C’est le livre du moment, dont tout le monde parle, et qui sent le soufre. Sorti aux Editions Robert Laffont, son titre, «Sodoma», donne déjà le ton. Il est sous-titré «Enquête au cœur du Vatican». Un brûlot de 600 pages jeté dans la fosse aux lions et une opération rondement menée: 60'000 exemplaires mis en place rien que chez les libraires francophones, parallèlement à une sortie mondiale, avec des lancements simultanés dans une vingtaine de pays, en huit langues.
Un pavé, présenté comme une enquête réalisée dans plus de 30 pays, «1500 personnes interrogées au Vatican, dont 41 cardinaux, 52 évêques, 45 nonces apostoliques et des centaines de prêtres et séminaristes»… Mais c’est, surtout, d’abord un pavé dans la mare. Tout semble y être, jusque dans les détails les plus salaces. Dans un des kiosques de la gare de Lyon à Paris, les exemplaires du livre-choc s’arrachent comme des petits pains et leur étal est déjà presque vide, à côté de deux piles du dernier roman de David Foenkinos qui, en regard, paraît bien peiner à trouver ses lecteurs.
Bonne parole
Non loin de là, sur la même rive droite de la Seine, dans le quartier du Marais, au septième et dernier étage sans ascenseur d’un vieil immeuble au cœur d’une rue animée, l’auteur semble s’amuser du scandale qu’il provoque aujourd’hui dans le monde entier. Journaliste à France Culture, écrivain et sociologue, Frédéric Martel, 51 ans, est un homme aujourd’hui très demandé, son appartement envahi de journalistes qui se succèdent pour recueillir sa bonne parole, si l’on peut dire. Le nouvel auteur à succès sautille d’un endroit à l’autre de la pièce, répondant via un téléphone que lui tend son attaché de presse, entre deux temps morts, à quelques questions d’un média belge, avant de bondir derrière son MacBook pour un entretien en direct avec le journal du matin de Radio Canada.
Etre l’objet de tant d’attention après quatre années passées à travailler dans l’ombre, cet Avignonnais établi à Paris, qui a gardé son accent chantant du Midi, semble y prendre un malin plaisir: «J’ai révélé le dernier des grands secrets du Vatican», exulte-t-il. En fait, il est surtout le premier à briser une omerta, avec fracas et sans ménagement: l’existence d’une importante communauté gay dans le plus petit Etat du monde. Tout cela relevait du secret de Polichinelle, mais l’état des lieux va bien au-delà de ce simple constat.
«Clé de décodage»
Frédéric Martel croit discerner la signature des homosexuels dans toutes les décisions importantes prises au plus haut niveau ces 50 dernières années, révélant «les effets du secret de l’homosexualité sur la doctrine, et sur un tas de dysfonctionnements de l’Eglise».
«Le prisme homosexuel apporte une nouvelle clé de décodage à toute une série d’événements de l’histoire du Vatican, dit-il. Un prisme jusqu’ici sous-estimé.» Et de dénoncer ainsi par exemple Jean-Paul II, «un homme qui a lancé une croisade contre les gays et dont l’entourage était largement homosexuel, la moitié, au minimum, de sa garde rapprochée».
«Tout le monde se tient»
Quand on s’entretient avec lui, Frédéric Martel n’hésite pas à rajouter un peu de sel ou de piment pour ses interlocuteurs, racontant par exemple avoir logé au Vatican notamment dans l’appartement d’un cardinal. «Si je publiais les 400 heures d’entretiens que j’ai eus au Vatican avec différents intervenants, le Vatican ferme, plaisante-t-il. Ce qu’ils disent, ce qu’ils disent entre eux, les médisances, c’est terrible.» Flairant peut-être le danger, mais en tout cas le nez creux, le cardinal suisse Kurt Koch ne l’a pas reçu et ne figure donc pas dans la longue liste de ses confidents.
