- Professeur, imaginons. J’ai téléchargé SwissCovid. Je suis au restaurant et je reçois une notification sur mon smartphone. Dois-je partir en courant?
- Marcel Salathé: Vous avez été en contact avec une personne dont le test était positif. Ne partez pas en courant, mais appelez la ligne téléphonique dès que possible.
- A mon insu, j’ai côtoyé dans le train une personne infectée. Au bout de combien de temps vais-je recevoir une notification?
- Cette personne est également infectée à son insu, sinon elle ne devrait pas être dans le train. Une fois qu’elle aura été testée et aura entré le code COVID dans l’application, vous recevrez une notification dans les heures qui suivent. Cela dépend donc de la rapidité avec laquelle elle sera testée. Seules les personnes actuellement contagieuses et dont le test est positif peuvent entrer le code COVID dans l’application et en informer d’autres.
- Que dois-je faire? Me mettre en quarantaine?
- Appelez la ligne téléphonique de toute façon. Vous pourrez y discuter de votre situation individuelle.
- L’app informera l’utilisateur qu’à un instant T, deux personnes qui ont téléchargé l’application ont été en contact prolongé et que la personne positive a potentiellement infecté l’autre. C’est ça?
- Oui. L’application ne connaîtra jamais votre identité, ni même le moment précis de la rencontre. L’instant T est en fait le jour J, puisque SwissCovid ne donne que l’indication du jour des rencontres à risque.
- Que répondez-vous à ceux qui disent qu’un smartphone prêt à vibrer pour alerter de la présence du virus est anxiogène?
- Pour recevoir une alerte, il faut avoir eu un contact à risque. L’occurrence sera très faible. S’il y a 30 cas et que tout le monde utilise l’application, la probabilité de recevoir une alerte est environ de 1 sur 50 000 par jour – donc très rare. Cela va être l’app la plus ennuyeuse du monde!
- La méfiance envers SwissCovid est grande. Comment l’expliquez-vous?
- De nombreuses applications sont conçues pour recueillir nos données. Pas SwissCovid. Elle a été conçue de manière à ce que le gouvernement ne stocke pas vos données, ne sache pas qui l’utilise. Pour nous, l’équipe derrière l’outil, il était essentiel que le protocole empêche la géolocalisation. Carmela Troncoso*, le cerveau derrière la protection des données, a tout fait pour que la vie privée des utilisateurs soit respectée.
>> *Lire l'interview de la chercheuse à l'origine du système de traçage (06.05.2020)
- Apple et Google ont annoncé leur collaboration commune avec votre projet, ce qui l’a rendu accessible à l’échelle mondiale. Tim Cook, le patron d’Apple, a relevé la transparence du protocole. C’est une fierté?
- C’est avant tout un grand soulagement. Je craignais que les pays européens ne se mettent à collecter les données de manière centralisée, comme en Asie.
- Que les GAFA soient impliqués alimente la suspicion. Vous le comprenez?
- Je trouve très sain qu’il y ait un vrai débat autour de la question de la protection des données. C’est bien pour éviter toute surveillance généralisée que nous avons développé ce protocole. Je me suis rendu au Palais fédéral pour l’expliquer et je crois que les parlementaires l’ont bien compris.
- Mais le citoyen lambda n’a aucune idée de comment tout cela fonctionne. Quand vous dites que c’est fiable, nous sommes obligés de vous croire sur parole. Vous voyez ce que je veux dire?
- Oui. La question de la confiance envers les spécialistes est cruciale. Au final, les experts qui parlent sont peut-être aussi importants que ce qu’ils disent. Mais, je le répète, le débat et la transparence autour de ce projet sont importants depuis le début.
- Certains vous ont reproché de manquer de transparence, ont dit que cette application était forcément potentiellement risquée… Que répondez-vous?
- Que nous avons d’abord commencé à travailler avec un consortium européen, du nom de Pan-European Privacy-Preserving Proximity Tracing (PEPP-PT). Nous avons publié notre protocole, DP-3T, et le code en open source, mais d’autres ont continué sans cette transparence. Nous avons alors quitté ce projet. Notre équipe a continué à travailler en toute transparence pour mettre sur pied le protocole finalement repris par Google et Apple. Ils l’ont choisi car c’était la meilleure solution, parmi toutes celles proposées, qui pourrait être déployée de manière pragmatique dans le monde entier.
>> Lire l'entretien avec une spécialiste du comportement: «L'humain est hyper-paradoxal, coincé entre idéaux et réalité»
- La technologie Bluetooth ne comporte-t-elle pas des risques pour les données déjà stockées sur les smartphones?
- Bluetooth est une technologie extrêmement utile, qui permet de connecter deux appareils entre eux et qui est régulièrement utilisée, par exemple avec des AirPods. Mais à la différence des AirPods qui demandent une connexion active, l’app ne la demande pas. C’est comme une petite radio. Ce qui est fou, c’est que SwissCovid devient l’outil de discussion de tous les problèmes technologiques actuels. Nous sommes critiqués pour des choses qui sont connues depuis belle lurette.
