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Stress: «Tout ce que j’ai, je le dois d’abord à ma mère»

Patriarche du hip-hop suisse, il est né sous le régime soviétique à Tallinn, aujourd’hui capitale de l’Estonie. A 45 ans, Andres Andrekson, dit Stress, fêtera l’an prochain ses 20 ans de carrière solo. Il publie sa biographie, en français et en allemand. Son titre? «173 pages de Stress». Un récit poignant dans lequel il se livre sans retenue. 

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Stress

Son actu: Une vie marquée au fer rouge par l’ex-URSS, où Andres Andrekson est né en 1977. Un père violent. Puis une vie d’exilé en Suisse, la naissance d’un artiste, le hip-hop. Succès, dépression et résilience. Dans «173 pages de Stress» (Ed. Echtzeit), le journaliste Daniel Ryser raconte tout.

Sandro Baebler
Blaise Calame

- Stress, l’année 2023 marquera vos vingt ans de carrière en solo, d’où cette biographie*. Vous dévoiler ainsi a-t-il été aisé?
- Stress: 
Disons que ça fait bizarre de se raconter, surtout dans le registre intime, mais rappeler qui je suis se justifiait après vingt ans de carrière solo. Les gens oublient facilement. Certains sont parfois étonnés d’apprendre que je ne suis pas Suisse, que je viens de l’étranger. Après tout ce temps, les gens t’ont tellement digéré que tu fais partie des meubles, mais ils ne se souviennent plus forcément d’où vient le meuble! J’avais envie de parler de l’être humain au-delà l’artiste. En tant qu’individu, quand tu traverses des épreuves dans ta vie, il arrive un moment où tu as besoin de te confier. Je me suis dit que ce que je pouvais raconter de moi, de ma dépression notamment, pourrait peut-être donner un peu de force aux gens qui passent par là. 

- Dans votre livre, il y a des pages très sombres sur votre enfance à Tallinn, sous le régime soviétique. Diriez-vous que votre vie est un roman à la Dickens?
- Avec le recul, je dirais plutôt que c’est un beau roman. L’histoire d’une réussite. Quand on voit dans quel trou je suis né, avoir finalement réussi à m’en extraire pour arriver dans un autre pays où j’ai accompli des choses dont jamais je n’aurais pu rêver gamin, c’est cool. Dans la société qui est la nôtre, il me semble important de ne pas vendre du vent. 

- Le monde a beaucoup changé depuis l’an 2000. On glorifie la réussite sur les réseaux sociaux. La vôtre est exemplaire, pourtant vous soulignez qu’il y a eu un prix à payer... 
- Parce que les gens oublient qu’il y a un prix à tout, un prix que la plupart d’entre eux ne sont pas prêts à payer. On vit dans une société où l’on veut les opportunités sans les conséquences, mais ça n’a aucun sens. Ce que tu gagnes, un autre le perd. C’est assez dur, au fond. Il faut voir clair en soi et se faire violence pour s’assumer avec ses faiblesses. Dans notre société, cet aspect des choses est négligé, voire caché. On n’en parle pas. On simplifie tout, jusqu’au non-sens.

Stress

Stress (ici chez lui à Zollikerberg) a sorti son premier disque avec Double Pact en 1995. Il fêtera l’an prochain  ses 20 ans de carrière solo.  A 45 ans, apaisé, guéri de  sa dépression et amoureux, il n’exclut pas de devenir papa.

Sandro Baebler

- Pourquoi, en dépit d’une ascension linéaire et d’un succès croissant, Stress s’est-il à un moment donné fragilisé?
- Parce que quand tu gagnes, tu as l’impression que tu ne peux que perdre. C’est très compliqué à gérer. Le plaisir s’étiole à force de vouloir surtout ne pas perdre. Tu t’enfermes dans un stress permanent. Tu ne veux pas décevoir, tu veux remplir les salles, mais il arrive un moment où tu as le sentiment que tout ce que tu peux faire, c’est perdre. A chaque bon concert, ta cote grimpe, mais du coup, la fois d’après, la pression augmente. A cause de mon caractère, de mon envie de bien faire, ce processus s’est révélé destructeur. C’était infernal.

- Dans ces moments-là, il faut bien une échappatoire. Comment faisiez-vous?
- J’ai développé une addiction au cannabis, pour me vider la tête.

