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Le portrait

Tadesse Abraham, sa vie est un marathon

Le champion d’Europe d’athlétisme genevois Tadesse Abraham raconte sa jeunesse en Erythrée et comment il a fui pour se donner une chance de vivre sa vie. Poignant.

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Tadesse Abraham (36 ans) et son fils Elod (8 ans) sur la piste des Evaux, à Onex (GE). Nicolas Righetti / lundi 13

Tadesse Abraham vit dans un quartier genevois aux maisons toutes pareilles, à deux foulées du parc des Evaux. Il ouvre sa porte blanche tout en douceur, avec le même regard timide mais ferme qu’il a quand il caracole en tête de l’Escalade ou mène le train dans les marathons du monde. Aucune esbroufe, juste une volonté d’airain, que son passé personnel explique.

Seul enfant coureur

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Tadesse Abraham sur sa terrasse avec son fils, Elod, et sa femme, Sainat. Il l'a rencontrée en 2008, lors d'une course à Meinier (GE). Nicolas Righetti / lundi 13

Avec son fils qui joue sur le canapé du salon, il accepte de remonter le temps. Se revoit petit garçon, en Erythrée. Son village de Hazega, 500 habitants, des vaches, des moutons. Dans sa famille, ils sont huit. Son père est fermier et construit des maisons. Il est le seul enfant du coin à se mettre à courir, chaque jour. «Je ne sais pas comment cela est venu dans ma tête. J’aimais surtout faire du vélo. Un jour, je l’ai cassé. Comme mes parents n’avaient pas assez d’argent pour m’en repayer un, je suis allé à pied.»

Autour de lui, on s’interroge: quel est cet enfant qui court sans cesse, dans la forêt, partout? «Mon père était inquiet pour moi. Il m’a demandé s’il voulait que nous allions chez le psychiatre pour en parler. On n’avait jamais vu un enfant se comporter ainsi.» Et lui, pourquoi courait-il? «J’aimais cela. Je n’avais pourtant aucun rêve de Jeux olympiques.»

Il a 17 ans quand on l’inscrit à une vraie course dans la capitale, Asmara. Il termine troisième. «J’ai reçu une petite médaille. J’ai dormi avec elle. Le professeur m’a félicité devant tous les écoliers. Je les entendais parler de moi quand je passais.» C’est parti, il se dit que courir, c’est encore autre chose que garder les vaches et dormir sous la tente en altitude, l’été. Ou surveiller la construction des bâtiments de son père et distribuer les salaires aux employés, ce dont il aurait sans doute fait son métier. D’autant que les avantages de son statut existent.

Un service militaire qui s'éternise

Deux semaines avant une compétition, on lui permet de prendre un petit-déjeuner gratuit tous les jours, après avoir couru. «Je me suis dit: "Que m’arrive-t-il?" J’ai pu porter des habits et des chaussures comme les athlètes.» Même le regard de son père change. «C’est un homme qui parle peu. Là, après ma course et à force que les voisins lui causent de moi, il a décidé de m’aider comme il le pouvait. Il ne m’a plus demandé si j’étais malade…» Il l’autorise parfois à dormir une heure de plus, alors que jusqu’ici il lui donnait davantage de travail, pour qu’il arrête de courir.

Tout irait pour le mieux sans le service militaire. S’il dure officiellement six mois après la fin de la scolarité, il s’éternise souvent, même pour un sportif d’élite. «Il y a des règles, mais elles ne sont pas suivies. Tu peux y rester jusqu’à 40 ou 50 ans, sans revenus. C’était dur physiquement: pas assez d’eau, pas assez à manger.» Il prend sa décision: il va quitter le pays. «Je n’en ai parlé à personne, même pas à ma famille. S’ils avaient su quelque chose, cela aurait pu se voir sur leurs visages.» Le moment n’est pas simple à trouver. Il arrive qu’un voyage soit annulé alors que les athlètes sont déjà dans l’aéroport avec leurs bagages, faute d’argent.

