«Oh mon ange Gabriela, ma libératrice!»
23 août – Chez lui
Au dernier étage d’un petit immeuble lausannois écrasé par la chaleur, un petit homme à l’équilibre précaire attend de pied ferme une visiteuse. A peine Gabriela Jaunin a-t-elle passé la porte du studio que l’octogénaire à la chevelure blanche s’écrie avec enthousiasme: «Oh mon ange, ma libératrice!» Et il la serre dans ses bras.
Eh oui, Michel Germond se réjouit de la présence de l’accompagnatrice d’Exit, l’association d’aide au suicide assisté, et de ce qu’elle veut dire: accélérer son passage de vie à trépas. «J’ai hâte d’être soulagé, ce n’est plus une vie, c’est un martyre.» Vêtu d’une chemise hawaïenne, cet ancien chauffeur de taxi aux yeux bleu ciel rieurs s’assied péniblement. Le regard humide – «Je chiale pas, j’ai un problème de canal oculaire!» – tenant fermement son kleenex dans une main, il décrit un quotidien devenu insupportable. Les hésitations avant de sortir de l’appartement et les douleurs qui ne le quittent plus. Les efforts inhumains pour parcourir la centaine de mètres qui le sépare de l’arrêt de bus avec une stratégie bancale: allonger le pas au maximum pour en faire moins. Les nuits sans sommeil, épuisantes tant physiquement que moralement. «Dès que je me tourne dans le lit, je pousse des gueulées tellement j’ai mal. Y a rien de drôle, c’est fini.»
A ceux qui lui disent qu’il a pourtant l’air bien, le Lausannois de 82 ans oppose invariablement la même symphonie. «J’ai l’air mais pas la chanson. Faut venir voir dedans.» Et de détailler son CV médical «long comme la Bible»: trois infarctus, un double pontage coronarien, deux hernies discales inopérables et une ablation du côlon avec des complications postopératoires en 2020.
Et puis, il y a deux ans, «la douleur est venue d’un coup. Un matin, je n’ai pas pu me lever. Je suis monté au CHUV, où on m’a diagnostiqué un canal lombaire étroit dégénératif.» S’ensuivent des mois d’infiltrations qui lui «coupent les jambes», sans parvenir à soulager ses douleurs. «A tel point qu’un jour le toubib m’a dit: «On arrête tout.» Quand un médecin du CHUV ne peut plus rien faire pour vous, ça ne sert plus à rien de s’acharner», dit-il d’une lucidité empreinte de simplicité.
Fatigué, usé, il l’a décidé: son heure est venue. Il admet avoir pensé au suicide. «Je voulais sauter du pont à Martigny, mais ça me chicanait de devoir laisser ma bagnole là-bas. Et puis bon, dans mon état décrépi, vous me voyez enjamber la barrière?» glousse-t-il. C’est avec Exit qu’il mourra. Depuis 2014, le suicide assisté est autorisé pour les polypathologies invalidantes liées à l’âge.
En avril dernier, il contacte l’association, rédige des directives anticipées, une lettre manuscrite demandant l’assistance au suicide et fournit un certificat médical de sa situation de santé attestant également de sa capacité de discernement. C’est la deuxième fois que Gabriela Jaunin vient lui rendre visite. Lors de la première, deux semaines plus tôt, elle lui avait expliqué en détail le déroulement de la procédure de fin de vie, de la prise de penthiobarbital – un puissant barbiturique qui agit sur le système nerveux central, provoque d’abord une somnolence, puis le coma, avant d’entraîner un arrêt respiratoire – à la venue de la police judiciaire et de la médecine légale, le suicide assisté étant encore considéré comme une mort violente. Et enfin, l’arrivée des pompes funèbres à son domicile pour prélever son corps.
Dans ce studio où l’air ne circule pas malgré les fenêtres grandes ouvertes, Michel Germond annonce vouloir en finir le plus rapidement possible, en septembre déjà. «Vous ne vous voyez pas continuer encore un petit peu? sonde la bénévole d’Exit. La chaleur peut accentuer les douleurs. Peut-être vous sentirez-vous un peu mieux cet automne?» Le Vaudois balaie les objections d’un revers de la main. «Attendre? Pourquoi? N’essayez pas de me faire changer d’avis. Je veux mourir de mon vivant. Et pas crever avec des tuyaux de partout!» Il poursuit: «J’ai tout fait dans ma vie. De la montagne, du ski, le Mont-Blanc deux fois, de la varappe, les vacances à la mer. Maintenant, c’est foutu, je ne peux plus rien faire de tout ça. Alors on arrête.»