- Vous y avez vu la solution à votre problème?
- Sur le moment, ouais, carrément. J’ai eu l’impression que c’était la panacée. Parce que tu n’as pas beaucoup de temps pour décompresser. Les concerts s’enchaînent. Quand tu joues tous les deux jours, tu sors de scène, tu fumes un joint, ça te permet de redescendre. Tu penses que c’est vachement bien, sauf que tout dépend de ton caractère. Le mien étant assez extrême et addictif, je suis parti en vrille. Je fumais sans arrêt… 

Stress

Stress dans sa jolie maison de la banlieue zurichoise. «J’ai accompli des choses dont jamais je n’aurais pu rêver gamin», avoue-t-il. Serein.

Sandro Baebler

- Il vous a fallu longtemps pour comprendre que c’était une impasse?
- Oui, ça prend du temps. J’ai arrêté de fumer il y a un peu plus de deux ans maintenant. Quand tu n’es plus dans la fumette permanente, un changement s’opère dans ta personnalité. Je me suis littéralement redécouvert.

- Vous avez fait une dépression et entrepris une psychothérapie. Cette introspection vous a-t-elle remis sur les bons rails? 
- Je pense que oui. Ça m’a surtout donné une certaine confiance. Un artiste doute constamment. C’est ce qui le définit. Le travail que j’ai fait sur moi-même, avec de l’aide, m’a permis de passer d’un mode survie permanent à quelque chose de plus fluide. Laisser aller, sans avoir cette satanée peur collée au ventre. Depuis deux ans, je ne suis plus du tout dans le même état d’esprit. Je ne me sens plus entravé.

- Qui vous a aidé à sortir de cette spirale négative?
- Les gens qui m’entourent. Des gens qui ont eu le courage de me parler. Je pense à Ronja (le top-modèle Ronja Furrer, son ex-compagne, ndlr) qui m’a dit un jour: «Il faut tu ailles en thérapie. Là, ça ne va plus du tout.» Je l’ai écoutée. J’ai eu la chance de trouver une thérapeute géniale. Merci Alexandra! D’avoir des gens qui ont vu en moi ce que moi je ne voyais pas et qui ont su me redonner du courage pour que je ne laisse pas complètement tomber. J’avais beaucoup de violence en moi. Aujourd’hui, j’arrive à convertir cette énergie en quelque chose de beaucoup plus positif. 

- Après vingt-sept ans de carrière et un succès national dépassant les barrières linguistiques, vous faites figure de patriarche du hip-hop suisse. Ce statut semble pourtant vous mettre mal à l’aise, pourquoi? 
- Je le vois comme un arrêt sur image, ce qui me dérange un peu. Moi, je me sens dans une évolution constante, comme un athlète de haut niveau. Je regarde rarement en arrière. Je suis reconnaissant de tout ce qu’on a pu accomplir, mais le risque de l’autosatisfaction, c’est de se montrer trop complaisant avec soi-même. Pour éviter ce piège et rester motivé, j’ai besoin de me sentir dans une dynamique. J’ai donc changé toute mon approche de la musique pour privilégier la constance. Je ne veux plus me remettre dans la situation où je défonce tout durant trois mois avant de lâcher prise. Les bonnes idées naissent avec le temps, mais il faut accepter que ce soit parfois inconfortable. J’ai 45 ans désormais et je ne me sens toujours pas rincé. Surtout, depuis un peu plus d’un an, mon image a changé. Elle a mûri avec moi. Je ne transmets plus seulement une forme d’excitation, de nervosité, mais aussi de la profondeur. Le public chante avec moi. C’est très agréable.

Stress

Stress, patriarche incontesté du hip-hop suisse, s’est débarrassé de ses démons. Il a encore la flamme.

Sandro Baebler

- Même si vous gardez une solide base de fans romands, votre public est majoritairement alémanique. Comment l’expliquez-vous?
- Nos prestations live ont joué un rôle clé. Je pense aussi que mes prises de position publiques ont contribué à mon succès en Suisse alémanique. Avec le temps, j’ai pris conscience qu’au sein de la société je représente plus qu’un simple artiste. Je me bats pour mes idées, même si ça n’a pas toujours été simple. En 2007-2008, je parlais déjà de développement durable et les gens n’étaient guère réceptifs. C’est un peu la même chose aujourd’hui quand j’aborde la dépression. Cela met des gens mal à l’aise, pourtant cette thématique est incontournable aujourd’hui. Il faut en parler. En m’exprimant sur ces sujets, j’ai gagné une place à part dans le débat public. 

