La vie n’a pas de prix mais elle a un coût de plus en plus élevé! C’est à partir de ce constat qu’une initiative intitulée «Stop à l’îlot de cherté – pour des prix équitables», lancée en 2017, a récolté 108 000 signatures en quelques mois. Soutenue notamment par la FRC et par l’ex-Monsieur Prix Rudolf Strahm, elle a finalement été retirée avant de passer devant le peuple à la suite de l’adoption par les Chambres fédérales d’un contre-projet allant dans le sens des initiants, «à quelques retouches près». Entré en vigueur le 1er janvier 2022, celui-ci tarde cependant à déployer ses effets, qui ne font en tout cas pas le poids face à l’inflation et à la forte augmentation des prix des biens essentiels. Raison pour laquelle la conseillère nationale verte vaudoise Sophie Michaud Gigon, membre des Commissions de l’économie et des redevances (CER), a déposé un postulat le 15 juin dernier demandant qu’une enquête soit réalisée pour analyser l’efficacité – ou pas – des mesures mises en œuvre il y a dix-huit mois. Ce que la Confédération, Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco) en tête, rechigne à faire.
Pendant ce temps, les inégalités continuent de se creuser et de plus en plus de familles et de ménages de la classe moyenne peinent à boucler leurs fins de mois. Une situation qui, si elle venait à s’aggraver, menacerait la cohésion sociale. A cet égard, et alors que des rumeurs évoquent une augmentation des primes maladie de 8 à 10% pour 2024, les derniers chiffres de l’Office fédéral de la statistique (juin 2023) sont alarmants: 8,7% de la population suisse, soit 745 000 personnes, vit sous le seuil de pauvreté (2279 francs par mois pour une personne seule et 3963 francs par mois pour une famille). Des chiffres qu’Emilie Rosenstein, responsable de l’Observatoire des précarités, estime encore inférieurs à la réalité, remarquant une augmentation continue de cette population et un recours de plus en plus massif aux banques alimentaires. A se demander si les initiants de 2017 ne se sont pas fait rouler dans la farine en retirant leur projet sur la bonne foi du parlement. «C’est un peu tôt pour le dire. Mon postulat date d’avant les vacances. Attendons la réponse du Conseil fédéral», tempère Sophie Michaud Gigon.
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- Quel genre de réponse attendez-vous?
- Sophie Michaud Gigon: J’attends qu’on me dise si, depuis dix-huit mois, en tenant compte de l’inflation et de l’augmentation relative des salaires, l’îlot de cherté a augmenté ou diminué. Et le pouvoir d’achat, où en est-on? Et puis, est-ce que cette révision de la loi sur les cartels et de celle contre la concurrence déloyale contenue dans le contre-projet, censée éviter que le consommateur suisse ne soit discriminé, est efficace? Autrement dit, est-ce que le Suisse paie toujours sa paire de baskets, la même que partout ailleurs, plus chère simplement parce qu’il est Suisse? Des entreprises n’ont-elles pas ajouté des marges indues? Tous ces éléments devraient être surveillés par la Confédération. Mais ce travail ne se fait pas.
- L’Union syndicale suisse (USS) a récemment calculé qu’une famille avec deux enfants avait perdu 4000 francs de pouvoir d’achat ces deux dernières années…
- Ça ne m’étonne pas. Mais j’aimerais que ce soit l’Etat qui livre ce genre de chiffres, ce qui contraindrait davantage le parlement à agir. Quand l’information, le calcul, viennent d’un groupe, toute une frange de la classe politique les met en doute.
- La campagne pour les élections fédérales d’octobre a débuté mais aucun parti, y compris le vôtre, ne semble décidé à empoigner le sujet de la fragilisation de la classe moyenne. Le thème n’est pas porteur?
- Soyez patient, la campagne ne fait que démarrer. Depuis dix-huit mois, de nombreuses mesures et propositions relatives aux rentes AVS ou aux subsides ont été formulées sous la Coupole. Malheureusement, jamais une majorité ne s’est dégagée dans les deux Chambres. Le plus souvent, les objets ne passent pas la rampe du Conseil des Etats. Mais croyez-moi, de nombreux parlementaires reviennent régulièrement à la charge.
- Les lobbys sont-ils trop puissants?
