A 41 ans, cinq après avoir repris le restaurant familial que sa maman, Kanyarat, et son beau-père, Jean-Claude Pannetier, ont fondé au Crêt-du-Locle, Jirawat Jun-en ne pensait pas qu’il traverserait situation exceptionnelle sur situation exceptionnelle. «Pour la Suisse, cela ne pouvait pas vraiment être pire. Au moins, nous ne sommes pas en guerre comme dans d’autres pays», commente, philosophe, le gérant du Siam Orchidée. En ce jour de réouverture du 24 octobre, il est profondément soulagé d’accueillir les habitués qui se languissaient de déguster un délicieux pad thaï dans la salle à manger.
Pendant la pandémie, le restaurateur avait déjà dû redoubler de patience, bravant les méandres administratifs. Et voilà que, le 24 juillet dernier, une tempête dévastatrice touche La Chaux-de-Fonds et ses environs. Les vents extrêmes, qui ont soufflé dans la vallée jusqu’à 217 km/h, ont terrassé tout le premier étage de la bâtisse, où il vivait avec sa femme, Sumatchanee. Par chance, le couple était en route pour visiter la tour Eiffel quand la catastrophe a frappé. «Sinon, je ne serais plus là pour partager mon histoire», confiait le restaurateur lorsque nous l’avions rencontré quelques heures après le cataclysme.
Un parcours du combattant
Une tempête qui a non seulement détruit leur appartement sous les toits, mais qui n’a fait qu’une bouchée de la véranda de l’établissement au rez-de-chaussée. L’oasis zen, avec sa décoration fleurie et boisée, s’est transformée en champ de ruines. «On l’avait montée en famille il y a dix ans, comme un Lego gigantesque. Quand j’ai vu son état en arrivant cet été, j’ai pleuré. Ce qu’on avait bâti était magnifique! Il faut tout recommencer. Vous savez, cette enseigne, nous l’avons façonnée de nos mains», partage encore, ému, le beau-père, Jean-Claude Pannetier. Le Chaux-de-Fonnier en est à son deuxième aller-retour Suisse-Thaïlande. Il s’y est installé depuis sa retraite, mais a décidé de rentrer pour soutenir son beau-fils dans les démarches de reconstruction. Ensemble, ils rêvent de voir renaître leur patio d’ici à juin 2024. «C’est une petite mine d’or en été. Avec le manque à gagner de ces trois derniers mois, c’est très important pour notre chiffre d’affaires», explique-t-il en toute honnêteté.
Le jour de notre visite, derrière le sourire de Jirawat, qui agende les premières réservations, se cache encore beaucoup d’inquiétude. Ces dernières semaines ont été un véritable parcours du combattant. Quelques heures plus tôt, un pan de ce qui reste de la toiture s’est effondré, causant une nouvelle frayeur à toute l’équipe du Siam Orchidée. Ce «sinistre dans le sinistre» a heureusement pu être sécurisé avant la réouverture. «Tous ces événements font partie de ma vie dorénavant. Que puis-je y faire? Face à un problème, on cherche des solutions», se répète ce Neuchâtelois d’adoption. Sa patience et sa dignité à toute épreuve inspirent. C’était déjà le cas quand on l’avait rencontré quelques heures après ce que beaucoup ont décrit comme une tornade. Il a surpris toute la presse avec son humour décapant, alors qu’il découvrait toutes ses affaires envolées. «Culturellement, il a hérité d’une philosophie fataliste. Pour lui, à quoi bon se plaindre? On ne peut pas modifier le cours des événements», mentionne Jean-Claude, dont le caractère est plus explosif que celui de son beau-fils.
Le cofondateur du restaurant a en effet aujourd’hui un peu «la hargne», pour reprendre ses mots. Il s’insurge surtout du manque de réactivité des autorités compétentes. «Au début, on a dû attendre plusieurs jours avant d’être protégés contre les dégâts d’eau. Et là, on doit insister pour qu’on nous remette le chauffage!» précise-t-il. Il a dans le viseur l’ECAP, l’Etablissement cantonal d’assurance et de prévention: «Tout traîne et on n’a pas le choix, car on doit attendre sur eux. Nous, on était prêts à travailler depuis longtemps!» soupire-t-il, sans cacher son ras-le-bol.
Le casse-tête administratif ne serait d’ailleurs qu’à son commencement selon l’ancien patron. Le total des dégâts du passage éclair des rafales a été chiffré à 1 million de francs. Et l’enveloppe de soutien ne couvre pas tous les frais. «J’attends les explications de l’ECAP, car après avoir reçu une décision de soutien, un deuxième courrier est arrivé cinq jours plus tard avec 40 000 francs d’aide en moins, sans raison mentionnée. Je tente de les joindre, mais ils sont tous en vacances cette semaine», s’indigne-t-il. Jirawat partage quant à lui d’autres appréhensions. «Une vitre à l’entrée n’est pas encore réparée. Et, soyons honnêtes, les échafaudages ne donnent pas envie aux gens de s’arrêter ici, même si on est de nouveau ouverts», souligne-t-il.
Une région solidaire
A midi, le Siam Orchidée sert en général entre 60 et 80 couverts. La semaine passée, le retour à la normale n’était hélas pas encore d’actualité. «Ça reprend doucement», répond avec optimisme le gérant. Avec sa famille, ils s’encouragent en relisant les messages de solidarité qu’ils ont reçus depuis cet été. «Vous savez, les gens de notre région s’entraident, pas comme dans les grandes villes», ajoute Jean-Claude Pannetier. Il rappelle le geste des propriétaires de l’hôtel Fleur de Lis, au Locle, qui les avaient hébergés dans l’urgence. Depuis, une habitante de la commune leur a généreusement mis à disposition un appartement jusqu’à la fin des travaux.
Un cadeau bienvenu sachant que Jirawat n’avait pas assuré son mobilier privé. Il devra réaménager en partant de zéro. «J’ai quand même pu récupérer quelques affaires, car mon bureau avait été un peu épargné. Les meubles et les vêtements, ça se retrouve!» finit-il, toujours très serein.
La tranquillité d’esprit, c’est l’espoir aussi de Jean-Claude, qui espère reprendre un vol direction la Thaïlande dans les jours prochains. «J’aimerais retrouver ma femme en pouvant lui dire que tout roule pour son fils ici, y compris au niveau administratif», confie-t-il. Le duo du Siam Orchidée sait que la route est encore longue. Les séquelles de la tempête sont encore bien présentes. Il suffit de jeter un œil dans le quartier et la forêt environnante. Alors que le coup de feu en cuisine est passé, Jirawat Jun-en grimpe dans sa voiture pour faire encore quelques livraisons. Il s’active comme s’il essayait de rattraper le temps perdu. «Je ne peux pas, hélas, alors je regarde en avant!» Planifie-t-il dans un futur proche de retourner à Paris avec sa femme pour vivre leur aventure parisienne écourtée? «Des vacances? Ah non, je ne compte pas en prendre si tôt!» Il doit tenir le fort, au cas où une autre tempête éclaterait.