- Une chose qui vous distingue aussi des autres artistes romands, ce sont vos collaborations avec les Alémaniques. Un choix stratégique?
- Plutôt une manière de montrer mon respect aux artistes d’ici. Et puis j’aime les rapports humains. J’échange volontiers. Les jeunes artistes s’étonnent parfois de voir que j’ai encore faim après tout ce temps, mais nos échanges sont productifs. Ça les motive de collaborer avec moi et c’est réciproque. Tout cela crée une dynamique. Je vais au contact. C’est ma nature. Je peux frayer avec les pires lascars le vendredi soir à Zurich et boire un verre le samedi après-midi à Berne avec Alain Berset. Je n’exclus rien.

- Durant les onze ans que vous avez passés en Union soviétique, vous dites avoir éprouvé la haine de l’autre. Est-ce exact?
- Oui, c’est vrai. J’en parle dans le livre. Tu vis dans un pays où, tout d’un coup, les Russes débarquent et t’imposent leur loi. Même si le contexte est différent, je peux comprendre comment se sentent les Palestiniens au fond d’eux-mêmes, parce que, à mon échelle, j’ai vécu la même chose. La haine de l’envahisseur, je l’ai vécue dès l’âge de 3 ans, contraint de cohabiter avec des gens que tu détestes par principe, parce qu’ils nient ton droit à l’existence. 

Stress

Stress et son roc, sa mère Siiri, qui, dit-il, s’est sacrifiée pour fuir l’Union soviétique et offrir un avenir à ses enfants.

Instagram de Stress

- Cette haine des Russes, vous l’éprouvez toujours?
- J’étais en Estonie avec ma mère il y a un mois et j’ai pu me rendre compte que, pour elle, ça reste compliqué. Pour ma mère, le souvenir de la répression soviétique est encore très présent, parce qu’elle a été interrogée dans les caves du KGB. Là-bas, je lui ai dit qu’on avait finalement eu de la chance d’échapper à l’emprise du pouvoir soviétique, mais que le peuple russe, lui, demeure prisonnier. Au fond, l’appareil répressif a très peu changé depuis un siècle à Moscou. Les Russes subissent toujours la tyrannie du pouvoir.

- Hip-hop et sexisme ont longtemps été associés. Cinq ans après la naissance du mouvement #MeToo, pouvez-vous affirmer, Stress, que vous avez toujours été exemplaire?
- (Il réfléchit longuement.) Moi, j’ai été élevé par ma mère. Tout ce que j’ai aujourd’hui, je le dois d’abord à ma mère. A mon travail bien sûr, à un peu de chance aussi, mais d’abord à ma mère. Si elle ne m’avait pas emmené dans ce pays, si elle ne m’avait pas cassé la tête avec les études, je pense que je ne serais pas la même personne. Ma relation aux femmes est directement liée à cet héritage. Quand j’observe des comportements machistes ou irrespectueux vis-à-vis des femmes, je fulmine. Sur un plan plus général, je pense aussi que c’est un juste retour des choses que les femmes soient maintenant davantage valorisées et qu’on se sente tous plus concernés. Il faut leur faire de la place, dans le hip-hop aussi. C’est important pour normaliser la représentation féminine.

- Où en êtes-vous sur le plan sentimental aujourd’hui?
- Tout va bien. Je suis dans une nouvelle relation en ce moment et c’est cool. Je reconstruis autre chose. 

- A 45 ans, est-ce que vous songez à devenir papa?
- La paternité est un putain d’engagement, quelque chose qui change ta vie à jamais, mais pourquoi pas? Je n’exclus rien, mais je n’ai pas envie de forcer les choses. Je veux faire confiance à la vie.

- En tenant compte de tout le chemin parcouru, que vous reste-t-il du petit garçon que vous étiez à Tallinn?
- Tout! Sur un plan psychologique, ce petit garçon a tout vécu. Au cours de sa vie, il a surtout cherché à se protéger. Aujourd’hui, j’ai le sentiment que je peux enfin m’occuper de lui, le rassurer, l’intégrer. Pendant très longtemps, je pense que j’ai ignoré ce petit garçon, parce qu’il me faisait peur, parce que, avec tout ce qu’il a vécu, il était comme un animal sauvage. Aujourd’hui, je me sens capable de m’occuper de lui. Je peux être présent. Pour lui. 