Face à la détermination de l’octogénaire ne reste alors plus qu’à choisir la date et les personnes présentes le jour du grand saut. Ce sera le neveu de Michel, Alain Berchier, Gabriela Jaunin et peut-être Neza, la femme de ménage, devenue une amie proche. «Elle hésite, elle a peur, dit le Lausannois, mais j’aimerais bien qu’elle vienne me tenir la main.»
Gabriela Jaunin ne sera de retour de vacances qu’à la mi-octobre. Trop tard? «Pour vous, je peux attendre. Je veux que ce soit vous, ma salvatrice, mon ange Gabriel.»
«La mort, je connais déjà»
7 septembre – La Terrasse d’Arnaud
Michel Germond est un homme d’habitudes. Chaque jour, depuis près de vingt ans, il vient ici, dans son stamm du quartier de Montchoisi. Il commande un pichet – de rosé l’été, de rouge dès l’automne – feuillette son 24 heures et bavarde avec les copains du bistrot. Dans sa petite sacoche posée sur la table, il y a toujours deux portemonnaies: «L’un pour l’apéro, l’autre pour la Migros.» Le vieil homme aime faire «des tours avec [sa] bagnole», mais depuis que sa santé décline, il lui préfère les virées en bus, toujours en sens inverse de la marche pour «mieux voir les maisons». Un moment qu’il résume si joliment et qui dit en filigrane aussi la solitude des aînés: «On voit des gens qu’on connaît, d’autres qu’on ne connaît pas encore.»
Michel se raconte facilement, avec une verve intacte. Né à Lausanne, en 1941, d’un père peintre en bâtiment et d’une mère couturière. Il avait une sœur, aujourd’hui décédée. Un apprentissage de mécanicien en motocycles, un métier qu’il n’aura pas le temps d’exercer. «En 1962, j’ai eu un grave accident de moto. Péroné, fémur, bassin et bras cassés. J’ai fait deux semaines de coma, alors vous voyez, la mort, je connais déjà.»
Devenu gardien à la piscine de Bellerive, «du bonheur, les filles nous tombaient dans les bras», il y rencontre celle qui deviendra sa femme, Marie-Louise, «déjà mariée, avec deux gamins. Je les ai pris les trois.» Il enchaîne les boulots, grutier, gérant de cabane d’alpage, chauffeur de taxi. «Avec Malou, on menait une vie peu conventionnelle, on allait les étés à l’île du Levant, en face du Lavandou, un paradis pour naturistes. C’était bonnard. Puis elle est partie avec un autre. On a divorcé en 2006, en bons termes, et j’ai continué à vivre ma vie tout seul, à Lausanne.» Il n’a gardé contact qu’avec l’un de ses beaux-fils, «son gamin», qui habite en Normandie. Il a mangé avec lui la semaine dernière. Pourquoi ne pas lui avoir demandé d’être présent le jour de sa mort? «Je veux ne pas le chicaner avec ça. La Normandie, c’est pas la porte à côté», se justifie-t-il pudiquement.
Des regrets? «Aucun, j’ai eu une belle vie.» Une dernière envie? «Je ne peux pas rêver de faire quelque chose qui n’est plus possible, comme aller à la montagne ou au Lavandou. Alors je rêve de rien.» On tente encore. Une appréhension peut-être? «De ne pas laisser de chenit derrière moi. Je veux que tous mes trucs administratifs soient réglés pour ne pas emmerder mon neveu.» Une dernière envie? «D’être allongé, tranquille. Enfin, allongé non, mais dans une urne, quoi.» Il pouffe.
«Qu’est-ce que c’est chiant de mourir!»
25 septembre – Les pompes funèbres
En cette fin de matinée, Michel Germond a les traits tirés et le moral dans les chaussettes. Perclus de douleurs, il n’a pas pu fermer l’œil. «J’en ai marre, marre, marre. Je ne peux plus me traîner. Ma tête commence à dérailler aussi. Si on peut avancer la date de ma mort, je le fais», grogne-t-il en se déplaçant à grand-peine, tout recourbé, comme s’il avait perdu des centimètres durant la nuit.
Choisir d’ordonner sa mort, c’est aussi affronter de son vivant le lot de tracas administratifs que charrie cette décision. Les rendez-vous chez le notaire, la rédaction du testament, la résiliation des baux et la clôture des comptes en banque, des tâches pour lesquelles Michel peut compter sur l’aide de son neveu, Alain Berchier. Et puis, il faut organiser ses adieux et sa crémation. C’est là qu’intervient l’agent des pompes funèbres.
