«Un jour, tu verras, je serai dans L’illustré!» Kévin Germanier avait 15 ans lorsqu’il a lancé cette petite phrase à sa mère. Oh, rien de bien vaniteux dans le propos, ce garçon est d’une humilité à toute épreuve; elle lui sert d’ailleurs de pare-feu contre toutes les infatuations qui guettent depuis que son étoile commence à scintiller sérieusement au firmament de la mode.
Magnifier le corps des femmes, il en rêve depuis l’époque où il relookait les Barbie de sa sœur. Douze ans plus tard, le petit prince de «l’upcycling» est bien dans L’illustré, mais aussi dans Vogue ou encore dans Vanity Fair pour avoir déjà habillé Björk, Taylor Swift, Lady Gaga, Katy Perry, Rihanna.
Excusez du peu: Kristen Stewart portait une robe Germanier lors de la première de son dernier film à Hollywood. Björk arborait une de ses créations sur la couverture d’un album, Lady Gaga a fixé une barrette Germanier dans ses cheveux. Certes, il aurait aimé qu’elle enfile aussi la robe qui allait avec; mais ça viendra, la compétition est rude entre les créateurs, nous explique-t-il dans son atelier parisien du quartier du Sentier. «On propose des modèles aux agents des stars, puis ce sont elles qui choisissent!»
La valeur n’attend pas le nombre des années, c’est ultra-connu, mais qui peut se vanter d’un tel palmarès à tout juste 28 ans? Ce garçon aux cheveux lustrés et au visage d’ange n’utilise que des tissus et des objets de récupération, auxquels il donne une deuxième vie. Mode durable et éthique, mais glamour et sexy, aussi. C’est son pari. Il montre la paire de souliers créée pour Louboutin, les pulls portés par Sunmi, la star de la K-pop coréenne devenue son amie, avoue que tout ce qui lui arrive, «c’est un peu irréel».
Germanier, sa marque créée il y a tout juste deux ans, vient d’entrer au calendrier officiel de la Fashion Week. Il met la touche finale à sa cinquième collection, qui sera présentée le 28 février chez Christie’s. Volutes de tissus siliconés, sequins, perles, couleurs qui éclatent comme du grain à pop-corn, le style Germanier fait tilt sur Instagram. «Bien sûr, on fait «ouah», on est heureux que ça plaise, mais tout de suite après on se remet au travail», précise-t-il d’une voix toujours calme et douce, en se tournant vers Melvin Zöller et Jana Colic, ses deux complices bâlois. «On est les trois Suisses, polis, ponctuels, pas capricieux, et parfois ça surprend dans le milieu parisien.» Ces trois-là ne comptent pas leurs heures.
L’atelier du Sentier, c’est la concrétisation du rêve d’un gosse valaisan qui a bossé dur pour y arriver. Il dort dans une pièce voisine. Sobriété, un seul lit, une penderie, quelque chose de monacal chez ce styliste en noir qui réserve la couleur à ses seules créations.
Granges, son village entre Sierre et Sion, semble bien loin. Pourtant, quand on lui demande de citer un modèle, ce n’est pas Saint Laurent ou Dior qui lui vient à l’esprit, mais Robert Piguet, d’Yverdon. «C’est lui qui a formé Dior, Balmain, Givenchy. On ne pouvait pas rêver d’aller plus loin en étant de ce pays. Lui l’a fait. J’aimerais montrer à mon tour que ce n’est pas parce qu’on est Suisse qu’on ne peut pas y arriver!»
Sur un plan de travail, une machine à coudre, sur laquelle Melvin surjette un tissu. Jana arrange délicatement des tiares de mariée. Des robes nuptiales empaquetées attendent d’être livrées chez Matchesfashion.com à Londres, une enseigne en ligne qui avait acheté toute sa collection de bachelor du Central Saint Martins College de Londres, la prestigieuse école d’où sont aussi sortis Stella McCartney ou John Galliano… Kévin n’aurait pourtant jamais imaginé y être admis après avoir postulé au terme d’une année préparatoire à la HEAD de Genève.
