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Interview

Tahar Rahim: «C’est l’addition des cultures qui fait la richesse de l’humain»

Méconnaissable. C’est le mot qui vient à l’esprit lorsqu’on se retrouve face à Tahar Rahim, venu à Lausanne pour présenter à la presse romande «Monsieur Aznavour», le film dans lequel il brille de mille feux. Rencontre avec un acteur caméléon surdoué.

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L'acteur Tahar Rahim

Depuis ses deux Césars pour «Un prophète», Tahar Rahim n’a cessé de s’imposer comme l’un des meilleurs acteurs en France mais aussi à l’international. Il est de la trempe d’un Robert De Niro et n’hésite pas à perdre 20 kilos pour se glisser dans un rôle.

Dorian Prost/Paris Match/Scooper

La poignée de main est franche, le regard aussi. Vêtu de noir, amaigri de 20 kilos pour les besoins de son rôle dans «Alpha», le nouveau long métrage de Julia Ducournau, Tahar Rahim flotte dans son costume «street wear» à la coupe seventies, mais il a le sourire d’un homme heureux. Bien dans ses baskets, elles aussi foncées. Il fonce d’ailleurs tête baissée dans le jeu de l’interview. On sent tout de suite qu’il a à cœur de défendre «Monsieur Aznavour», film dans lequel il excelle. Le comédien confesse même juste avant que l’entretien ne débute vraiment que c’est jusqu’à présent le rôle de composition le plus complexe qu’il ait eu à jouer, mais que c’est aussi la plus belle aventure humaine qu’il ait vécue sur un plateau. Pourtant, dans l’absolu, rien ne semblait moins évident pour ce comédien de 43 ans et de 1 m 71 que de se glisser dans la peau de Charles Aznavour, un petit gars de 1 m 63 qui se voyait en haut de l’affiche. Et ce même si, au fil de la conversation, on s’aperçoit que les deux hommes ont beaucoup de choses en commun: les deux sont des travailleurs acharnés, les deux sont des fils d’immigrés et les deux avaient l’envie de réussite chevillée au corps. Interview de Tahar-Charles le temps d’un biopic. 

- Avez-vous dit oui tout de suite pour le rôle d’Aznavour?
- Tahar Rahim: Non. Pour la petite histoire, je suis très proche et ami de longue date de Jean-Rachid Kallouche, qui est le producteur du film mais aussi le mari de Katia, une des filles de Charles Aznavour. Nous avons souvent des conversations sur nos projets au détour d’un café, d’un dîner, et bien sûr on a parlé du film sur Aznavour qui était en préparation. Tout comme avec mes amis Fabien et Mehdi (Fabien Marsaud, alias Grand Corps Malade, et Mehdi Idir, ndlr) qui sont les deux réalisateurs de ce biopic. On cherchait qui pourrait interpréter au mieux ce chanteur mondialement connu mais cela ne m’est jamais venu à l’idée que cela pourrait être moi. Un jour, alors que je rentrais d’un tournage – je m’en souviens très bien, c’était un vendredi –, Jean-Rachid me dit que Fabien et Mehdi allaient m’appeler pour me proposer le rôle. Je tombais des nues. Ma première réaction instinctive a été un rejet et je leur ai fait la liste de toutes les raisons qui me faisaient dire non: je n’ai rien à voir avec lui, je ne suis pas chanteur, je ne lui ressemble pas, on n’a pas tout à fait la même taille, etc. Néanmoins, je passe le week-end à regarder tout ce que je peux voir sur lui et il y a un moment, dans un documentaire, où il sort de l’avion. Il est dans sa période extravagante avec un manteau de fourrure, des grosses lunettes de soleil. La Rolls-Royce l’attend au pied du jet. Il sort avant tout le monde et il marche un peu vite, pressé par la vie, et ce comportement disait: «J’avance, vous suivrez, mais je ne vous attends pas.» Sur le moment, ça me frappe. Tout comme sa gestuelle. Il y avait quelque chose d’animal. Forcément, ça commence à me titiller, puis j’ai peur, très, très peur, comme toujours. Et là, Leïla (Leïla Bekhti, sa femme, ndlr) me dit: «Il faut que tu le fasses.» Le lundi, je les ai appelés en leur disant: «Je pense que je peux peut-être le faire, alors allons-y!»

- Que saviez-vous de Charles Aznavour avant de jouer son rôle?
- C’est ce que je ressentais de lui. Un homme qui s’est diffusé tel un monument français dans tous les foyers. On n’avait pas besoin de mettre un CD dans l’appareil pour l’entendre. Ses chansons sortaient d’un taxi, d’un café, on les entendait dans des mariages, à la télé, à la radio... Il était toujours partout, d’une certaine manière. Il est un peu la bande originale de nos souvenirs. 

- Et vous, quelle est votre bande originale avec lui?
- C’est Paris. Quand j’arrive de Belfort à 23-24 ans pour pouvoir réaliser mon rêve et devenir acteur. A ce moment-là, j’écoute les 40 titres de Charles en boucle avec mon petit Discman qui saute à chaque fois qu’il y a un mouvement brusque dans le métro... et je me souviens parfaitement qu’un ami, Cyril Mennegun, avec qui j’ai fait «Tahar l’étudiant» (un docufiction sorti en 2005 qui est le premier grand rôle de Tahar Rahim, ndlr), m’a dit: «Ah, tu écoutes ça, toi?» Il était surpris. Ces chansons que j’écoutais en boucle m’ont porté et m’ont dit que moi aussi je pouvais y arriver.

