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Interview

Terrorisme en Europe: la Suisse, une cible?

Après les deux attentats commis en Belgique et en France, Frédéric Esposito, politologue et spécialiste du terrorisme au Global Studies Institute à l’Université de Genève, analyse la résurgence de la menace terroriste sur le sol européen et son impact sur la sécurité en Suisse.

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alerte à la bombe à l’aéroport de Bâle-Mulhouse le 20 octobre 2023

20 octobre 2023: alerte à la bombe à l’aéroport de Bâle-Mulhouse, qui est évacué. La veille, une fausse alerte à la bombe y avait entraîné l’interruption du trafic aérien.

Georgios Kefalas/Keystone-SDA

Près de trois ans après l’assassinat de Samuel Paty, Dominique Bernard, un professeur de lettres au collège-lycée Gambetta à Arras, en France, est poignardé à mort le 13 octobre par un ancien élève de 20 ans lors d’un attentat djihadiste. Trois jours plus tard, deux Suédois sont assassinés à Bruxelles par un assaillant se revendiquant de l’Etat islamique. Le terrorisme islamiste menace-t-il la Suisse? Le politologue Frédéric Esposito nous répond.

- Le terrorisme islamiste est-il de retour en Europe?
- Frédéric Esposito: Il n’est pas de retour, il a toujours été là. Certes, il avait baissé en intensité pour des raisons liées notamment au covid mais demeurait présent comme le montrent les statistiques européennes. A Bruxelles, l’auteur de l’attentat, d’origine tunisienne, a justifié son acte en réaction à l’affaire des corans brûlés en Suède. Le groupe Etat islamique a revendiqué le lendemain cet attentat en invoquant le fait que la Suède appartenait à une «coalition mondiale luttant contre le djihad». A Arras, le contexte est différent. Le professeur de lettres Dominique Bernard a été assassiné par une personne identifiée comme faisant partie d’un réseau tchétchène. La convergence entre ces deux actes? Une volonté de punir ceux qui s’en prennent à l’islam.

- La semaine dernière, le dispositif AMOK (qui sert à prévenir de la présence d’un tireur dans les écoles genevoises, installé à la suite de la fusillade de Columbine aux Etats-Unis en 1999) a été déclenché à la suite d’une alerte au tireur dans une école genevoise, la place Fédérale et une partie du Palais ont été évacués à Berne et il y a eu deux alertes à la bombe à l’aéroport de Bâle-Mulhouse. La Suisse est-elle sous tension?
- Ces alertes nous renseignent sur l’occurrence d’une menace et son intensité. Il faut cependant savoir dans quelle mesure elles sont le fait d’individus s’inscrivant dans une action terroriste. On observe une multiplication de ces alertes, surtout en France, dont certaines sont le fait de mauvais plaisantins. Malgré tout, la mise en place d’un dispositif comme AMOK montre que du moment où il y a une alerte à la bombe, on évacue les bâtiments concernés, car c’est la doctrine du «risque zéro» et la prérogative de la Confédération et des cantons, celle de protéger la population.

- Selon le Service de renseignement de la Confédération (SRC), aux yeux des djihadistes, la Suisse appartient au monde occidental qu’ils estiment hostile à l’islam. Le Conseil fédéral a officiellement qualifié le Hamas d’organisation terroriste, faut-il s’inquiéter d’éventuelles répercussions?
- Non, car la Suisse, depuis une décennie, est exposée comme les autres Etats européens à cette menace djihadiste, car elle appartient – selon les groupes islamistes – à cette «coalition mondiale contre le djihad». Donc une reconnaissance ou non du Hamas ne change rien.

- Quels sont les risques pour la Suisse? 
- Le premier relève de la stigmatisation d’une communauté, qu’elle soit juive ou musulmane. On observe une montée des actes antisémites en Suisse, comme en France. Peut-être que cela va aussi toucher la communauté musulmane. On est sur des actes xénophobes qui constituent une des premières conséquences à la fois du conflit entre le Hamas et Israël et les attentats d’Arras et de Bruxelles. Le deuxième est sécuritaire et concerne les menaces directes ou d’attentats. Sur le sujet, Fedpol ou le SRC restent discrets tout en informant d’un renforcement du dispositif de sécurité. Notamment en termes de prévention, avec une étude plus fine de ce qui se dit sur les réseaux sociaux, une sécurisation très claire des lieux de culte qui pourraient devenir des cibles. 