En costume noir, l’air rigide mais bienveillant, il fait son entrée dans l’unique pièce à vivre de l’appartement et prend place face à l’octogénaire, assis sur son lit. «C’est triste de se voir comme ça», débute l’homme en noir, à voix basse. «Non, ce n’est pas triste, proteste vivement Michel. Je me réjouis de disparaître.» Imperturbable, le conseiller funéraire poursuit: «On va passer un petit moment ensemble, on va faire connaissance et, la prochaine fois, je vous verrai décédé.»
Stylo à la main, le croque-mort remplit méticuleusement un formulaire qui servira pour la commande d’acte de décès. Il prend acte des dernières volontés du vieil homme: un corps légué à la science qui sera ensuite incinéré, pas d’enterrement, ni de cérémonie religieuse. Le conseiller funéraire tente: «A l’heure du grand départ, certains se rapprochent de la foi. Vous ne souhaitez pas rencontrer un pasteur?» La réponse fuse: «Surtout pas. Je suis incroyant, athée et je déteste l’Eglise. Ce sont des menteurs, des voleurs et des violeurs!» tempête Michel.
Il n’y aura pas non plus de verrée de souvenir. Michel Germond se tourne vers son neveu. «Je veux faire un verre de départ avant, pas après. A La Terrasse. J’annoncerai que ce sera le dernier et je paierai la tournée!» Sur le visage de son neveu se dessine une moue dubitative, quoique amusée. «Eh bien, ça va être sympa l’ambiance. Mais bon, c’est ton choix, je le respecte.»
>> Lire aussi: Le dernier repas de David Goodall
Quand vient le moment de rédiger l’annonce mortuaire, l’ancien chauffeur de taxi veut impérativement faire figurer le recours à Exit sur celle-ci. «Je les remercie de me libérer. J’ai le droit de mourir. Je veux qu’on sache que je prends ce droit.» Il nous cherche du regard: «C’est aussi pour cela que j’ai accepté ce reportage. Pas pour encourager les gens à passer à l’acte mais pour rassurer sur le processus. Si ça peut aider quelqu’un qui hésite...»
Une dernière question taraude Michel. «Il faut être habillé comment?» «Comme quand on quitte la maison, mais sans les chaussures», répond simplement l’homme en noir avant de prendre congé. La porte se ferme. Michel se marre. «Je ne pensais pas qu’il y avait autant de paperasse. Qu’est-ce que c’est chiant de mourir!»
«Comment on dit au revoir à quelqu’un qui va mourir?»
27 septembre – Au garage
Au Mont-sur-Lausanne, Yves Grandjean, propriétaire d’un garage, s’apprête à recevoir Michel. Et il n’en mène pas large. Lorsque l’octogénaire lui a annoncé son départ avec Exit, le solide moustachu est resté bouche bée. «Plus un mot ne sortait. Ça fait trente ans qu’on se connaît, du temps où il était chauffeur de taxi. Quand il venait boire un coup ici, on parlait de tout et de rien. Michel adorait les filles, c’était un bon vivant, toujours de bonne humeur. Mais depuis une année, on sentait qu’il n’avait plus la pêche. Il m’a dit l’autre jour: «C’est bon, j’ai fait assez de conneries.» Si ce type qui aimait tant la vie ne peut plus conduire jusqu’à l’île du Levant, au camp nudiste, c’est fini pour lui. C’est une page qui se tourne.»
Le garagiste lui a vendu sa «petite Peugeot d’occase» il y a quelques années déjà et, aujourd’hui, elle lui revient. C’est lui qui se chargera de déposer les plaques d’immatriculation au Service des automobiles, de remplir la paperasse et de conduire Michel à son domicile. Les deux compères iront boire un dernier verre. Emu, les yeux baignés de larmes, le patron s’interroge à haute voix: «Comment on dit au revoir à quelqu’un qui va mourir? Honnêtement, ça me travaille depuis deux, trois jours.» Et de poursuivre, éberlué: «J’en ai vu des choses dans ma vie au garage mais ça, c’est une première. Cela dit, je respecte son choix. Il faut en avoir pour le faire!»