«Trois ou quatre conseillers du pape étaient au courant de ce que je faisais, ajoute-t-il encore mystérieusement, mais j’ai fonctionné avec eux comme avec des amis. Je regrette de devoir le dire, mais un hétérosexuel n’a pas les accès, n’a pas les codes, n’a pas les réseaux, et ça a été très difficile pour moi de m’infiltrer au Vatican, mais en même temps très facile. Difficile au début car j’avais trop peu de contacts. Facile ensuite parce que je suis gay.» En résumé, silences et mystères au Vatican s’expliquent par cette simple règle: «Tout le monde se tient.»
Complot
Frédéric Martel pense avoir finalement signé «un livre très favorable au pape François». «Je décris tout ce que j’ai vu, plaide-t-il. Globalement, je montre le complot et la bagarre contre François. Il est attaqué très injustement par des cardinaux très homophobes, eux-mêmes homosexuels. Peu à peu, je me suis mis à l’apprécier.» Sans toutefois jamais le rencontrer. Il n’a, confie-t-il, «même pas cherché à le faire».
«Frédéric Martel soulève un réel problème, la double vie de membres du clergé homosexuels, mais de manière outrancière», analyse Guillaume Goubert, journaliste à La Croix, déplorant notamment son «exagération narrative» et «sa propension à tout analyser à travers le prisme de l’homosexualité, même lorsqu’il s’agit de politique ou d’argent. "Sodoma" est en ce sens un livre gay autoréférentiel, mot que l’auteur utilise souvent pour qualifier l’Eglise.»
Réunion de la dernière chance
Les critiques, Frédéric Martel les attendait. Il reconnaît d’ailleurs quelques erreurs factuelles, qu’il corrigera dans les rééditions. Mais le moins qu’on puisse dire, c’est que son livre tombe à pic, à l’heure où sort sur les écrans le film de François Ozon sur les victimes de prêtres lyonnais, mais surtout au moment même où s’ouvrait à Rome le sommet sur la protection des mineurs au Vatican – qui vient de s’achever dimanche. Une réunion inédite rassemblant plus de 200 évêques, présidents des conférences épiscopales dans le monde entier. Une première mais aussi une réunion de la dernière chance. L’Eglise, mise au pied du mur, n’avait plus guère le choix et devait procéder sans ménagement à son autocritique. «Le peuple de Dieu nous regarde et attend des mesures concrètes et efficaces», avait prévenu le pape François.
Durant quatre jours, une série de conférences et d’entretiens qui semblent avoir agi comme un véritable électrochoc sur les plus importants représentants de l’Eglise catholique, pour se conclure par une série de mesures qui doivent être maintenant mises en place. Des «directives uniformes pour l’Eglise», notamment la publication prochaine d’un décret du pape destiné à encadrer la protection des mineurs et des personnes vulnérables au sein même du Vatican, et d’un vade-mecum à destination des évêques pour leur rappeler leurs obligations en la matière, la formation d’équipes mobiles et d’experts pour venir en aide aux diocèses.
«La main du mal»
François a répété son engagement déjà pris à la fin de l’année dernière devant la Curie romaine, insistant sur le fait que l’Eglise fera «tout ce qui est nécessaire afin de livrer à la justice quiconque aura commis de tels délits. L’Eglise ne cherchera jamais à étouffer ou à sous-estimer aucun cas. Aucun abus ne doit jamais être couvert, comme ce fut le cas par le passé, et sous-évalué.»
Avant d’évoquer ces mesures concrètes, François avait d’abord parlé du diable dans son discours, évoquant «la main du mal», plaçant ainsi ses premières conclusions sur un plan strictement liturgique, ce qui a visiblement désarçonné une partie du public, mais aussi des victimes. «Le diable essaie de créer une guerre interne, une sorte de guerre civile et spirituelle, une guerre qui ne se fait pas avec les armes que nous connaissons mais avec la langue», déclarait-il déjà en 2013, au début de son pontificat.
A peine sorti de quatre journées souvent émouvantes et assurément éprouvantes consacrées aux abus sexuels dans son Eglise, le pape lira-t-il «Sodoma»? «Il lui a été remis en mains propres dans sa version espagnole il y a quelques jours», croit savoir encore Frédéric Martel. La question sera peut-être posée au Saint-Père lors de son prochain déplacement, au Maroc, lors de la traditionnelle conférence de presse dans l’avion du retour. Rendez-vous le 31 mars prochain.