- A 16 ans, vous avez fugué pour aller voir Patti Smith à Hambourg. Qu’est-ce qui vous a motivé?
- Stephan Eicher: L’école n’était pas mon fort. Je faisais un apprentissage à Meiringen (BE), ça rassurait mes parents. C’était la gastronomie ou travailler à l’hôpital. J’ai égoïstement choisi le plus court: la restauration (rires). J’ai tenu quatre heures à l’Hôtel du Sauvage, un nom prédestiné pour le punk arrogant que j’étais. Le soir, je suis sorti prendre l’air, le vague à l’âme, dans le cimetière de la très jolie église où j’avais pu entendre, pour la première fois, du Bach joué à l’orgue. J’ai regardé l’âge des gens sur les pierres tombales et ça m’a donné envie de partir. J’ai rejoint Lucerne, puis Hambourg. J’étais fan de Patti Smith.
- Comment était-elle?
- Je me souviens d’une figure féminine androgyne, incroyablement belle et intrigante, très puissante. Elle portait la poésie avec un groupe de rock. J’ai trouvé ça plus intéressant qu’un patron irascible. Pour moi, la musique était vitale. Toute autre chose aurait été impossible.
- Comment est née votre vocation?
- Mon père, d’origine yéniche, possédait une collection d’instruments: contrebasse, violon, accordéon, mandoline et même des boîtes à rythme. De temps en temps, avec lui et mes deux frères, on se retrouvait dans l’abri antiatomique. Il mettait des vinyles de musique de l’Est et on improvisait. C’était un moment d’unité pour une famille qui n’était pas toujours unie. Une façon de communiquer sans mots. C’est ce que je cherche encore à recréer en tournée, soir après soir.
- Il se dégage une atmosphère familiale entre vous et vos musiciens.
- C’est l’idée de départ, apparue à la fin de la pandémie, en apercevant une très grande table vide à travers la vitre d’un restaurant encore fermé. J’ai transposé cette image sur scène. On a construit une table, devenue un instrument en soi. Le piano est fixé dedans, la harpe est collée sur le côté et la batterie est cachée dessous. On peut s’imaginer un dîner, une discussion politique, une histoire d’amour ou une séparation à cet endroit. Les tables sont partout. Souvent à l’origine des révolutions...
- A ce propos, il existe à Genève, à l’ancienne Brasserie Landolt, une table gravée, vestige, dit-on, du passage de Lénine préparant la révolution bolchevique. La vôtre est-elle marquée?
- Pas encore. Pendant la pandémie, je faisais une encoche sur une chaise à chaque nouveau concert du projet «Le radeau des inutiles». Il y en a eu tant que la chaise a fini par casser.
- En plein semi-confinement, comment est née la pochette d’«Ode», votre 17e et dernier album, signée par l’artiste contemporaine genevoise Sylvie Fleury?
- En mars 2020, la pandémie stoppait net ma tournée, j’avais du temps pour créer, mais nous étions en train de perdre la notion de futur et le monde d’avant avait subitement disparu. Comme tout créatif, j’ai besoin de me projeter pour entreprendre. J’avais déjà écrit la chanson «Ne me dis pas non» et je cherchais à illustrer ce single. Sylvie Fleury et moi nous connaissons depuis l’âge de 20 ans. Avec la photographe Annik Wetter, elle m’a dit: «On va essayer de créer une pochette à distance.» Elles ont ouvert une ombrelle rouge avec deux petits escarpins verts, on pouvait y voir une sorte de bouclier et sa forme rappelait le virus. En voyant la photo, mon cœur a bondi. J’ai dit: «C’est ça!» J’ai écrit tout le disque à partir de l’image, ce que je n’avais jamais fait auparavant.
- Autrefois, votre portrait ornait vos disques.
- J’en ai eu un peu marre de mon personnage. Je ne m’occupe pas tant de moi, mais plutôt des autres... (Sourire.) Et puis, quand vous avez travaillé avec des photographes comme Mondino ou Irving Penn, vous n’avez pas envie de décevoir. Mon dernier portrait date de «Hüh!» (2019). J’étais en conflit avec ma maison de disques, en train de me noyer artistiquement et physiquement. Ma santé se dégradait rapidement. J’ai souhaité reproduire la pochette de «Fantaisie militaire» d’Alain Bashung. Sauf que je flottais dans des confettis et pas des lentilles d’eau. Après ça, j’ai eu envie de disparaître.