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En juillet 2016, à Amsterdam, Tadesse Abraham devient champion d'Europe du semi-marathon. imago/Jan Huebner

Il choisit de s’envoler en 2004, après les Mondiaux de cross à Bruxelles. «Je suis sorti de l’hôtel sans rien, même pas un t-shirt.» L’Ethiopien qu’il rencontre lui conseille cependant d’y retourner pour prendre une valise: «Tu mets tes affaires dans un sac, je viens avec toi et tu ressors sans.» C’est ce qu’il advient, sauf qu’un autre athlète remarque son manège et ne le lâche pas d’une semelle. A 200 mètres de l’hôtel, Tadesse le questionne: «Je m’en vais pour de vrai, as-tu compris? Viens-tu avec moi? Il m’a répondu oui.» Ce coureur, c’est Simon Tesfay, qui deviendra le troisième Suisse le plus rapide sur le semi-marathon. Ils resteront ensemble jusqu’en 2011, en frères émigrés, seuls au monde ou presque.

Galère

Ensuite, c’est la galère. «Je ne connaissais personne en Europe. Je n’arrêtais pas de penser, je pleurais, je n’ai pas mangé pendant plusieurs jours.» Le duo passe par Paris, où une connaissance leur achète un billet de train. Où veulent-ils aller? «J’ai dit la Suisse. J’avais appris à l’école que c’était un pays neutre. Tout ce que je voulais, c’était faire ma vie quelque part.»

Ils passent par Genève, Vallorbe, Chiasso. Pour aboutir dans un abri PC d’Uster (ZH). A côté, il y a une piste en tartan. «Les gens du club nous ont prêté des habits. J’ai couru. Un peu du stress est retombé. J’ai de nouveau réussi à dormir.»

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Tadesse Abraham s'entraîne une partie de l'année en Ethiopie, à 2500 m d'altitude. En général, il ne revient que trois jours avant une grande course. DR

Il n’a pas le droit de travailler, il vend des journaux. Rencontre des Erythréens sans papiers, comme lui. «J’ai tout de suite voulu m’intégrer. J’ai accepté de tout recommencer, comme un bébé. C’était à moi de faire l’effort.» Il apprend les langues et il court, il court. En 2005, à la surprise générale, il gagne le GP de Berne, devance des as comme Wyatt ou Eticha. Il reçoit sa première prime, 4000 francs. «Pour moi, c’était comme 4 millions. J’ai commencé à me voir comme un coureur.»

Cette fois, on le repère. «Je n’ai jamais eu envie de rentrer. Ici, le minimum est déjà mieux que là-bas, en Erythrée. Après, les gens sentent si tu as envie de travailler et ils t’aident. Je leur suis très reconnaissant.» Il devient un marathonien, un vrai. «Un marathon nécessite quatre mois de préparation. C’est du travail, mais il paie.»

Dur au mal

Après, c’est l’histoire d’un athlète d’exception, dur au mal, porté par son histoire. Il vient habiter à Genève en 2011, où sa femme a grandi. Il apprend le français, une langue qu’il aime. Naturalisé en 2014, il se bâtit un palmarès superbe: champion d’Europe du semi-marathon (2016), vice-champion d’Europe du marathon (2018), vainqueur de l’Escalade, Morat-Fribourg, la Corrida bulloise, les 20 km de Lausanne. Il passe une partie de l’année en Ethiopie, pour s’entraîner en altitude. Par sécurité, il n’est jamais retourné en Erythrée et ses parents ne sont jamais venus en Suisse. Fier et ardent, son village le suit cependant sur les réseaux sociaux. «Beaucoup d’habitants se sont mis à la course, c’est une telle fierté pour moi.»


Les prochains objectifs de Tadesse Abraham

Tadesse Abraham vise une médaille au marathon des Mondiaux de Doha, en octobre, et aux Jeux de Tokyo, l'an prochain. Il en détient le record de Suisse, en 2 heures, 6 minutes et 40 secondes.

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Tadesse Abraham en Ethiopie. DR

Par Marc David publié le 6 juillet 2019 - 10:22, modifié 18 janvier 2021 - 21:04