La science engendre moins de célébrités que la chanson ou le football.
Pourtant, l’officieux petit panthéon des cerveaux connus compte un nouveau locataire depuis la semaine passée: l’Anglais Stephen Hawking, décédé le 14 mars dernier à 76 ans, s’est glissé dans ce monument virtuel, au côté notamment de Galilée, de Newton et de Darwin, dont les tombes rayonnent autour du mausolée d’Albert Einstein. Mais le nouvel arrivé détonne un peu: contrairement à ses voisins, il est difficile d’attribuer une découverte fondamentale au professeur de Cambridge. La relativité appartient à Einstein, l’héliocentrisme en partie à Galilée, la gravitation à Newton, l’évolution à Darwin, mais quid pour Hawking? Et, contrairement à Einstein (et à Jacques Dubochet par exemple), il n’est pas lauréat d’un prix Nobel.
Pour comprendre les raisons de cette paradoxale notoriété, nous retrouvons le professeur Gilbert Pralong dans son village d’Evolène. Astrophysicien EPFZ et cosmologiste, tout comme Stephen Hawking, il partage aussi avec le disparu des talents de vulgarisateur. Et le physicien valaisan avait rencontré Hawking en 2009 à Genève.
Pour situer la place de Hawking, notre consultant nous invite d’abord à une très brève histoire de la physique moderne. Il rappelle qu’Albert Einstein avait renversé la table, il y a un siècle, avec sa théorie de la relativité. Avant lui, la gravitation de Newton présentait l’espace et le temps comme deux notions indépendantes. Le temps s’écoulait uniformément, partout dans l’univers, tel un fleuve tranquille. Et l’espace lui-même était infini, sans début ni frontière, sans courbure ni autre fantaisie perturbant les lignes bien droites et les points bien ponctuels de la géométrie euclidienne. Mais avec Einstein, l’espace et le temps s’associent dans une même spirale pour former un «continuum espace-temps» et avec la matière et l’énergie, brutalement et mystérieusement, surgit tout l’univers il y a 13,8 milliards d’années. C’est le Big Bang.
Forcément cérébral...
Seconde révolution du début du XXe siècle également: la mécanique quantique. Inconciliable avec la relativité et encore plus impénétrable pour le commun des mortels, cette branche de la physique décrit ce qu’il se passe à l’échelle des atomes et des particules élémentaires.
Tels sont les deux instruments de travail et les terrains de jeu des cosmologistes modernes comme Hawking pour élucider l’origine et la nature de l’univers, flirtant parfois avec la métaphysique, la transcendance, c’est-à-dire avec des choses que les scientifiques fuient majoritairement comme la peste. Mais c’est un terrain qu’affectionne le grand public désespérément avide de sens à donner à la vie. Avec son cruel handicap, sa voix synthétique de substitution, ses apparitions chez Les Simpson et dans Star Trek, son autobiographie, celle de sa première femme, ses bouquins de vulgarisation (plus ou moins compréhensibles), ses réceptions par les grands de ce monde et un film biographique en 2014, le personnage Hawking s’est imposé comme le parfait parangon du cerveau surpuissant, moyennant un bon sens du marketing et une fidèle couverture médiatique.
«Je ne conteste pas la force intellectuelle de l’homme, et encore moins le courage et l’énergie exceptionnels dont il a fait preuve face à sa maladie, témoigne Gilbert Pralong, mais je pense utile de rappeler que la physique compte d’autres grands hommes, sans doute plus importants que lui. Comme étudiant à l’EPFZ, j’ai eu le privilège d’assister aux deux dernières années d’enseignement de Wolfgang Pauli, Prix Nobel de physique, juste avant sa mort en 1958. C’est lui, le seul génie scientifique absolu qu’il m’ait été donné de rencontrer. Dans l’auditoire zurichois, où se pressaient aussi nombre de professeurs, il lui arrivait de se taire trois minutes, avant de pousser un «ja, natürlich...». Pauli, c’est l’inventeur du principe d’exclusion sur lequel repose toute la chimie, c’est l’hypothèse du neutrino, une particule fondamentale dont l’existence sera démontrée vingt-cinq ans plus tard, et c’est bien d’autres apports fondamentaux et d’une rigueur absolue. Hawking se présentait en fils spirituel d’Einstein. J’estime que c’est plutôt Pauli qui mérite cette filiation. Mais Pauli manquait totalement de charisme.»
Et quand Hawking apparaît comme un franc-tireur, c’est, selon Gilbert Pralong et nombre d’autres physiciens, pour des hypothèses invérifiées, voire invérifiables. «Un des problèmes auxquels Hawking s’est attelé et apporte une réponse contestable, c’est celui de l’origine du Big Bang. Grâce à Einstein, on peut modéliser l’univers jusqu’à une infime fraction de seconde après le Big Bang. Mais la théorie de la relativité est impuissante à décrire les choses invraisemblables qui se sont passées entre l’instant zéro et cette infime portion de temps équivalent à 10-43 seconde. Ce fait et cette divergence mathématique, c’est ce qu’on appelle en physique une singularité. Einstein lui-même n’a pas voulu s’y attaquer. Car c’est là qu’on touche à la métaphysique.»
Notre improbable univers
Aussi infinitésimale soit-elle, cette pièce manquante empêche de comprendre comment et pourquoi cet univers est ce qu’il est, avec entre autres une vingtaine de constantes physiques toutes réglées au millipoil. Sans ce réglage fin, notre univers, après 13,8 milliards d’années, ne serait qu’une informe purée d’énergie et de particules. Les physiciens et les biologistes estiment que notre univers, avec l’apparition de la vie et son évolution, n’avait tout au plus qu’une chance sur 1070 (1 suivi de 70 zéros!) d’exister. Notre univers semble donc avoir été conçu pour accueillir la vie, voire l’homme, c’est ce qu’on appelle le principe anthropique. Or, une telle prédestination était insupportable pour l’athée convaincu qu’était Hawking. «En sa qualité de cosmologiste examinant les lois qui régissent l’univers, Stephen ne pouvait laisser la croyance en un Dieu tout-puissant interférer avec ses calculs scientifiques», écrit d’ailleurs sa première épouse, Jane, dans l’autobiographie qui a inspiré le biopic sur grand écran Une merveilleuse histoire du temps.
Pour Gilbert Pralong, Hawking a donc tout fait pour «banaliser le Big Bang» en postulant notamment qu’il y avait un temps avant lui, et surtout qu’il existe une infinité d’univers parallèles reliés entre eux par des «multivers». Et c’est cette infinité d’univers qui expliquerait que le nôtre existe aussi, tout comme un joueur de l’Euro Millions gagnerait forcément s’il avait le droit de remplir un nombre infini de grilles. «Mais c’est là que Hawking quitte la science pour faire de la science-fiction, regrette Gilbert Pralong. Il y a notamment son usage fréquent de la notion d’infini, que la science actuelle a tendance à évacuer. La communauté scientifique a, par exemple, bien de la peine à le suivre dans son hypothèse de densité infinie de matière dans les trous noirs. Et puis on ne peut pas faire un travail vraiment scientifique au-delà des singularités de la physique. Il faut admettre, comme l’exprime le théorème d’incomplétude de Gödel, que la science ne pourra jamais tout expliquer.»
Quand, avec d’autres scientifiques, Gilbert Pralong avait pu rencontrer Hawking en 2009 à Genève et lui poser des questions, celui-ci les leur avait demandées plusieurs jours avant d’y répondre, en raison de sa paralysie. Or certaines de ces questions ne reçurent jamais de réponses.