- A bientôt 63 ans, quel est votre rapport au temps qui passe?
- A certains moments, j’explose de joie de vivre et je n’ai peur de rien. Mais à l’âge que j’ai, avec mes parents partis en six semaines, je peux devenir très mélancolique, j’ai peur du temps qui rétrécit. Parfois, il me suffit de retrouver mes enfants et ma petite-fille pour me dire que je suis heureux et que, finalement, tout ça n’a pas d’importance. Je joue avec de jeunes musiciens. J’ai encore des choses à leur apporter. Et des coups de pied au cul à leur donner!
- Vous évoquez la disparition de votre père et de votre mère. Comment fait-on le deuil de ses parents quand on a été, comme vous et tant d’autres, tenu à distance?
- On se retrouve sur le quai d’une gare et on commence à pleurer. Des gens veulent faire une photo et vous leur dites: «Ce n’est pas le moment.» Et ils ne comprennent pas, parce que… (Il s’interrompt.) C’est très, très violent. Ma mère est morte de solitude. Pendant trois mois, à cause des mesures d’isolement, je n’ai pas pu l’enlacer, l’emmener en promenade, écouter de la musique, manger des millefeuilles, boire un Coca ou regarder de vieilles photos avec elle. Après son décès, il n’y avait qu’elle et moi dans le crématorium avec la personne «responsable du feu». Comment le dire, comment l’exprimer? Ce n’est pas comme ça que l’on doit partir. (Il marque un silence.) Mon père est mort le cœur brisé. Il avait contracté le covid, mais il n’est pas décédé à cause du virus.
- Vos parents vivaient séparés?
- Oui. Je suis arrivé à les réunir à de rares occasions. Ma mère était atteinte de démence. En la voyant, mon père voulait toujours la prendre dans ses bras. Et c’était compliqué... A Noël et à Pâques, je les avais rassemblés dans une chambre d’hôpital. (Il murmure.) Je ne sais pas pourquoi j’ai endossé ce rôle. J’aurais dû le laisser à un docteur ou à quelqu’un d’autre de la famille... Je n’ai pas pu être aux côtés de mon père quand il est décédé. Je ne pouvais lui rendre visite qu’habillé comme un astronaute. Il ne me reconnaissait pas et ça l’effrayait. Il n’y a pas eu d’enterrement. On a reçu un message nous demandant de venir récupérer l’urne. A cette époque, j’ai beaucoup transité par la gare de Berne pour leur rendre visite. La fleuriste a dû se poser des questions en ne me voyant plus. Je m’arrêtais à chaque fois. Elle se réjouissait de faire des bouquets un peu extravagants avec moi.
- La chanson «Prisonnière» (2019) est l’une des plus émouvantes de votre répertoire. Est-ce que la mélancolie est propice à la création d’une chanson qui émeut les autres?
- Quand je suis triste, je ne pense pas à composer. Mais il faut connaître cette mélancolie. Elle est «inscrite» en nous. Ensuite, c’est comme chercher un trésor. La magie d’un accord, les basses, le tempo... Je ne suis pas un constructeur de chansons qui se dit: «Je vais exprimer ça.» Je commence à chercher le ton, la couleur, l’ambiance. Je la répète en boucle. Soudain la pensée se libère et m’amène dans la bonne direction.
- McCartney, évoquant l’inspiration, disait que parfois elle lui «tombait dessus». Ça vous arrive?
- Oui. Il y a soudain quelque chose de juste. Avant «Déjeuner en paix», parue en 1991, j’avais écrit des chansons pendant dix-huit ans. C’est peut-être ce travail qui m’a permis de terminer ce titre en peu de temps. Des fois, il ne se passe rien. Et c’est à partir de ce rien que vous travaillez. Il y a une chanson qui s’appelle «Rivière», je l’adore. Celle-là, je suis allé la chercher avec les dents. «Putain de m..., je vais te finir!» C’était comme un combat de gladiateurs.
- Comment travaillez-vous avec le romancier, devenu votre parolier et ami, Philippe Djian?