- Dans certains domaines, oui. Dans l’ensemble, concernant la répartition des charges/coûts sur les assurés ou consommateurs, je pense qu’une majorité de parlementaires n’est pas sensible à ces questions ou est déconnectée de ces réalités-là. Cela tient aussi à une vision idéologique. A la question «A partir de quand l’Etat doit-il agir?», tout le monde n’a pas le curseur au même endroit pour répondre. En Suisse romande, nous sommes beaucoup plus ouverts et nous trouvons des alliances. Mais deux tiers de la Suisse sont alémaniques avec des petits cantons surreprésentés à Berne et des représentant·e·s qui sont très à droite.
- En clair, une majorité de parlementaires ne roule pas forcément dans l’intérêt de la majorité des citoyens…
- Nous avons le parlement qu’on mérite puisqu’il est élu. Mais moins de 55% de la population peut voter et seulement 40% des électrices et électeurs utilisent ce droit. C’est trop peu. En réalité, c’est un tout. Une part de désintérêt, une vision sectorielle des choses, une logique de bloc au parlement – et l’Etat a aussi ses responsabilités... La politique de milice ne fait pas souvent le poids face à l’administration, ce qui favorise la porosité aux lobbys et une précarité en augmentation, qu’une majorité parlementaire et gouvernementale ne veut pas voir.
- Face à un débat lancinant, on a l’impression d’une certaine impuissance à inverser la tendance…
- Tout le monde ne perçoit pas la «Schmerzgrenze» (le seuil de la douleur, ndlr) de la même manière. Mais éluder les problèmes n’est pas une solution. Le cumul des augmentations des loyers, des primes maladie, de l’énergie, des transports, de l’alimentation a des effets collatéraux. Il crée une forme d’inquiétude et de tension généralisées, aussi pour les PME et les indépendants. Ce n’est bon ni pour les relations, ni pour le vivre-ensemble, ni pour rechercher des solutions. A terme, cela finit même par rendre malade. Peut-être que les gens ne demandent pas suffisamment de comptes à leurs élus. Lorsque des projets de réforme sont refusés, pourquoi ne pas demander qui a voté quoi et pour quelle raison? Pourquoi ne pas réclamer un vrai débat sur la répartition des coûts?
- Idem pour les primes maladie. Chaque année à cette période, les futures augmentations créent de l’effervescence et beaucoup de gesticulation, puis le soufflé retombe et ça recommence l’année suivante…
- La FRC vient de demander un gel des primes. Un moratoire sur leur augmentation jusqu’à ce que chaque acteur du système de santé ait fait sa part de réforme. Il faut savoir que les assurés paient deux tiers du coût du système de santé, 40% par leurs primes et le reste via les participations aux soins. C’est une part importante qui ne peut plus être augmentée. On estime l’augmentation des coûts à 2 milliards de francs. Ce n’est plus à l’assuré de les supporter. Il a largement fait sa part.
- Selon Watson.ch, qui a enquêté sur le coût des produits du panier de la ménagère suisse, le prix de nos courses a augmenté de 17,6% entre février 2021 et mars 2023. C’est énorme, bien plus que l’augmentation des salaires…
- Sans entrer ici dans des questions de calcul, on s’interroge sur les causes et ce chiffre donne l’idée de l’ampleur du problème. Si votre revenu est plutôt élevé, vous ne changerez pas forcément vos habitudes, mais sinon, vous chercherez aussi à raboter sur l’alimentaire, en délaissant les légumes et les fruits, la production locale...
- C’est un débat sans fin, qui ne débouche sur aucun résultat concret…
- Les propositions et les mesures existent. Mais, à chaque fois, un intérêt sectoriel fait capoter leur adoption. Une fois, c’est la FMH (Fédération des médecins suisses) qui ne veut pas que les salaires des spécialistes soient impactés, une fois ce sont les pharmas qui refusent de diminuer leurs marges, une fois ce sont les assureurs qui font barrage parce qu’on parle des réserves excédentaires – qui ont par ailleurs été perdues en bourse et ne seront donc pas redistribuées... Et le parlement suit.
- En poussant à l’absurde ou à la démagogie, on peut dire qu’on trouve 100 ou 200 milliards en quelques heures pour sauver une banque mais pas 2 milliards pour payer les frais de santé…
- Ce que nous disons, c’est que le système est beaucoup trop cher parce qu’il ne cherche pas l’efficience. Des mesures concrètes ont été débattues puis sont stoppées par un vote. Pendant ce temps, les coûts continuent d’augmenter et c’est nous qui les payons. A la FRC, on dit stop! On ne peut pas continuer comme ça.
