«On ne cache pas, on embellit», affirme Marie avec conviction. Son studio de tatouage dans la maison familiale d’Ogens (VD) lui ressemble. Ouvert, accueillant, et c’est important, car beaucoup de femmes viennent y partager des histoires difficiles. Où il est question souvent de cancer et de l’ablation d’un sein.
Marie de Goumoëns, 45 ans, mère de quatre enfants, n’est pas une tatoueuse, ni d’ailleurs une femme, tout à fait ordinaire. Du chaleureux dans le regard et la voix, un bonnet de laine blanc sur ses cheveux roses qui donnent parfois l’impression qu’elle est sortie elle-même d’un des nombreux dessins aux tonalités végétales qui ornent ses murs. Un elfe malicieux avec des feuilles d’érable, de marronnier et de mûrier tatouées sur ses bras.
Sa spécialité? Le tatouage qui n’est pas qu’une ornementation mais permet de retrouver une dignité, une liberté, donner un sens à un épisode douloureux de sa vie. Permettre à une femme, par exemple, qui a subi une mastectomie, de pouvoir regarder à nouveau une partie de son corps décrit souvent comme une zone de guerre. «Mon sein, c’était Verdun», s’est exclamée Céline à l’heure du témoignage. «Parfois ces femmes n’ont plus regardé leur corps dans le miroir depuis des années, explique Marie. Le processus de création est aussi important que le tatouage en lui-même. C’est déjà au moment du premier rendez-vous qu’elles peuvent reprendre le contrôle sur leur apparence et leur estime.» Toutes n’ont pas une idée précise du tatouage qu’elles souhaiteraient faire. Des heures de discussion sont parfois nécessaires. «Il faut avant tout que je comprenne ce qui leur pose un problème. La cicatrice, la symétrie? Nous faisons beaucoup d’essais, d’allers-retours avec le dessin. Une fois le décalque posé sur le corps, je dois voir comment ça se passe face au miroir quand le corps bouge. Parfois on va partir de l’imperfection de la cicatrice pour en faire quelque chose.»
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Reprendre le contrôle. Décider quand, quoi, où et comment. Ce qu’on ne peut faire quand on est entraîné dans le rythme imposé par les chimios, scanners ou autres examens. Parce que sauver la vie reste, bien sûr, l’objectif prioritaire. «La temporalité de l’oncologie n’est pas celle de la vie ordinaire», explique Stéphanie, qui arbore un magnifique tatouage débordant sur la clavicule et l’épaule droite. Des magnolias, avec leurs tiges tout en délicatesse, une des fleurs préférées de cette psychologue à qui on a diagnostiqué un cancer du sein en 2015. Pas le temps de réfléchir, juste de prendre son corps en photo pour le souvenir, quelques jours plus tard Stéphanie était sur la table d’opération. Une reconstruction mammaire sera réalisée un an plus tard. Malheureusement, en 2020, en pleine pandémie, cette jeune femme à la silhouette énergique et au regard pétillant apprend que son cancer a récidivé avec un poumon touché. Un tatouage n’est évidemment pas à l’ordre du jour. «J’ai passé par toutes les phases sauf la révolte, confie-t-elle, installée sur le canapé du studio de tatouage. Je ne savais pas si j’allais pouvoir fêter mes 40 ans avec mes deux enfants.» Stéphanie fêtera ses 41 ans en décembre prochain. Elle est toujours en traitement mais l’espoir, «cette seule réponse à l’incertitude», est devenu son mantra fil conducteur.
En mars dernier, elle a débarqué dans le studio de Marie. Comme un acte de reconquête. De sa liberté. Da sa féminité. L’image que lui renvoie son miroir lui plaît et ça se voit dans sa manière de bouger, de raconter son histoire. Elle évoque tout à la fois ce moment émouvant où Marie lui a envoyé la photo de son sein avec le dessin choisi en transparence, «c’était très fort», et cette technique japonaise, le «kintsugi», «qui consiste à réparer les céramiques cassées avec de la colle ou de la laque saupoudrée de poudre d’or. Les céramiques réparées valent plus après la réparation qu’avant, quand elles étaient intactes.» Une belle image pour dire aussi que la vie a plus de prix, plus de saveur et de valeur après la traversée du cancer.
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On l’imagine aisément, on ne pique pas une peau fragilisée par les rayons, abîmée par le bistouri de la même manière qu’une peau qui n’a subi aucun traumatisme. Marie de Goumoëns s’est formée en Angleterre avec une tatoueuse spécialisée dans les cicatrices. «La peau irradiée présente des caractéristiques particulières. Elle est particulièrement fine après une mastectomie, il y a des creux, des bosses, il faut partir de là, non pour cacher, je le répète, mais pour embellir.»