- En prenant la Mouette pour vous rejoindre, j’étais au téléphone avec lui. Normalement, je reçois des textes, on discute des thématiques, mais il ne m’écoute jamais (rires). C’est un garçon assez radical, c’est pourquoi je l’apprécie. Je travaille sur un tout nouveau titre dans lequel quelqu’un dit: «Laisse-moi partir si tu m’aimes.» Et il est très révolté. Je lui disais: «C’est bien d’être révolté à notre âge!» Quand on écrit une chanson, je ne la chante qu’à une seule personne. Je n’aime pas généraliser et être du style: «Ecoutez-moi, tout le monde, voici mon point de vue.» C’est une des raisons pour lesquelles «Déjeuner en paix» fonctionne. Une personne en attend une autre et cette intimité est primordiale pour que je puisse l’interpréter. Quand je reçois les textes, je les mets au mur, dans la cuisine, mon lieu de prédilection. Il y a la machine à café, le piano n’est pas loin. Je ne les apprends pas par cœur, mais je vis avec, parce que je ne comprends pas toujours la signification que Philippe cache dedans.
- Par exemple?
- Il m’a fallu vingt ans pour découvrir qu’il parlait du Christ dans «Déjeuner en paix»: «Me feras-tu un bébé pour Noël?» Cela peut inciter les gens à faire des enfants, mais il y a Noël. Et le bébé, né le 24 décembre, c’est Jésus. Il utilise beaucoup la religion comme image. Je ne sais pas s’il est croyant...
- Et vous?
- J’ai compris que mon cerveau était trop petit pour faire ce choix. Mais on est à Genève, le CERN passe sous nos fesses, je crois qu’ils sont en train de foutre la merde… (Ironique.) Mais non, ils sont en train de «comprendre». Ils possèdent des ateliers pour accueillir les artistes; un jour, j’irai travailler là-bas.
- Que pensez-vous de l’utilisation de l’intelligence artificielle, qui permet de faire chanter quelqu’un en reproduisant sa voix et de créer de faux inédits de Jay-Z ou des Beatles?
- Qu’est-ce que fait une société qui ne croit plus en rien? Elle crée des choses dont on ne sait pas si elles sont vraies ou fausses. On va trouver ça amusant, se demander si Obama chante du Drake ou si Berset danse comme Fred Astaire? Je crois que le diable existe: c’est le divertissement. En 2007, quand Steve Jobs est monté sur scène avec son iPhone à la main pour nous faciliter la vie – «Elle va être plus agréable, plus facile» –, le vrai diable, c’était ça.
- Allez-vous succomber à cette tentation «diabolique»?
- J’ai une équipe de programmateurs informatiques très calée. Elle m’a aidé à réécrire les programmes existants pour la tournée avec des robots, intitulée «Und die Automaten». J’ai pris de nouvelles chansons et j’ai demandé à la machine qu’elle me propose quelque chose. Il est possible que je sorte un titre que je n’aurai ni composé ni joué. La machine, elle, aura intégré mon accent et tout le reste. Ça m’intéresse de savoir jusqu’où on peut aller en détruisant la croyance en des choses. A un moment, on va être très surpris. Peut-être en bien...
- Etes-vous optimiste ou pessimiste de nature?
- Il y a des nuits d’insomnie pendant lesquelles je traverse des crevasses noires et effrayantes, mais je reste optimiste. Qu’importe, d’ailleurs. La société et la Terre ont toujours été un château de cartes sur le point de s’écrouler. Ne me dites pas que dans l’Espagne inquisitoriale, quand l’Eglise poursuivait des sorcières, la vie était meilleure. Donc, je suis extrêmement positif. Pas pour moi-même, avec les emmerdes qui m’attendent, mais pour l’idée elle-même. Tout à l’heure, je vais reprendre la Mouette et me retrouver avec les miens, très heureux.
- Où habitez-vous?
- J’ai longtemps vécu en Camargue. Je suis revenu en Suisse pour mes parents et je cherche désormais un endroit. Là, je vis à Genève chez des amis. Mais Genève n’est pas la Suisse. Je peux dire ça sans qu’on me brûle sur la place publique? J’étais en Suisse alémanique maintenant je vais passer à Lausanne quoique j’aime beaucoup Morges (VD) aussi. Le Mont-Blanc nous y regarde. C’est très joli.
>> Stephan Eicher sera en concert le 25 novembre 2023 au Théâtre du Martolet, Saint-Maurice (VS); le 26 novembre 2023 au Théâtre de Beausobre, Morges (VD); le 14 décembre au Théâtre du Léman à Genève.