Diplômé en relations et en sécurité internationales, l’ambassadeur genevois Claude Wild, en poste à Kiev, se souvient parfaitement de la catastrophe. Nous avons arpenté les ruines de Pripiat en sa compagnie, cette ville fantôme où résidaient 50 000 personnes. Visite glaçante.
«Je me souviens très bien des premières journées post-catastrophe. Les choses se passaient comme au début du covid. On ne savait pas trop comment se comporter. Les informations dispensées au compte-goutte par les Soviétiques ajoutaient à la confusion. En Suisse, on nous interdisait par exemple de manger des filets de perche. Rapidement, toute la nourriture produite à l’air libre est devenue suspecte.» Revêtu de la tenue de protection imposée pour se déplacer dans la zone d’exclusion (30 km autour de la centrale), Claude Wild se remémore les angoisses générées par le pire accident nucléaire de l’histoire. «Il faudra plusieurs semaines pour en prendre la mesure. Comme pour le covid, les réactions différaient d’un pays à l’autre. L’Allemagne a par exemple tout de suite appliqué le principe de précaution alors que la France, grande productrice d’énergie nucléaire et exportatrice de centrales, tendait initialement à minimiser l’importance du nuage.»
En sillonnant ce qui reste de Pripiat, cette ville martyre du nucléaire érigée à 3 km du maudit réacteur, le diplomate de 57 ans, qui a grandi à Genève, se dit plus choqué qu’étonné de savoir qu’il a fallu trente-trois heures aux autorités pour ordonner son évacuation. Beaucoup trop tard pour une bonne partie des résidents, qui ont payé ou paient encore ce scandaleux atermoiement au prix fort.
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Combien sont-elles, les victimes de la catastrophe? Difficile d’être précis. Selon les sources, on en recense entre... 140 et 93 000! Une majorité d’entre elles sont issues de Pripiat, naguère réputée pour ses luxueux atours et sa douceur de vivre, aujourd’hui ville fantôme, qui le restera pour au moins un siècle. La comparaison peut paraître choquante. Elle traverse néanmoins l’esprit des visiteurs qui s’aventurent dans ses ruines et ses allées cabossées. Les immeubles en lambeaux, les parcs en jachère et l’atmosphère qui s’en dégage ont des relents des sinistres vestiges des camps de la mort. Comme à Auschwitz et dans tous les quartiers de funeste mémoire, les cris de douleur et de colère des hommes, des femmes, des enfants, mortellement empoisonnés par les rayonnements radioactifs, semblent monter des maisons. Comment, en parcourant les décombres de la grande piscine municipale, de l’opulent stade de foot, du parc d’attractions jamais inauguré ou de l’immense cinéma, ne pas s’imaginer ces vies brisées et ce décor au charme certes soviétique, rendu lugubre et inhabitable en quelques minutes?
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Le déroulement des faits est écœurant. Le réacteur numéro 4 a explosé le 26 avril 1986 à 1 h 23, pendant un essai technique: 5% de son contenu s’en échappera. Le nuage radioactif s’élèvera à 10 000 mètres d’altitude avant de retomber sur la région et un peu partout sur le continent. Aux abords du site, on évalue à 155 000 km² la surface des terres contaminées. Abandonnés à leur sort, les habitants de Pripiat vaqueront à leurs occupations la journée suivante, pendant laquelle des dizaines de personnes tomberont malades. Elles parleront d’importants maux de tête, d’un goût métallique dans la bouche, de quintes de toux et de vomissements.
Ce n’est finalement que le 27 avril, à 11 heures du matin, que les premiers bus arriveront pour commencer l’évacuation. Pour accélérer la manœuvre, les autorités commanderont aux sinistrés de n’emporter que le strict nécessaire puisque, assurent-elles, ils reviendront dans trois jours. Trois jours. Le temps qu’il a fallu pour vider la ville. Du haut de leurs 26 ans (la moyenne d’âge dans la cité), les gens ont obéi. Docilement, convaincus de retrouver leur domicile une fois l’alerte passée. Trente-cinq ans plus tard, ceux qui ont survécu attendent toujours. De toute façon, tout a disparu à Pripiat. Même les sanitaires, les tuyauteries, les voitures, jusqu’au carrelage dans les logements, tout a été pillé. Y compris la radioactivité, qui s’est ainsi un peu plus propagée. Aujourd’hui, la nature reprend peu à peu ses droits sur le sol radioactif. Des arbres poussent, la ville verdit. Mais, hormis quelques visiteurs, plus rien ne bouge, tout n’est que désolation. Plus qu’un symbole. Un désastre écologique et une tragédie humaine aggravés par une rétention d’information criminelle.