- Le trait de caractère qui vous touche le plus chez Aznavour?
- Sa manière de masquer sa vulnérabilité avec une maîtrise de la bonne éducation et de la politesse. Je vous dis ça parce qu’en travaillant le rôle j’ai vu une vidéo dans laquelle un journaliste vient chez lui pour faire une interview. Charles est en pleine ascension, c’est l’époque de «Je m’voyais déjà». Et le journaliste, dans une décomplexion totale, lui demande comment il explique son succès alors que sa voix est éraillée, n’est pas belle, etc. et plein d’autres méchancetés d’une violence incroyable. Charles ne se laisse pas prendre au piège de l’agressivité. Il répond: «Mais j’ai quand même gagné trois octaves», avec une douceur incroyable.  J’y ai vu l’enfant Charles. Et ça m’a tellement touché! 

- On oublie aussi que c’était un avant-gardiste.
- Son regard sur l’autre était très concerné. Il s’intéressait aux jeunes émergents, contrairement à ses confrères – il a même écrit «Retiens la nuit» pour Johnny Hallyday. Il a aussi chanté la solitude des homosexuels avec «Comme ils disent». Les autres minorités, ceux qui n’étaient jamais regardés, voire méprisés, lui tenaient à cœur. Après, on peut dire que c’est parce qu’il venait lui aussi de la minorité arménienne qu’il s’est penché sur la cause des oubliés, mais cela n’explique pas tout. Certains oublient d’où ils viennent et sont charmés par les sirènes du moment. Pas lui. Il n’a jamais masqué ses origines, au contraire, même. 

- Vous avez la réputation d’être, comme Aznavour, un bosseur acharné…
- Je ne veux absolument pas laisser un seul millimètre à l’inconnu. Je travaille beaucoup pour ne pas cadenasser ma liberté, ma confiance en moi. Ça me perturberait beaucoup de jouer une mauvaise scène. J’ai besoin de faire mes devoirs à 100% pour qu’ils deviennent un réflexe. Je bosse jusqu’à ce que je n’aie plus à réfléchir à tel ou tel comportement. Je suis dans l’instinct et donc je peux me consacrer au jeu.

- Comment avez-vous réagi quand vous avez appris que finalement vous alliez chanter et que vous ne feriez pas appel à un sosie vocal?
- L’idée est venue de mon coach vocal, Daniel Lucarini. Je prenais des cours de chant à outrance parce que j’avais besoin que ça soit vrai à l’image. C’était de la physicalité, de la vérité. Pour avoir une gestuelle exacte, il faut quand même vivre un rythme à l’intérieur. Avec du playback, on ne voit pas la veine qui apparaît sur la tempe, la transpiration et je me mets naturellement dans une forme d’économie. Ça se voit et on reste à distance. Je reste avant tout un spectateur et je pense à lui en me disant qu’il faut que cela sonne juste. Alors je me suis lancé en sachant qu’il y avait un filet de sécurité avec le sosie vocal. Et quand tout a été fini, purée que j’étais content d’avoir réussi à le faire!

L'acteur Tahar Rahim interprète Charles Aznavour dans le biopic «Monsieur Aznavour»

Tahar Rahim a pris tellement de cours avec un coach vocal qu’il a pu chanter le répertoire de Charles Aznavour dans le film.

 

Antoine Agoudjian/Pathé Films

- On note une similitude de parcours de vie entre la vôtre et celle d’Aznavour: vous étiez tous les deux des fils d’émigrés et possédiez aussi une forte envie de réussir.
- C’est exact, mais cela ne se manifeste pas de la même façon. On partage la même définition du travail, la même abnégation; il travaillait dix-sept heures par jour et moi ça m’arrive aussi, mais je ne suis pas prêt à sacrifier mon lien avec ma femme et mes enfants notamment (l’acteur a quatre enfants avec Leïla Bekhti de 7, 4, 3 et 1 an, ndlr). Si je sens qu’il y a un danger, que je peux perdre le contact, je m’adapterai à ma famille et pas à mon métier. Mais lui l’avait décidé ainsi. Ce qu’il voulait, c’était mettre sa famille à l’abri financièrement.

- Vous pensez avoir d’autres points communs?
- Oui, ce goût pour la non-frontière. Ce qui me désole beaucoup dans nos sociétés, notamment en France, c’est que certains poussent à la division des cultures alors que, pour moi, c’est l’addition des cultures qui fait la richesse de l’espèce humaine, lui donne de la profondeur. Aller annihiler ça, c’est d’une tristesse et d’une bêtise que je ne comprends pas.

- Votre famille vous a beaucoup soutenu, comme celle d’Aznavour?
- Quand je rêvais d’être acteur au début, ils ont dit: «Oui, oui...» Par solidarité, comme tous les parents. J’aurais dit astronaute ou footballeur, cela aurait été pareil. En revanche, ma mère, elle, savait. Elle me l’a dit plusieurs fois et m’a encouragé à foncer. Son soutien a été indéfectible et le plus grand carburant que j’ai pu avoir dans mon chemin d’acteur, il vient d’elle. Profondément. Et ce qui est fou, c’est que mes souvenirs d’accomplissement, je sais où ils se situent. Il y a eu «Un prophète», le Prix européen, les Césars. Mais pour elle, ç’a été la fois où j’ai décroché mon premier casting. C’était un tout petit truc dans un clip musical. Elle en a pleuré. Et cela a été merveilleux. Elle a vu que son fils commençait à accomplir quelque chose, et elle m’a dit à ce moment-là, en arabe: «Tu verras un jour, mon fils, tu deviendras un monsieur.» Et le fait qu’aujourd’hui le film s’appelle «Monsieur Aznavour», ça me touche beaucoup. Quand je vous dis qu’elle savait... Sans elle, je n’aurais jamais osé me lancer. Sans elle, quelqu’un ou quelque chose serait venu annihiler mon insouciance et ma naïveté.

Par Laurence Desbordes publié le 20 novembre 2024 - 11:55