Un physique bonhomme un peu passe-partout et une intensité dans le regard. Voilà ce qu’évoque Tahar Rahim au premier abord. Mais il trompe bien son monde. Habité par une volonté farouche d’en découdre avec les clichés et de ne pas se complaire dans les rôles de méchants arabes de service, l’acteur français ne fait pas dans la rondeur ni dans la complaisance. Il aime les défis, les aspérités, les rôles qui lui permettent d’exprimer toute une palette de sentiments puissants.
Né un 4 juillet en 1981, Tahar est le petit dernier d’une famille de neuf enfants. Son père algérien, professeur à Oran, a émigré à Belfort, dans l’est de la France, y est devenu ouvrier, s’y est marié et a fondé une famille unie qui vit dans une cité. Là, au cœur du foyer, la rigueur, les études et les rêves sont conjugués à l’unisson. Alors adolescent, le benjamin de la fratrie se projette dans les films qu’il loue au vidéoclub du quartier.
Dans le cinéma français, il aime les films de Marcel Carné et Julien Duvivier avec des héros romantiques issus du peuple et s’identifie à Gabin. Dans une interview pour Madame Figaro en 2019, il confie avoir été influencé par «le Nouvel Hollywood et l’art de la composition élaboré par Stanislavski, qui a révolutionné le métier d’acteur. Depuis, personne n’a fait mieux. Dans ces films extraordinaires des années 1970, il y avait des héros qui nous ressemblaient, nous, les gens issus de l’immigration. Les Italo-Américains, les Afro-Américains, les Irlandais… Tous étaient représentés. Ils pouvaient être des héros ou des antihéros. En tout cas, c’était des personnages centraux, avec de vraies problématiques qui parlaient à tout le monde. Alors que cela n’existait pas du tout en France.»
Car Tahar Rahim ne se contente pas d’être un très bon acteur qui s’immerge dans ses rôles jusqu’à en perdre le souffle. C’est aussi un cinéphile averti. Après un baccalauréat scientifique, il enquille sur des études universitaires de sport (il pratique la boxe, le foot et la natation), puis de mathématique informatique. Deux années de perdues, dira-t-il.
A 20 ans, il part pour Montpellier suivre un cursus cinématographique. Il jouera son propre rôle d’étudiant boursier en pleine galère dans un documentaire de Cyril Mennegun tourné en 2005 intitulé Tahar, l’étudiant. Sa licence universitaire en poche, c’est la montée à la capitale, avec au creux de l’oreille la voix de sa mère qui a toujours cru en lui. Il endosse un temps le costume de serveur et vaque de cafés en cours de théâtre et en castings. Il s’incruste en 2007 dans la série La commune de Canal+ qui raconte la criminalité dans un quartier difficile. Jacques Audiard le repère. L’ascension commence. Grâce à son rôle de jeune taulard illettré mais plein de ressources dans Un prophète, il remporte une double mise. Celle du César du meilleur espoir masculin et celle de meilleur interprète.
Tahar Rahim est lancé. On est en 2009, la planète cinéma lui ouvre ses portes. Et Leïla Bekhti son cœur. Ils se sont rencontrés sur le tournage du Prophète, film multiprimé. Les tourtereaux se marient un an plus tard mais prennent bien soin, d’un accord tacite, à ne jamais se montrer ensemble. Leur adage: pour vivre heureux, vivons cachés. Ils ont rompu ce pacte en 2019 lors du tournage de la série The Eddy réalisée pour Netflix par Damien Chazelle, le père du sublime et émouvant La La Land. Couverture glam de Vanity Fair France, confession d’un deuxième enfant en route et d’une admiration réciproque pour leurs qualités humaines respectives. Le bébé naît en février 2020 et c’est une fille qui viendra agrandir la famille aux côtés du petit Souleiman, qui, lui, a vu le jour en juillet 2017. Les tabloïds français annoncent depuis peu que la belle Bekhti est de nouveau enceinte et que le prochain bébé montrera le bout de sa frimousse en avril.
Mais Rahim ne se contente pas de s’épanouir sur le plan sentimental. En parallèle de sa relation solide avec son amoureuse, abritée entre les quatre murs d’un appartement haussmannien du VIe arrondissement parisien, le bientôt quadragénaire a déployé ses ailes d’acteur là où on ne l’attendait pas forcément. C’est-à-dire dans un cinéma que l’on qualifie volontiers d’auteur. Il bosse avec acharnement pour se fondre dans la peau de personnages intenses et complexes devant la caméra de pointures internationales telle que celle de l’Iranien Asghar Farhadi pour le film Le passé, ou celle du Japonais Kiyoshi Kurosawa pour Le secret de la chambre noire ou enfin de l’Allemand d’origine turc Fatih Akin pour The Cut. Le Français fait aussi tout de même quelques détours du côté de l’Hexagone avec un rôle très remarqué aux côtés de Charlotte Gainsbourg et d’Omar Sy dans Samba du talentueux duo Toledano et Nakache ou dans l’émouvant Réparer les vivants de Katell Quillévéré. Mais c’est le pays de l’Oncle Sam qui lui fait le plus la danse des sept voiles. Tout d’abord avec cette série, The Looming Tower, dans laquelle il devient ce fameux agent du FBI d’origine libanaise, Ali Soufan, qui était à deux doigts de déjouer les attentats du 11 septembre. Pour l’anecdote, il a failli refuser le rôle, croyant qu’on allait encore lui proposer d’interpréter un terroriste. La même année, c’est-à-dire en 2018, il devient Judas aux côtés de Joaquin Phoenix et Rooney Mara dans Marie Madeleine de Garth Davis. La scène du fameux baiser de Judas entre Rahim et Phoenix est d’anthologie.
C’est probablement muni de ces deux passeports d’interprétations hautes en couleur qu’il a obtenu le sésame pour Désigné coupable. Une histoire vraie, celle du Mauritanien Mohamedou Ould Slahi livré par son pays aux Etats-Unis à la suite des attentats du World Trade Center. On l’enferme sans preuve, sans procès à Guantánamo. Deux avocates dures à cuire et acharnées, jouées par Jodie Foster et Shailene Woodley, finiront par le tirer de cet enfer. Jusqu’au-boutiste, l’acteur a perdu une dizaine de kilos mais a aussi tenu à ce que les scènes de tortures physiques soient le plus crédibles possible. Ainsi a-t-il confié à l’AFP: «Le seul moyen que j’ai trouvé pour rendre ces scènes terribles de tortures authentiques, c’était d’en faire un peu l’expérience. D’aller au plus proche. Ce qu’on voit dans le film, je l’ai fait en vrai. J’ai porté de vraies menottes, j’ai été dans des cellules froides, j’ai été waterbordé (quand on vous plonge la tête dans l’eau pour vous faire avouer, ndlr) et gavé de force de nourriture.» On sait maintenant pourquoi les jurés des Golden Globes ont perçu en Tahar Rahim un acteur d’exception. Pour les spectateurs que nous sommes, il faudra attendre la fin avril pour pouvoir, si le covid le veut, se glisser dans une salle de cinéma et admirer l’interprétation de celui que l’on surnomme l’Al Pacino français.