- Concernant l’assurance maladie, c’est peut-être la faute d’Alain Berset, à la tête du Département de la santé depuis onze ans?
- Il a essayé de faire des choses mais s’est heurté aux mêmes blocages que ses prédécesseurs. C’est une responsabilité collective. Tous les acteurs du système se tiennent par la barbichette. Si on mettait davantage de moyens dans les premiers recours, les infirmiers, les médecins généralistes, les pharmaciens, tout ce qui nous évite de tomber malade ou de passer des heures ou des jours dans des hôpitaux, cela limiterait la surprescription, les doubles traitements, etc. et permettrait d’être bien orienté tout de suite. J’ai le désagréable sentiment d’une législature perdue. Une occasion manquée de soulager le poids des assurés.
- «Le pouvoir d’agir»: c’est le slogan de la FRC. Un pouvoir, réellement?
- On aimerait en avoir plus, c’est sûr! Dans l’idéal, il nous faudrait les 2 millions de consommatrices et consommateurs mobilisés derrière nous en Suisse romande. Le pouvoir d’agir vient de l’information et de l’autorité de la FRC, mais il vient aussi de la détermination des gens. Qui doivent être représentés à la table des négociations. La FRC, comme association, fait beaucoup avec peu de moyens: 25 000 adhérents, 15 équivalents plein-temps, un budget annuel de 2,8 millions de francs. On est là pour défendre, soutenir, informer, faire pression, faire aiguillon, proposer des solutions. Personnellement, je fais aussi le relais avec le parlement, on y apporte une expertise crédible et le pouls du terrain. La pression peut aussi se faire hors du parlement, notamment via les médias et nos enquêtes. C’est ce que nous faisons sur les opérateurs ou la grande distribution, par exemple.
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- Vous avez le pouvoir de faire des propositions concrètes, en revanche…
- Et nous en faisons! A propos des transports publics et dans un contexte d’urgence climatique, l’Autriche a par exemple instauré l’abonnement général à 1000 francs. En Allemagne, c’était le Klimaticket pour se déplacer à moindre coût. Pourquoi ne pas s’en inspirer en Suisse? Nous avons également relayé l’idée de Monsieur Prix pour une application qui propose aux automobilistes les cinq stations d’essence les plus avantageuses dans un rayon de 20 km par rapport à leur position. Histoire de faire jouer la concurrence, nous avons fait passer une demande d’enquête de la Comco sur le marché de l’énergie, qui est opaque. Mais ces propositions ont au final été balayées par le Conseil des Etats.
- Une autre question intrigue: le calcul de l’inflation, qui varie parfois du simple au triple selon qu’il est produit par le Seco ou le KOF, l’institut de recherche de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich, qu’on ne peut pas soupçonner d’incompétence. Comment expliquer ces différences abyssales?
- Franchement, je ne peux pas vous répondre. La semaine d’avant, j’ai aussi vu des différences entre l’Office fédéral de la statistique, qui annonçait une augmentation de 5,3% des denrées alimentaires, et la NZZ, qui se basait sur 9%. On peut situer l’inflation autour de 3% en moyenne mais ce que voient les gens et les PME, eux, ce sont leurs factures, multipliées par deux, trois, quatre – ou même plus pour l’énergie. C’est ce cumul qui fait mal, pas le taux d’inflation dont le calcul ne tient même pas compte des primes maladie.
- Les syndicats demandent jusqu’à 4,5% d’augmentation des salaires pour 2024. Vous les soutenez?
- Comme patronne d’une petite structure, je ne peux pas faire ça. Nous n’avons tout simplement pas les moyens. Nous insistons sur la nécessité d’agir contre ce cumul d’augmentations et de veiller à une répartition des charges. Une frange de la classe moyenne ne peut plus les absorber sans glisser vers une précarisation. Il faut éviter que ça fasse tache d’huile. La classe moyenne, qui est le pilier de la société suisse, ne doit pas se fragiliser. Ces questions-là me font souci. Indépendamment de l’inflation, l’îlot de cherté n’est pas un fantasme. Des marges correctes et une répartition équilibrée des coûts, c’est aussi une question de justice. Comme c’est une question de justice qu’on fasse des réformes pour diminuer les coûts de la santé plutôt que simplement les reporter sur les ménages. Il faut avoir davantage voix au chapitre aussi et équilibrer les forces de décision. Il y a du boulot!