: une maman, un papa et un géniteur. Et c’est important d’avoir la dernière pièce du puzzle.» Le référencement de son ADN sur les sites existants n’a encore rien donné, mais, en 2019, elle a découvert une demi-sœur, également née par don. $
«C’est comme si on s’était toujours connues et, finalement, c’est logique. Et puis nous ne sommes pas à l’abri qu’un matin une plateforme nous indique un nouveau «match» ADN à plus de 25%, ce qui signifie un nouveau demi-frère ou une nouvelle demi-sœur», s’enthousiasme celle qui a dû apprendre à maîtriser la généalogie génétique. Et souhaite aujourd’hui aider, via l’association, tous ceux qui s’interrogent: «Beaucoup de gens nous contactent: personnes nées par don, futurs parents souhaitant procéder à une PMA, mais aussi anciens donneurs anonymes qui se posent des questions. On a notamment été en contact avec un donneur qui a fait lui aussi un test ADN et déjà retrouvé deux filles biologiques. Ils ont pu échanger. Parfois, il y a de jolies histoires.» Mais d’abord, il faut surmonter le choc, car tout s’effondre.
A quoi d’autre sert l’ADN?
Le séquençage de l’ADN ouvre de nouveaux débouchés toujours plus vastes. Oui, c’est déjà demain. Et oui, c’est vertigineux. «L’illustré» vous présente sept utilités de l'ADN:
1. Résoudre les «cold cases»
Nombre d’empreintes génétiques laissées sur des scènes de crime attendent toujours le nom du coupable. Mais la révolution des tests récréatifs permet désormais de retrouver de lointains cousins et de remonter le fil…
2. Surveiller la biodiversité
Des scientifiques commencent à utiliser l’ADN environnemental pour étudier le déclin des espèces. Il suffit pour cela de prélever de simples échantillons d’air afin de détecter ou non la présence de celles-ci.
3. Comprendre la flore intestinale
Des chercheurs ont catalogué la diversité génétique des bactéries intestinales. Qui s’avère immense. Objectif: trouver des traitements génétiques sur mesure pour mieux soigner les pathologies.
4. Mieux dépister le cancer
Les cellules cancéreuses produisent de l’ADN dans le sang, et des chercheurs sont en train de mettre au point une «biopsie liquide» de l’ADN, par simple prise de sang, pour repérer plus vite des tumeurs.
5. Soigner plus efficacement
La thérapie génique, qui permet de convertir des gènes malades en gènes sains, est en train d’émerger, très prometteuse pour nombre de pathologies: hémophilie, mucoviscidose, cancers…
6. Ressusciter des espèces
Aux Etats-Unis, une société privée tente de redonner vie à un mammouth disparu il y a des millions d’années grâce à son ADN. Objectif futur: restaurer les écosystèmes endommagés. Mais le projet fait polémique.
7. Modifier l’humain
S’autocloner pour avoir des organes neufs à disposition, donner naissance à des individus génétiquement «parfaits», tout devient possible. Souhaitable? C’est une autre question.