Ce matin, avant d’aller travailler, elle va passer au moins une demi-heure dans sa salle de bains. C’est qu’elle est très coquette, Lynn, il faut que son make-up soit parfait et assorti à la tenue qu’elle va porter. Rouge à lèvres, mascara, ombre à paupières, jusqu’au vernis à ongles posé avec méticulosité. Il faudra encore choisir la paire de chaussures qui mettra en valeur ses longues jambes. Pourquoi pas les Marsala en daim, celles-là mêmes qu’elle portait au tribunal, le 28 septembre 2015, pour demander son changement de sexe.
«Quel plus grand éloge est-il que de dire que vous êtes ce que vous êtes» Lynn Bertholet, citant Shakespeare
Oui, c’est ainsi. Jusqu’à 56 ans, Lynn était encore un homme et s’appelait Pierre-André Bertholet. Devenir officiellement une femme, c’est bien sûr la plus grande victoire de sa vie et il y a des lumières qui s’allument dans ses yeux quand elle évoque son changement de genre. Même si elle gardera toujours une petite nostalgie de n’avoir jamais su ce que c’est que «d’être une femme de 25 ans».
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Lynn, transgenre et libre d’être belle
Lynn Bertholet a pris des cours de maintien, elle a participé à un atelier pour apprendre à marcher avec des talons. Elle a fait une autogreffe de cheveux en Turquie, qui a nécessité de nombreuses piqûres, et a adouci par chirurgie ses arcades sourcilières. Quand elle déambule dans ce quartier des banques à Genève, non loin de celle où elle occupe le poste de senior manager (pratique, l’anglais, au niveau des genres), sa belle allure saute aux yeux. L’autre jour, une inconnue le lui a d’ailleurs fait remarquer et rien ne pouvait lui faire plus plaisir.
Si elle parle de l’homme qu’elle a été, Lynn évoque un jumeau, «un jumeau envahissant» dont elle a été délivrée «après un séquestre de 56 ans dans son corps». Lynn a le sens de la formule. Un QI au-dessus de la moyenne, un parcours qui va de HEC à l’enseignement universitaire, la responsabilité d’un département d’une banque cantonale avant de devenir directeur adjoint de la banque privée Lombard Odier. En plus de ce CV lustré, elle se verrait bien faire un peu de «senior mannequinat». Ce nouveau corps de femme, elle a envie de le montrer. Son book est prêt, réalisé par des professionnels (www.lynn-model.com). Elle écrit aussi un livre sur son parcours, et le bureau de son appartement, impeccablement rangé, témoigne de la façon d’organiser sa vie: avec rigueur. Lynn a d’ailleurs planifié sur un tableau Excel tout le processus de son changement de sexe, comme elle l’aurait fait pour un fonds de placement. Impressionnant.
Pourquoi avoir attendu si longtemps pour devenir une femme? Lynn répond avec une voix à la tessiture mi-alto mi-ténor. «Fin 2013, quand la psychologue que j’avais consultée pour un autre sujet m’a dit que mon cerveau droit, soit le côté féminin, était particulièrement développé, je lui ai alors avoué avoir le sentiment depuis toujours d’être habité par une femme. Elle m’a conseillé de consulter un confrère spécialisé qui a posé le diagnostic dedysphorie de genre il y a seulement trois ans.»
Une femme que Pierre-André avait baptisée Gwendolyne à l’adolescence et qu’il ne laissait apparaître que le week-end dans le secret de son appartement. Même Svetlana, son épouse russe depuis 2003, s’accommodait de cette petite bizarrerie consistant à vouloir porter des vêtements féminins. Pierre-André imaginait continuer à vivre ainsi avec deux individus en colocation, mais Lynn a revendiqué de plus en plus souvent son existence. «Vingt fois, elle a fait racheter à Pierre-André les vêtements de femme qu’il s’était décidé à jeter.» Le forçant bientôt à acheter des hormones sur Internet et à se faire épiler le torse par électrolyse.
Il divorce en 2010. Pour des raisons qui ne sont pas liées à ce trouble identitaire. «Svetlana me considère désormais comme une sœur même si c’est parfois difficile pour elle d’avoir perdu l’homme qu’elle aimait!»