- Pourtant, le SRC n’a pas relevé le niveau d’alerte depuis le double attentat sur le continent européen. S’il considère la menace terroriste comme élevée, celle-ci l’est depuis 2015.
- La menace terroriste fait partie des enjeux sécuritaires prioritaires du pays. Je n’ai pas accès aux données confidentielles de la Confédération mais j’observe toutefois un discours qui va dans le sens d’un renforcement des mesures contre le terrorisme en Suisse. Il n’y a pas plus de présence militaire ou policière dans l’espace public, à l’inverse de la France avec le plan Vigipirate. Ce n’est pas dans la tradition helvétique. En revanche, le renforcement se fait au niveau du renseignement et des éléments préventifs.

- Donc le dispositif a été renforcé mais moins visiblement qu’en France? 
- Absolument. De plus, en Suisse, nous avons cette particularité de millefeuille sécuritaire, issue de la coordination entre les cantons et la Confédération. Donc 26 dispositifs de sécurité qui constituent la sécurité nationale. Il faut composer avec des sensibilités diverses d’un canton à l’autre et des problématiques différentes. Les grands cantons à caractère international (Genève, Bâle, Zurich) sont plus exposés qu’Uri par exemple.

Frédéric Esposito, chercheur et enseignant

Frédéric Esposito est politologue et spécialiste du terrorisme au Global Studies Institute à l’Université de Genève.

Jacques Erard/Unige

- Une ville internationale comme Genève est-elle plus susceptible d’être frappée par un attentat? 
- Pour un canton qui héberge des organisations internationales, le risque peut paraître plus élevé. Mais tout lieu est une cible potentielle, car en brandissant l’idée de répondre à cette coalition mondiale contre les djihadistes, les terroristes – dans leur rhétorique – se donnent la légitimité de s’en prendre à n’importe quelle représentation. Le propre de ces groupes est d’attaquer là où on ne les attend pas. Ce qu’on observe avec Bruxelles et Arras, c’est que ce sont des personnes qui ont agi seules. Ce qui est impossible à prévoir et à anticiper. Ou alors vous «bunkerisez» la société, mais ce n’est pas ce que l’on veut. Il existe des éléments déjà intrusifs dans les espaces publics, comme des blocs de béton qu’on tente de faire passer pour du mobilier urbain, mais personne n’est dupe. Cela montre qu’on a intégré cette menace dans notre quotidien et dans notre espace public.

- En Suisse, existe-t-il, comme en France, un équivalent des fiches S, ces personnes faisant l’objet de recherches pour prévenir des menaces graves pour la sécurité publique ou la sûreté de l’Etat? 
- Non, il n’y a pas d’équivalent en Suisse. Il existe une base de données européenne de personnes soupçonnées d’activité terroriste à laquelle la Suisse a accès. 

- Combien de personnes sont placées sous surveillance en Suisse? 
- Selon le SRC, il y a 41 personnes. Ce que la Suisse communique depuis deux ans, et c’est nouveau, est le nombre de personnes faisant l’objet d’une procédure pénale pour activité terroriste et islamiste. C’est un pas important. Non pas pour faire peur à la population mais pour montrer que l’Etat prend des mesures et que c’est une problématique autant suisse qu’européenne.

- La population doit-elle s’inquiéter et rester enfermée chez elle? 
- Surtout pas. L’objectif d’un groupe terroriste est de créer un climat de terreur, de contribuer à une désorganisation politique, économique, sociale et pas seulement de faire des victimes. Notre comportement individuel constitue une réponse symbolique. Si vous ne voulez plus prendre le métro, ne plus assister à des concerts, vous donnez raison à ces groupes terroristes. Il faut continuer à vivre et faire confiance aux autorités sans tomber dans l’inquiétude. On a des dispositifs de sécurité qui fonctionnent. Afin que nos sociétés restent des sociétés démocratiques, elles doivent être capables de gérer ces enjeux de sécurité sans «bunkeriser» l’espace public et sans réduire nos libertés individuelles. 


41 personnes sont une menace
 

Pour le Service de renseignement de la Confédération (SRC), «l’évaluation de la menace terroriste n’a pas changé: elle reste élevée en Suisse. Elle continue d’être influencée essentiellement par le mouvement djihadiste. Le scénario d’attentat le plus plausible en Suisse pour l’heure consiste en un acte de violence au mode opératoire simple commis par un individu isolé inspiré par la cause djihadiste.» Le SRC publie régulièrement le nombre de cas traités dans le cadre de sa mission de prévention du terrorisme. Selon les derniers chiffres (mai 2023):
41 personnes représentent actuellement un risque élevé et une menace prioritaire pour la sécurité intérieure et extérieure de la Suisse;
92 départs pour le djihad ont été recensés depuis 2001;
743 internautes ont été repérés après avoir diffusé du matériel en Suisse ou à partir de la Suisse prônant l’idéologie djihadiste, ou en se connectant avec des personnes qui défendent les mêmes idées. 

Par Alessia Barbezat publié le 2 novembre 2023 - 09:26