L’homme du jour entre en scène, le pas appliqué, appuyé sur ses béquilles aux poignées bleues. «Hé Michel, t’as mis le 4x4 pour te déplacer?» le chambre affectueusement Yves Grandjean. Le vieil homme rit de bon cœur même s’il s’apprête à affronter l’étape qu’il redoute le plus depuis qu’il a entamé sa marche vers la mort: dire au revoir à sa «petite fiancée, cet amour gris» de Peugeot 107, qui, «malgré son petit moteur, [le] descendait jusqu’à [son] île de fou aussi vite qu’une Porsche». «En partant, je lui ai dit que c’était la dernière fois, relate-t-il en fouillant dans sa sacoche à la recherche d’un mouchoir. Merde, ça me fout un coup.» S’essuyant les yeux, Michel rejoint le parking pour un dernier adieu. On s’éloigne. Il pose la main sur la carrosserie de sa petite fiancée et on l’entend lui susurrer «Continue ta vie, toi», avant d’éclater en sanglots.
«Laisse-toi vivre et laisse-moi mourir»
23 octobre – Apéro de départ
«En vingt ans d’accompagnement, je n’ai jamais vu ça.» A La Terrasse d’Arnaud, où Michel a réuni ses copains de bistrot pour la valse des adieux, Gabriela Jaunin n’en revient pas. «C’est comme s’il partait en vacances, s’amuse-t-elle en observant l’octogénaire se lever pour embrasser ses invités et payer des tournées. Il était convenu qu’elle rencontrerait Alain Berchier, le neveu de Michel, pour discuter des derniers détails et faire connaissance avant la date fatidique. Or le candidat au suicide assisté s’était bien gardé de lui dire que cette discussion aurait lieu devant une audience majoritairement composée de dames et d’un Michel dissipé. «C’est la quatrième dimension, renchérit Alain Berchier. C’est lunaire, quoique à son image, festif!»
Il faut voir ce petit bonhomme, installé au bout d’une grande table, déborder de vie, rire aux éclats, enchaîner blagues et coups de rouge. Et pourtant, dans trente-six heures, c’est la potion mortelle qu’il boira. A ceux qui tentent encore de le faire changer d’avis, il assène: «Laisse-toi vivre et laisse-moi mourir.»
A l’autre extrémité de la tablée, les larmes ruissellent discrètement sur le visage doux de Neza, la femme de ménage devenue amie. «Je suis triste. Mais depuis que Michel connaît la date de sa mort, il est enthousiaste.» Il aurait voulu qu’elle lui tienne la main dans ses derniers instants. «Je ne peux pas, je n’ai pas la force», s’excuse-t-elle. Et de le couver de son regard embué. «Il est petit mais c’est un grand homme.»
Raymond, 92 ans, et la fringante Agnès, la voisine du deuxième, presque centenaire, sont assis non loin. Les verrées du souvenir, ils connaissent, mais un apéro de départ, au sens littéral du terme, c’est une première. «J’aimerais qu’il change d’idée, souffle Agnès, ça me fait de la peine. Mais il me dit qu’il souffre trop. Alors, j’essaie de comprendre.» «Cette verrée me choque un peu, ajoute Raymond. On est pris de court, on n’a pas les mots, mais j’admire son courage.»
Certains fument des cigarettes à l’extérieur pour conjurer les émotions. «A un enterrement, on vient avec des fleurs. Hier, je me suis demandé ce que je pouvais amener, mais il n’a plus besoin de rien, confie Ewa, dame blonde aux grandes lunettes ovales qui connaît Michel depuis une vingtaine d’années. Mais de le voir ainsi, heureux, me rassure.»
La nuit est déjà tombée depuis longtemps lorsque les invités quittent peu à peu le stamm. Sebastian, le fils d’Ewa, glisse à l’oreille de Michel en le serrant dans ses bras: «Ça m’a fait plaisir de te connaître, profite à fond du moment présent.» «Bisous Michel, s’il y a un univers parallèle, tu me fais un petit signe», lance Mélodie, la serveuse.
«Je suis heureux», nous dit Michel. Avant de commander une dernière tournée.
«Je te dis au revoir, je vais boire la potion, c’est fini»
25 octobre – Le départ
8h45. La nuit a été courte pour Michel. L’angoisse à l’approche de la fin? «Non, on a mangé une fondue avec les copines, une soirée merveilleuse!» Il s’esclaffe: «On a même joué à la bouteille chez moi.» Forcément, on veut des détails. Il nous avoue, pas peu fier, avoir «roulé une dernière pelle».
Il finit de se préparer, et boutonne sa chemise blanche. Ses chaussures sont posées au bord du lit comme le lui avait recommandé l’agent des pompes funèbres. La veille, il a reçu des coups de fil de ses amis et surtout un qu’il n’espérait plus, celui de son ex-femme, Malou. «On a eu les deux la petite larme à l’œil. Quarante ans ensemble, c’est pas rien!» s’exclame-t-il comme pour justifier son émotion. Le portable bipe. «Il est très difficile de trouver les mots mais je garderai des souvenirs indélébiles. Nous avons passé de bons moments ensemble. Ciao Michel», lit-il à haute voix, et d’avoir le regard qui s’embue. «Je suis ému quand les gens le sont.»