173 pages de Stress

Le livre «173 pages de Stress» de Daniel Ryser, Ed. Echtzeit.

DR

«J’avais 1 an quand mon père a failli me battre à mort»

Dans «173 pages de Stress», sa biographie, le plus célèbre des rappeurs suisses témoigne de son enfance traumatisante en Estonie soviétique. Extraits.

«Toute mon enfance, je me suis torché le cul avec du papier journal ou avec la main ou avec n’importe quoi. Le pécu, c’était un luxe. […] J’ai grandi dans un système clos: tout ce que je savais, c’est qu’on détestait les Russes. […] La frontière rendait les Russes complètement paranoïaques. Ils pensaient que nous voulions tous nous échapper.»

«Ma mère a été élevée par sa mère. Il n’y avait pas de père, ou plutôt celui-ci ne croyait pas qu’il était le père, du moins c’est ce qu’il a affirmé avant de disparaître. Quand ma mère avait 6 ou 7 ans, sa mère est morte. Elle a vécu quelque temps chez des parents qui l’ont utilisée comme esclave domestique, comme femme de ménage. Un jour, elle avait 16 ans, elle est rentrée de l’école et a trouvé l’appartement vide. Ils étaient partis et l’avaient abandonnée. […] Elle n’avait rien à manger, pas de vêtements, pas d’argent. C’est à ce moment-là qu’elle a rencontré mon père. Il était videur, haltérophile et membre de la délégation soviétique d’haltérophilie au titre de masseur. Il était plus âgé qu’elle et d’une violence extrême. Un homme brutal. Plus tard ma mère m’a dit: «Il était maudit depuis sa naissance.»

«J’avais 1 an quand mon père a failli me battre à mort. Un jour, ma mère est rentrée à la maison et je hurlais. Mon père était en train de me frapper avec ses gros poings. Si elle n’était pas arrivée, il m’aurait probablement tué. Il voulait me faire taire […]. Ma mère n’a plus jamais voulu me laisser seul avec mon père.»

«Ma mère a dû passer un accord avec l’employée du service des visas: notre appartement en échange du tampon. Rien n’était gratuit, pas même la sortie du pays.»

«En Estonie, nous avons longtemps été en mode survie, ma sœur Greete et moi. On ne vivait pas vraiment. […] Enfants, on ne nous a pas appris ce qu’était l’amour. Parfois, quand je vois des frères et sœurs très proches, je réalise à quel point ça me manque.» 

«L’Estonie telle que je l’ai connue n’existe plus. Tout était austère, difficile, et tout a été effacé. Il n’en reste rien. […] Tu te sens trahi, incompris et dépossédé de ta propre histoire.»

«Je n’avais pas vu ni entendu mon père depuis trente ans. Au bout de deux minutes, il s’est mis à m’engueuler parce que j’avais perdu mon estonien. […] J’ai dit: «Va te faire foutre.» J’ai raccroché et n’ai plus jamais rappelé. […] Je ne sais même plus où il habite. Si je le savais, je lui enverrais des fleurs. Des chrysanthèmes. Celles qu’on donne aux morts.»

«Pendant ma dépression, j’ai beaucoup pensé au suicide. Comment est-ce que je m’y prendrais? […]Je me suis promené dans la forêt: ici ce serait possible. Me pendre en forêt. Mais si quelqu’un me trouve? Il serait traumatisé à vie. Le plan était donc le suivant. J’appellerais les flics et je leur dirais: «Il y a un mort dans la forêt.» Et ensuite je me pendrais, en espérant que les flics me trouvent, et pas un promeneur qui ferait des cauchemars pour le reste de sa vie. Heureusement, je n’avais pas accès à une arme, sinon je serais sans doute mort.»

>> Découvrez le livre «173 pages de Stress»: de Daniel Ryser, Ed. Echtzeit.

>> Rencontrez Stress et le journaliste Daniel Ryser: le jeudi 1er décembre à 17h30 à la librairie Payot, à Lausanne.

Par Blaise Calame publié le 19 novembre 2022 - 10:23