Faire rimer mode durable avec sex-appeal, ce n’était pas gagné d’avance. Loin du pull grisouille en chanvre, le jeune styliste veut de la soie, du velours, de l’organza récupérés dans des chutes ou chez d’autres couturiers. La moindre fermeture éclair, le moindre bouton sont des rescapés; il lui arrive même de se fournir chez Emmaüs Valais. Des pièces de montres au rebut de chez Swarovski attendent, dans un coin de l’atelier, de servir de parures. «Je n’achète jamais rien de neuf. Plus je suis limité, plus je suis créatif!»
Ce n’est pourtant pas par conviction que Kévin est arrivé à «l’upcycling», mais par économie. «A Londres, je n’avais pas les moyens d’acheter des tissus neufs, alors j’utilisais de vieux draps ou des couvertures militaires fournies par mon père, gradé à l’armée.»
Une contrainte qui va lui ouvrir les yeux sur le gaspillage dans ce milieu, où la moitié des textiles fabriqués finissent à la poubelle après douze mois. «D’où la nécessité de ne jamais suivre la mode, de ne pas inscrire un vêtement dans une durée. Si je crée une collection en 2020, je veux qu’elle garde sa valeur en 2050.» Aujourd’hui, ses robes coûtent entre 1800 et 5000 euros.
Bon, Kévin Germanier, lauréat de l’EcoChic Design Award, n’habillera peut-être pas Greta Thunberg – «je fais des choses peut-être un peu trop dénudées pour elle» – mais «il est en avance sur tout ce que l’on fait déjà dans le domaine de la mode éthique», assure Alex Capeli, son mentor chez Vuitton et le responsable du développement durable chez LVHM.
Le Valaisan a fait un stage de six mois dans la prestigieuse enseigne au terme du concours de son école, remporté haut la main. «C’est Alex qui m’a poussé à me mettre à mon compte, je n’aurais jamais imaginé que ce soit possible avant mes 40 ans!» Et dire qu’il n’avait jamais osé avouer à ses parents vouloir devenir couturier. Il se fait pudique à l’évocation des années valaisannes, où ce n’était pas toujours facile de préférer la compagnie des filles à celle des garçons qui jouent au foot.
Aujourd’hui, pourtant, c’est toute la famille qui est derrière lui. Une véritable équipe de choc. Ses parents gèrent la partie administrative, comme le dépôt de la marque à l’étranger («souvent un véritable casse-tête»), et puis il y a le gros des troupes, constitué par celles qu’il appelle affectueusement «mes tricoteuses». Hé oui, les petits hauts ou les pulls portés par des stars planétaires sont tricotés ici, à Granges, par Simone, 80 ans, la grand-mère, Denise, 81 ans, la grand-tante, Christine, Monique, Marie-Ange, Christine et quelques autres… De véritables machines de guerre avec leur pelote de laine en silicone flashy en main.
Certaines ont appris l’art du point mousse ou de la maille à l’envers en gardant les vaches! Elles ont désormais un groupe WhatsApp, créé par Kévin pour coordonner le boulot et gérer les stocks de laine. Elles le regardent toutes comme la huitième merveille du monde, bien entendu. Il a déjà emmené sa grand-mère à la Fashion Week. L’octogénaire se targue, malicieuse, d’avoir réussi à faire rire les mannequins, ce qui n’est pas une mince affaire quand on connaît leur mimique de soldat qui monte la garde. Son petit-fils prendra le temps de lui expliquer que, si elles ne sourient pas, «c’est parce que toute l’attention doit être sur le vêtement»!
«C’est un sacré bosseur, quand il a une idée dans la tête…» résume Francine, sa maman, d’un air entendu, entre deux coups d’aiguille. Les rares fois où il rentre en Suisse, son fils ne manque jamais de défier son frère aux jeux vidéo; tous deux partagent un tempérament d’artiste et le même amour des mangas. «Ma muse, mon héroïne, c’est Sakura. J’ai d’ailleurs un tatouage à son effigie», précise Kévin.
Le styliste, à qui l’on prédit un grand avenir, se rêve un jour, pourquoi pas, directeur artistique chez Dior tout en restant à la tête de sa marque. Pour l’heure, il aimerait juste créer une robe pour sa mère et sa grand-mère. «Elles sont mes héroïnes du quotidien!»