- Depuis son lancement, SwissCovid a été téléchargée plus de 855 000 fois. Pari gagné?
- Je n’estime pas avoir gagné avec le pourcentage de personnes qui l’activent mais avec le nombre de cas qu’elle va pouvoir prévenir. Ce qui sera évidemment très difficile à évaluer. Si, grâce à elle, 100 ou 1000 personnes se mettent en quarantaine, dont des personnes positives au virus, on aura pu interrompre beaucoup de chaînes de transmission et j’en serais ravi. Chaque cas peut être à l’origine d’une nouvelle vague.
- On parle de 60% d’utilisateurs pour qu’elle soit vraiment efficace. C’est correct?
- Non. Chaque utilisateur supplémentaire augmente son efficacité.
- Le taux d’infection remonte. C’est le moment de la télécharger?
- C’est toujours le bon moment. Elle fait partie de la stratégie nationale du «test, trace, isolate and quarantine» (tester, retracer, mettre en isolement et en quarantaine). Plus il y a de cas et plus les chaînes de transmission sont difficiles à remonter. Comme chaque outil de prévention, l’app est surtout utile quand le taux d’infection reste bas. Les gens ne comprennent pas pourquoi les scientifiques font un tel cirque quand il n’y a que 10 cas. Mais ces 10 personnes sont à l’origine de 30, qui à leur tour sont à l’origine de 100, et subitement c’est le confinement.
- La plupart des pays européens utilisent votre protocole (voir encadré), sauf la France, le seul pays à avoir une app centralisée. Etonnant, non?
- Le cas de la France me laisse perplexe. J’aimerais bien qu’on creuse là autour et qu’on m’explique ce qui s’est passé.
- Si je vais en France cet été, l’app ne marchera donc pas?
En effet.
- Mais en Italie, si?
Les systèmes devraient être compatibles. Les pays européens et la Suisse en débattent actuellement.
L'app en 4 points
1. Comment ça marche
SwissCovid établit un contact de proximité entre deux smartphones distants de moins de 1,5 mètre pendant au moins 15 minutes, à condition d’avoir activé le Bluetooth. L’app n’a pas besoin d’être activée, elle fonctionne à condition que le Bluetooth soit allumé (elle ne marchera pas en mode avion). C’est pour faciliter l’accès au Bluetooth qu’Apple et Google ont collaboré avec le protocole DP-3T, une première mondiale.
2. Données non centralisées
Si une personne est testée positive, elle peut entrer un code donné par son médecin dans l’application. En cas de contact prolongé avec elle, l’utilisateur recevra un message l’invitant à appeler l’Infoline coronavirus. Les données restent stockées sur chaque appareil durant 14 jours.
3. Ailleurs en Europe
DP-3T a déjà convaincu l’Allemagne, l’Italie, le Danemark, l’Espagne, le Portugal, l’Autriche, l’Irlande… Et le Royaume-Uni, qui vient d’abandonner son projet d’app centralisée.
4. Le couac
20% des détenteurs de smartphones en Suisse sont de facto dans l’impossibilité de télécharger l’application, qui ne fonctionne qu’avec les dernières versions des systèmes d’exploitation iOS (Apple) et Android (Google).
L'éditorial: Soyons prudents, mais pas paranos
Par Michel Jeanneret
C’est fou comme l’être humain peut se révéler paradoxal, lorsqu’il invoque la prudence. La controverse autour de l’installation de l’application de traçage SwissCovid, développée par l’EPFL au profit de la Confédération dans le but de freiner la reprise de la maladie, représente à elle seule un spécimen absolument fascinant du paradoxe en question.
On résume: depuis quelques semaines, de nombreuses personnes agitent le spectre d’une violation de la vie privée et d’on ne sait quel détournement potentiel de nos données pour justifier le fait que nous ne devrions pas télécharger cette application. En clair, 4 millions de Suisses cèdent sans s’en inquiéter l’ensemble de leurs données à Facebook, un groupe américain qui en tire des sommes d’argent colossales, ils postent les photos les plus intimes possible sur Instagram, ils laissent Google voir tous leurs déplacements, ils sont prêts à tout raconter de leurs habitudes d’achats à de grandes entreprises par le biais de cartes clients, mais ces personnes, souvent les mêmes, s’inquiètent soudainement lorsque la Suisse, pays dont les institutions démocratiques sont loin de pécloter, leur demande un accès limité à leur téléphone pour les protéger. Nous en sommes là.
Alors que le Covid-19 menace de faire son grand retour, c’est d’une autre forme de prudence qu’il faut faire preuve. Tout d’abord se rappeler des gestes de protection que nous avons appris et sommes pourtant en train de lâcher. Ensuite tracer les gens infectés qui ont été en contact avec des personnes saines afin d’éviter que les cas ne redeviennent exponentiels, un risque réel tant qu’il n’y aura ni immunité de masse, ni vaccin. C’est le but de l’application SwissCovid. On a tout à fait le droit de verser dans la parano, mais soyons clairs: entre l’hypothétique «vaste complot mondial» censé nous faire on ne sait quoi et ce fichu virus, c’est le second qui aura notre peau.