A l’abri des regards cet automne, le tracé de la Gran Becca apparaît de blanc vêtu malgré le manque de flocons sur les sommets valaisans. Pour exister, cette nouvelle piste de ski, imaginée pour les épreuves de Coupe du monde à Zermatt/Cervinia, a été alimentée par des couches de glace du Théodule, un glacier lové entre le Cervin et le Breithorn. Victime du dérèglement climatique, son espérance de vie était déjà écourtée. Dans une étude parue en septembre, l’Académie suisse des sciences naturelles confirme l’accélération de sa fonte: les glaciers alpins en dessous de 3500 mètres d’altitude ont perdu 10% de leur volume ces deux dernières années, soit autant que les trente dernières années cumulées. Leur disparition est annoncée avant la fin de ce siècle. «Ce sont les plus grands réservoirs d’eau douce de la planète, mais aussi les plus vulnérables, donc l’urgence absolue est de les préserver», alerte Célia Sapart, climatologue et directrice scientifique de CO2 Value Europe, une association internationale qui a pour but de réduire les émissions de gaz à effet de serre des industries les plus polluantes.
Quand, à la mi-octobre, «Le Matin Dimanche» publie des photos de pelleteuses qui labourent l’or blanc gelé si rare en haute montagne, c’est le choc. L’opinion publique et le milieu scientifique sont sidérés. «C’est un non-sens. Je ressens à la fois de la tristesse, de la colère et de l’incompréhension! Ils sabordent leur propre environnement», s’insurge la chercheuse neuchâteloise, également glaciologue et océanographe. Son homologue Amédée Zryd, physicien et auteur d’une thèse de doctorat en glaciologie à l’EPFZ, est lui aussi sidéré: «Ces travaux sont absurdes. Ils ont poussé le bouchon un peu trop loin! Quand tu découvres les images, ça te fait mal au ventre car ils ont quand même bien creusé.» L’affaire fait le tour des médias suisses et étrangers. Malgré son lot de rebondissements, la descente est maintenue à l’heure où nous mettons sous presse (soit le mercredi 25 novembre ndlr).
Quelles conséquences?
Mais quelle que soit la conclusion de cette polémique, le mal est déjà fait pour le glacier. Est-ce que sa santé fragile a été irrévocablement détériorée? Pourrait-il se régénérer? Pour comprendre l’impact réel de cet événement sur la durée de vie du Théodule, prenons un peu de hauteur.
Ses jours, comme ceux de ses congénères, sont déjà comptés. Selon Célia Sapart, les actions de terrain ne permettront en aucun cas de préserver ce qu’il reste aujourd’hui des paysages glaciaires: «Les toiles blanches que l’on dépose sur les parties les plus exposées ne sont que des sparadraps sur une hémorragie.» L’hémorragie est causée par les émissions de gaz à effet de serre engendrées par les activités humaines. Pour cette spécialiste, et comme cela est démontré dans les rapports du GIEC, seule une réduction urgente des émissions de gaz à effet de serre serait salvatrice. «Dans ce cas-là, on aurait encore une petite chance de conserver les glaciers en haute altitude mais c’est sans doute déjà trop tard pour le Théodule», avertit-elle avec réalisme.
Amédée Zryd tire le même constat fataliste. La physionomie actuelle du champ de glace à Zermatt n’est pas rassurante. «Sa forme assez plate et sa position géographique le rendent extrêmement vulnérable au réchauffement climatique. Je suis peut-être pessimiste mais je crains que ce glacier ne disparaisse bien plus tôt que les prévisions annoncées», explique-t-il.
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Théodule se meurt. Et voilà qu’il est érigé en distributeur de neige pour la future piste de ski de la Coupe du monde. «Le fait de pelleter et de damer a des conséquences sur le glacier et sur sa santé. Les dépôts de poussière qui s’accumulent à la surface du glacier assombrissent la glace et absorbent la chaleur», détaille Célia Sapart. Elle mentionne ici l’effet albédo, soit la capacité d’une étendue à capter l’énergie solaire. Plus une surface est sombre, plus elle capte de la chaleur et, de facto, augmente la fonte de la glace. A cela s’ajoute un autre problème: «Si le permafrost qui se trouve sous le glacier est perturbé, il pourrait libérer des gaz à effet de serre comme le méthane.» Pour la scientifique, cette préparation de la course n’est que la pointe de l’iceberg. «C’est aussi toute l’activité autour de la compétition qui pose problème, notamment les transports à large échelle et les centaines de vols d’hélicoptères prévus pour amener de grandes quantités de matériel mais aussi les athlètes au départ.» Vu l’état de notre climat et de nos glaces, ce type d’événement lui est incompréhensible.
Pour Amédée Zryd, les blessures du glacier sont bien réelles mais ne signent pas son arrêt de mort. «Je ne cautionne pas ce qu’ils ont fait. Mais en proportion de la perte de glace continue liée au réchauffement de la planète, ce n’est pas cet événement précis qui lui donnera le coup fatal», nuance-t-il. Le Valaisan croit en la robustesse du glacier, même s’il se meurt. «Avec de nouvelles neiges, il va reprendre sa forme d’équilibre après ces interventions. S’ils décident d’organiser la course à nouveau, la problématique ne fera que se répéter, année après année.» Adorateur des Alpes et se décrivant lui-même comme un héritier d’une vision romantique, il insiste: «Est-ce cette montagne-là que l’on souhaite développer éthiquement? Ma réponse est non.»
Zone protégée de toute urgence
Après la dernière descente prévue le 19 novembre, le glacier sera de nouveau déserté. Pourra-t-il se soigner? «Non, c’est trop tard vu son état général. Pour moi, il faudrait simplement ne plus le toucher et laisser faire la nature», affirme Célia Sapart. Celle qui a étudié les glaces polaires pendant de nombreuses années adresse un message aux personnes concernées. «La priorité aujourd’hui n’est pas de sauver nos glaciers pour faire du ski. La priorité est de les préserver pour le rôle crucial qu’ils jouent en nous alimentant en eau et en énergie. Ils sont les «stabilisateurs» de nos montagnes.» Cette chercheuse de terrain rappelle que lorsque nos glaciers seront devenus d’immenses marécages, infestés de moustiques, l’attractivité touristique des Alpes disparaîtra avec eux. «L’urgence est que ce genre d’aberrations écologiques soient interdites par la loi et que nos glaciers de montagne deviennent des zones protégées!» Car même si certains d’entre eux appartiennent à des communes ou à des particuliers, ces champs de glace (qui ne sont déjà hélas plus «éternels») concernent toute l’humanité.
15 octobre 2023
«Le Matin Dimanche» publie l’enquête «A Zermatt, une course de ski à tout prix», qui met en lumière des travaux non autorisés sur le glacier du Théodule pour construire une nouvelle piste pour la Coupe du monde de Zermatt/Cervinia qui devrait débuter le 11 novembre.
17 octobre
Mandatés par les associations Pro Natura Valais, WWF Valais et Moutain Wilderness Switzerland, les Avocat·e·s pour le climat réclament à la Commission cantonale des constructions (CCC) la suspension des travaux illicites en dehors des pistes ordinaires.
19 octobre
L’arrêt des travaux est ordonné par la CCC. La piste, baptisée la Gran Becca, est déjà prête, annoncent les organisateurs. Les entraînements devraient commencer dans les jours qui suivent.
24 octobre
Nouveau rebondissement: la CCC décrète également l’interdiction de skier hors du périmètre homologué. En réaction, les organisateurs comptent donc corriger le tracé dès que la météo le permettra. A l’heure où nous bouclons, la manifestation sportive est maintenue.