«Il est 9 h, il vient ce sirop?» s’impatiente-t-il, pile au moment où Gabriela Jaunin, accompagnée d’Alain Berchier, arrive dans le studio. Elle s’accroupit face à Michel, lui saisit les deux mains. «Vous savez que vous pouvez renoncer?» interroge-t-elle d’une voix douce. «Oui, mais je ne renonce pas. Y en a marre, je ne peux plus me traîner.»
>> Lire aussi: Jérôme Sobel: «Exit a été mon chemin de vie»
L’accompagnatrice d’Exit sort alors de son sac une tablette de Motilium, lui transmet trois comprimés pour «préparer l’estomac et éviter les nausées, car la potion est amère». Dans la cuisine aux catelles turquoise, elle dilue le penthiobarbital dans un verre à vin. Elle verse aussi du limoncello dans un verre à part «pour neutraliser l’amertume de la potion» ainsi qu’un autre de liqueur de café, cadeau d’une de ses voisines du rez-de-chaussée – Michel y tenait.
Celui dont le cœur cessera de battre dans quelques instants passe un dernier coup de téléphone à son beau-fils. «Pascal, salut. Je te dis au revoir. Je vais boire la potion, c’est fini.» Silence. «Ok. C’est tout. Bon voyage, bisous, ciao, ciao, bonne.» Pour ne pas laisser l’émotion le submerger, Michel s’adresse en plaisantant à Gabriela Jaunin, toujours affairée à la préparation du cocktail mortel. «C’est du poison, j’en suis sûr! Je vais appeler la police.»
Elle lui apporte le limoncello. Assis sur le rebord de son lit, Michel lève son verre et lance: «A votre santé!» Avant de lui tendre la dose létale, l’accompagnatrice répète de nouveau: «Monsieur Germond, c’est la dernière fois que je vous le demande. Vous avez le droit de renoncer. Vous êtes sûr de vous?» «Je vous reverrai dans une autre vie», répond l’octogénaire, ému. Et d’ajouter: «Je suis heureux d’avoir montré que je suis resté debout jusqu’au bout. Bon, avec le dos courbé.» Il se tourne vers son neveu, puis vers nous. «Je vous dis au revoir, enfin adieu. Dans trois ou quatre minutes, je ne serai plus là.» «Nous serons à vos côtés», le rassure l’accompagnatrice de fin de vie.
Il prend une grande inspiration. «Allez, on y va» et boit la potion d’une traite. Quelques larmes coulent sur son visage. Alain Berchier, un peu en retrait, souffle ces derniers mots: «Merci de m’avoir appris à pardonner.» On s’assoit à côté de Michel pour lui prendre la main et lui dire au revoir, puis on laisse la photographe et Gabriela Jaunin prendre le relais.
«Je vais m’allonger, je crois», prévient Michel. «Non, on va attendre un peu, on fait descendre tout ça tranquillement», réagit la bénévole. «Vous m’aviez dit quatre minutes, c’est du bidon votre histoire!» chahute-t-il encore une fois avant de prononcer ses ultimes mots: «Dis donc, ça saoule votre truc. Ça fait de l’effet, je me sens bien!» Soudain, il bâille, ses yeux se ferment et il sombre dans le sommeil.
Nous lui prenons les jambes et l’allongeons sur le lit, le haut du corps adossé sur des coussins empilés. Gabriela Jaunin ne lâche pas sa main. «Tout tranquille, on est avec vous, chuchote-t-elle. Vous ne souffrez plus. C’est bien. Pensez aux bons moments que vous avez passés.» La respiration du vieil homme se fait de plus en plus forte, jusqu’à ce que celle-ci s’arrête, puis le cœur. L’accompagnatrice nous regarde. «C’est fini. Il n’a pas souffert, il s’est endormi paisiblement.»
Gabriela Jaunin appelle la police en prenant soin de ne plus toucher à rien avant l’arrivée de la police judiciaire et du médecin légiste – la mort par suicide assisté est encore considérée comme une mort violente. En 2022, en Suisse, 1627 personnes, dont 502 en Suisse romande, ont fait appel à Exit pour partir dans la dignité.
Avant de quitter la pièce, Alain Berchier regarde une dernière fois son oncle qui repose en paix, le visage apaisé. «C’était un sacré bonhomme. Il a mené sa vie, peu conventionnelle, comme il l’entendait.» Sa vie, et sa mort.