Première Genevoise
Changer de sexe dans l’univers discret et feutré de la banque privée genevoise n’allait évidemment pas de soi. «Je me suis demandé s’il fallait me résoudre à rester un homme avec un niveau de vie en rapport ou devenir une femme qui allait se retrouver au chômage ou, pire, à l’assistance sociale», confie-t-elle. Heureusement, la banque l’assure immédiatement de son soutien. Un «apéro coming out» est même organisé à son intention où elle dévoile ses intentions devant 55 cadres supérieurs. Seule condition posée par sa hiérarchie: Lynn ne pourra pas venir habillée en femme avant d’avoir changé ses papiers d’identité. En général, le changement d’état civil intervient après l’opération de réassignation de sexe. Or, celle-ci n’est pas prévue avant un an et Lynn se voit mal attendre encore douze mois coincée dans un no (wo) man’s land où les situations gênantes, comme ce contrôle d’identité policier, lui laissent un goût d’humiliation au bord des lèvres.
La banquière va dès lors dévorer toute la jurisprudence à disposition: européenne, fédérale et notamment celle des cantons qui acceptent un changement de sexe sans opération préalable, liste dans laquelle ne figure pas Genève. La tâche est ardue. Pour qu’un tribunal accepte un tel état de fait, Lynn doit faire la preuve qu’elle mène déjà une vie de femme. Difficile avec cette obligation de travailler encore en costard-cravate alors qu’elle porte déjà un soutien-gorge, de petits seins ayant poussé à la suite de la prise d’hormones. «Cela m’a obligée à quelques contorsions: me changer dès que je sortais du bureau pour m’habiller en femme quand j’allais voir le psychologue.»
40 000: C’est environ le nombre de personnes qui se considèrent comme transgenres en Suisse
Le 19 octobre 2015, quelques semaines après avoir déposé un dossier béton et s’être rendue à une séance au tribunal qui a duré un petit quart d’heure, avec une présidente bienveillante, Lynn Bertholet devient la première femme transgenre genevoise à changer d’identité sans opération préalable. Quand elle se rend pour la première fois à sa banque habillée en femme, ses collègues ont organisé un petit-déjeuner et lui offrent des fleurs et un vernis à ongles! Un accueil qu’elle évoque avec chaleur. Comme celui de son père et de sa sœur. Cette dernière lui avoue avoir toujours senti que son frère était malheureux et qu’elle sera toujours là pour Lynn. «J’aurais tellement aimé que ma mère, décédée, puisse me dire qu’elle était fière de sa fille. Seule ma partenaire de plongée m’a rejetée, en me crachant au visage que je ne serais jamais qu’un travelo de La cage aux folles!»
Le cancer surgit
Tout est désormais agendé. L’opération de changement de sexe est prévue à l’hôpital de Zürich pour le 14 juillet 2016, jour de son anniversaire et de la prise de la Bastille, joli clin d’œil. Le Dr Fakin, jeune chirurgien formé au Preecha Aesthetic Institute de Bangkok, une ville où le changement de sexe est un vrai business, va construire un vagin artificiel à l’aide d’un bout d’intestin. La pose d’implants mammaires se fera dans le prolongement de cette intervention.
Malheureusement, un cancer de la peau, découvert en mars 2016, vient bouleverser ce programme. Lynn a véritablement l’impression que son jumeau veut l’empêcher de devenir une femme. «J’étais très en colère contre lui, se souvient-elle, j’ai hurlé sous ma douche et crié entre deux sanglots: «Non, Pierre-André, tu ne prendras pas ma vie pour m’empêcher d’exister!» Il faudra malgré tout différer sa «deuxième naissance». Trois opérations et deux mois d’arrêt maladie seront nécessaires pour soigner son cancer avant qu’elle ne puisse se réveiller, enfin, avec un corps de femme, le 12 janvier 2017.
Lynn Bertholet n’a rien lâché. Sa maladie semble aujourd’hui tenue à distance et elle veut faire de la place au bonheur d’être soi-même. Une première expérience sexuelle et amoureuse avec un homme ne s’est pas révélée concluante mais elle n’est pas pressée. Il y a toute une nouvelle chorégraphie amoureuse à apprivoiser et comme elle est perfectionniste, Lynn veut se donner du temps. Elle s’est acheté une robe rouge, en souvenir de ses 4 ans, quand sa mère avait refusé au petit Pierre-André celle qu’il serrait sur son cœur dans un grand magasin. Aujourd’hui, à la fin de tous ses e-mails, elle a ajouté cette citation de Shakespeare: «Quel plus grand éloge est-il que de dire que vous êtes ce que vous êtes?»