On ne voit qu’elle quand on pénètre sous les lambris savamment éclairés du Beau-Rivage Palace, ce haut lieu de l’hôtellerie suisse et lémanique, qui choie ses clients depuis l’an de grâce 1861. On ne voit que la concierge Sylvie Gonin, rousse et lumineuse derrière son desk aux airs de film de Marcel Carné. Dans son dos, un bataillon de clés dorées sagement alignées attendent qu’on les saisisse pour ouvrir une des chambres, douces et luxueuses. «Un jour, on a voulu remplacer les clés par des cartes électroniques, sourit-elle. Je me suis battue pour que cela n’arrive jamais.»
Accorte, chaleureuse, on la hèle pour tout et pour rien. Elle informe, conseille, résout les mille et un vœux de clients venus du monde entier. Avec son équipe de chasseurs et de chauffeurs, elle est à la fois mémoire du lieu et reine du système D. En jaugeant son interlocuteur, elle doit savoir s’il vaut mieux lui conseiller une balade dans les vignes de Lavaux ou une virée shopping à la rue du Rhône. Avec ce credo personnel: «On ne peut pas être un bon concierge sans avoir du plaisir à faire plaisir.» Elle trouve du sens à son travail: «J’ai toujours aimé le luxe. Depuis toute petite, j’aime les belles choses, anciennes. Le bling-bling ne me plaît pas, mais j’ai du respect pour l’élégance, le raffinement. Je vois une parenté avec les moments où je me ressource avec le lac, la nature, les vignes.»
>> Lire aussi: Le Grandhotel Giessbach: du luxe dans un univers verdoyant
Les demandes, elle a appris à les gérer avec un solide bon sens hérité d’une enfance à la campagne, dans le Nord vaudois. «Il faut vouloir trouver des solutions et avoir les pieds sur terre. Surtout, je ne suis pas là pour juger les volontés des gens. Cela dit, en tant que concierge leader, j’ai une éthique. Il existe une charte des concierges. Savoir dire non fait partie de mon travail.» Par exemple? «Nous n’entrons pas en matière pour des demandes de drogue ou de prostituées. On m’a aussi demandé des animaux pour que les enfants s’amusent. C’est exclu. Je dois expliquer que ce ne sera pas possible. Certaines pratiques existent dans certains pays et pas chez nous.»
Alors ces demandes, tour à tour loufoques, touchantes, étonnantes? Elle commence par celle qu’elle raconte le plus souvent, parce que c’est une belle histoire humaine. Au début de sa carrière, elle a connu une famille du Proche-Orient qui désirait voir des perroquets. Elle a trouvé un magasin près d’Avenches et ils y sont allés en train. «Ils sont revenus ravis et nous avons gardé un beau lien. Ils reviennent chaque année, je connais tous les enfants. Le père a fini par bâtir une mini-Suisse chez lui, un jardin magnifique. Un jour, il m’a demandé de lui acheter des chèvres de Saanen, puis un bouc. J’ai accepté parce que je le connaissais. Je savais qu’il respectait les animaux.»
Plus étrange, elle n’a jamais oublié cette cliente dont le plus grand plaisir fut de se... mettre en scène dans l’hôtel. «Elle s’est créé un monde imaginaire. Elle m’a invitée à boire le thé et je me suis retrouvée à jouer à la dînette avec elle, sous les arbres, assises par terre. Nous avons organisé un pique-nique avec des fleurs, des nappes, un photographe qui nous photographiait tout autour. Nous faisions semblant, comme des petites filles. Après, nous avons dû dresser pour elle une grande table dans la plus belle salle de l’hôtel, une des plus magnifiques de Suisse. C’était royal, on aurait pu mettre 40 personnes, avec de la vaisselle, des bougies, encore des fleurs. Comme elle a trouvé que la table était trop haute, nous avons dû couper les pieds pour qu’on puisse la voir en buste sur les photos, avec sa robe et ses bijoux.» La même a ensuite voulu aller sur un glacier, ses escarpins Dior aux pieds. «Elle m’a envoyé une photo avec son haut talon posé sur le patin de l’hélicoptère qu’on lui a trouvé et la mention: «I did it!»