Céline, 41 ans, tout au début du processus, qui réalise le premier tatouage de sa vie, a choisi une pivoine. Une évidence pour elle. Elle en placera une branche sur le ventre, où on a prélevé de la peau pour la reconstruction mammaire. Sa mastectomie date de 2017. Sa reconstruction de 2018. «Ce tatouage marque symboliquement la fin de cette période. J’ai décidé si je le voulais et quand je le voulais.»
Marie de Goumoëns a souvent rencontré ces femmes au sein de l’association OSE Thérapies avec laquelle elle collabore. Elle est aussi régulièrement en contact avec Pierre Bohanes, un oncologue, qui précise qu’il n’y a aucune contre-indication médicale au tatouage, pour autant que les femmes respectent un délai d’au moins six mois pour la cicatrisation. Et pour autant que cela s’inscrive dans un processus de prise en charge multidisciplinaire en relation avec les chirurgiens plasticiens. «C’est une manière différente pour les patientes de se réapproprier leurs seins, assure le médecin. Leur tatouage raconte une histoire, leur maladie, parfois, ce sont de véritables œuvres d’art et j’ai vu bien des patientes changer de regard sur elles-mêmes après avoir fait un tatouage.»
Hélène, 45 ans, a choisi une libellule et des roseaux après l’ablation d’une tumeur dans son sein, mais aussi pour la cicatrice du porte-cathéter qu’elle n’aimait pas du tout. Aujourd’hui, elle a retrouvé le rayon des décolletés dans les magasins, elle qui s’interdisait, et l’interdisait aussi à son mari, de regarder ce qu’elle nommait sa «zone de guerre». Cette libellule, insecte aérien et gracieux, symbolise aussi parfaitement le travail de Marie de Goumoëns, qui n’est pas de tenter d’effacer, de gommer, de cacher ce qui est arrivé, mais de partir d’une cicatrice pour en faire autre chose, la faire entrer par exemple dans une feuille de clématite, ce qui fait que le regard se pose d’abord sur le contour de la feuille et puis incidemment sur une cicatrice, qui passe au second plan.
Renaud, le mari de Marie, avec qui elle exploite des cabanes tout confort perchées dans les arbres du domaine familial, est très fier du travail de sa femme. «Grâce à son talent, elle permet à d’autres femmes de se réconcilier avec leur corps.» Lui-même porte une fougère sur une cuisse, réalisée à partir d’une empreinte végétale. Une technique mise au point par Marie, nécessitant de peindre à même la feuille avant de la décalquer en la passant dans un thermocopieur. Les hommes aussi poussent la porte de son studio. Comme ce jeune homme qui s’est fait tatouer une ancolie sur l’avant-bras. En hommage à son père décédé qui avait dessiné cette fleur sur son lit d’hôpital avant de mourir.
Des histoires de vie, de peau, d’atomes crochus, d’hommes et de femmes que Marie, on le sent, aime profondément. «Ce sont des cadeaux. Je ne peux tatouer que si la personne me donne un bout d’elle-même pour le reste de sa vie.»
Accompagner les malades dans leur démarche
Marie de Goumoëns travaille en collaboration avec l’association OSE Thérapies qui vient en aide aux personnes atteintes d’un cancer. Un lieu pour partager son histoire et retrouver confiance.
Marie de Goumoëns travaille en collaboration avec l’association OSE Thérapies qui vient en aide aux personnes atteintes d’un cancer. L’occasion, lors d’un atelier mensuel, d’évoquer avec elles son processus de création, les sujets ou symboles que l’on peut tatouer sur les cicatrices visibles mais aussi invisibles. Deux fois par an, OSE Thérapies organise également des «flash tattoos» qui permettent de lever quelques fonds en offrant la possibilité aux participants ou aux proches de venir se faire tatouer au bénéfice de l’association (prochaine date le 5 novembre). «Un moyen convivial de découvrir le tatouage et de casser quelques a priori ou craintes, explique Lynda Gassouma, fondatrice et coordinatrice. Le travail de Marie est très en ligne avec notre philosophie, qui est de laisser la personne reprendre le contrôle de ses choix à son rythme, dans un espace bienveillant et professionnel. Toute la démarche est déjà une étape très importante, car ce sont des personnes souvent très abîmées par leur histoire. La plupart des femmes n’ont pas ou peu de tatouages. Elles viennent à l’atelier plutôt avec l’objectif de cacher la cicatrice, puis, au fil de la démarche, elles découvrent la fierté que peut procurer un tatouage.» Un lieu indispensable pour mettre en confiance, explique encore Marie, «car il est souvent difficile de pousser une porte lorsque l’on est fragile».
>> Découvrez l'association OSE Thérapies: www.ose-therapies.ch