>> Lire aussi: Thierry Wasser, le Suisse derrière les parfums Guerlain
Les fermes fascinent souvent. Des Américains voulaient un moment authentique et absolument traire une vache. «Ils l’ont fait, ainsi qu’un tour en tracteur. Mon rôle est aussi d’expliquer les dangers, par exemple avec des machines. Un client voulait un jour monter sur le Cervin. Je lui ai demandé s’il avait déjà fait un peu de «hiking», ce n’était pas le cas. Un autre voulait aller au sommet du Mont-Blanc et m’a demandé où était le téléphérique...»
Parfois, il s’agit de transporter des objets de haute valeur. On lui a demandé d’aller chercher un diamant à Genève. «C’était un solitaire, un bijou exceptionnel. J’ai dû prendre le chauffeur de l’hôtel, je me suis arrêtée devant la bijouterie et je suis repartie. Je l’ai mis au coffre, le client est venu quelques jours après.» Certains veulent absolument obtenir cinq yogourts du fond de l’Italie et l’hôtel envoie un chauffeur. Il arrive régulièrement que la concierge fasse envoyer des produits locaux par avion. «Je me souviens de meules de fromages d’Appenzell», sourit-elle.
Côté personnalités célèbres, le Beau-Rivage Palace n’est pas un endroit où se passent des caprices extravagants. Des clients viennent certes avec leurs propres matelas ou duvets, et le chanteur Prince a voulu que sa chambre soit entièrement peinte en noir, mais ce n’est pas si courant. Quand ils se sont mariés à l’hôtel, où ils ont même vécu quelques semaines, Orianne et Phil Collins ont été adorables et ont gardé des contacts.
>> Lire aussi: Dubaï, la Mecque du luxe et de la démesure
Le pire défi a été l’accueil du président chinois, en 2017, à l’occasion d’une visite non officielle au président du CIO, Thomas Bach. «Il ne voulait absolument pas être vu, raconte la concierge. Nous avions construit une tente devant l’entrée, le véhicule arrivait à l’intérieur. Nous avions tendu des rideaux autour des colonnes dans l’hôtel, obscurci l’ascenseur de verre. Quand le président passait, on fermait tout, on arrêtait tout. Il a été accueilli dans le salon d’à côté par le président Bach, mais personne n’a rien vu. Même nous, à la conciergerie, nous étions en monde clos.» Elle a compris que le haut dirigeant n’avait pas peur d’eux, plutôt de ses propres employés.
Dans un registre plus mignon, elle se rappelle une cliente qui, pour l’anniversaire de sa petite fille, a voulu réaliser son rêve: voir un chameau. L’animal a été installé dans le jardin: «C’était une chamelle, qui avait un petit. L’enfant était aux anges.»
Des liens se tissent. Elle revoit cette dame qui est revenue deux ans après le décès de son mari, alors qu’ils avaient fréquenté l’hôtel toute leur vie: «Nous l’avons accompagnée tout au long de son séjour. Elle nous a confié qu’elle osait faire ce pas grâce à la gentillesse du personnel.» Certains clients ont habité pendant soixante ans au Beau-Rivage. Dont l’un ou l’autre excentrique, comme cette dame dont «on aurait dit une momie toute poussiéreuse, qui ne prenait jamais de bain».
Cet hôtel a une âme, qui n’a rien à voir avec l’argent: «Il y a une chose importante à savoir: quelque chose de magique existe chez nous. Toutes les personnes qui arrivent ici, si importantes soient-elles, se décontractent et se laissent aller.»
Dernier pari: elle tient à ce que personne ne quitte le Beau-Rivage Palace sans être monté à la cathédrale de Lausanne. «Je leur explique le chemin de Cité-Derrière et de Cité-Devant, cette voie traversante qui s’ouvrait sur l’Europe, qui partait vers Rome. Il y a plein de charme dans cette ville.» Ce plaisir est à la mesure du désespoir ressenti le 20 mars 2020 quand, pour la première fois depuis 1861, l’hôtel a dû fermer, à cause de la pandémie. «On a dû faire le geste de verrouiller la porte. C’était violent, j’ai pleuré en rentrant chez moi. La vocation d’une maison pareille est d’être vivante, emplie de monde. Ce n’est pas un hôpital où on vit dans la douleur et la tristesse. Ici on fait tout, du grand mariage au cocktail de deuil, en passant par des défilés de mode.» Et puis l’hôtel a rouvert, les clients sont revenus. Avec leurs mille et un souhaits, si futiles, si capitaux.