Elle est drôle et inclassable. Vit au cœur de Paris, écrit des livres, déjà 17, qui parlent principalement d’elle, que ce soit son abstinence sexuelle ou ses cheveux blancs. Au terme écrivain elle préfère écrivaste, qui bordure moins. Que ses mots parlent de sa vie ou de la mode qu’elle chronique pour «L’Obs», tout est toujours percutant chez Sophie Fontanel. On évoque avec elle ce dernier livre retraçant une mise à nu de son corps et de la blessure d’un viol qui a marqué la fin de l’année tout comme cette audace d’avoir posé nue dans «Elle» à 59 ans. La douceur et la visibilité des corps qui vieillissent. Elle en parle tellement bien!
- Vous imaginiez un tel retentissement après ces deux publications?
- Sophie Fontanel: Non. J’avais déjà senti que les choses bougeaient quand j’ai publié «L’envie», en rapport avec l’abstinence sexuelle, mais ce n’était rien à côté de ce qui vient de se produire. En quelques heures, la couverture d’«Elle» que j’avais postée sur mon compte Instagram, et qui n’était d’ailleurs pas la vraie couverture – «Elle» n’avait pas osé, du coup j’en avais fabriqué une à ma manière –, cette couverture a fait le tour du monde, du Brésil à la Pologne. Mon livre, qui parle de ce qui se passe quand on se met nu, mais pas de l’invisibilisation des corps des gens de mon âge, est entré en résonance avec ces photos de nu.
- «C’est beau, la douceur qui se dégage d’un corps qui n’est plus vainqueur», écrivez-vous. Cela avait quelque chose de révolutionnaire d’afficher une peau marquée par le temps?
- J’en suis convaincue. Il y a eu beaucoup de livres écrits sur ce sujet, comme «La revanche des vieilles», etc. Mais ce sont des livres avec des enquêtes, des chiffres, et moi, cela ne m’intéresse pas. Mon questionnement sur le vieillissement est dégenré, il s’agit pour moi de faire communier les hommes et les femmes sur des valeurs communes, même si je revendique nos différences. Un homme peut être un océan de douceur aussi et une femme avoir envie de conduire un camion.
- Comment la douceur peut-elle malgré tout réparer un viol?
- La violence n’est pas l’apanage des hommes, nous sommes tous devenus des missiles les uns pour les autres. Il y a une phrase de Prévert qui dit qu’il faudrait que quelqu’un essaie d’être heureux pour donner l’exemple. Je la détourne en disant: «Il faut des gens doux pour donner l’exemple.» Si nous n’acceptons pas de montrer notre douceur en toute circonstance, il n’y aura plus d’exemple de douceur.
C’est si facile d’exprimer sa colère, de montrer qu’on est furieux, que cela ne va pas se passer comme ça… Quand les femmes dénoncent Weinstein, elles ne sont pas haineuses, elles disent juste ce qui leur est arrivé. Ce qui est haineux, ce sont les réactions. Elles ne disent jamais «salaud», ce sont les autres qui le font. Enoncer, pas dénoncer, même si le temps du judiciaire est important. La douceur, c’est une grenade, comme dans la chanson de ma copine Clara Luciani. «Sous mon sein, la grenade», c’est la puissance de ce qu’un cœur peut faire. Vous avez remarqué, le terme non-violence n’est plus utilisé, pourtant il a fait tomber des empires.
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- C’était la qualité principale de votre père, écrivez-vous, qui avait pourtant fait la guerre.
- Oui. Sa douceur se voyait dans son extraordinaire gentillesse et sympathie. Et cela désarmait les gens. Il voulait tout le temps aplanir les conflits. Que les gens se parlent.
- En même temps, n’est-ce pas aussi cette douceur qui vous a empêchée de dire non à cet homme qui vous a sodomisée adolescente?
- Certes, à l’époque, YouPorn n’existait pas, j’imaginais qu’on se parlait, qu’on s’embrassait, qu’on se déshabillait, qu’il se passait quelque chose de doux dans une relation sexuelle, même si je me doutais qu’il pouvait y avoir une certaine sauvagerie à l’intérieur. Ce n’est pas ce qui m’est arrivé. Il y a des gens qui sont très doux, homme ou femme, qui sont même embarrassés par le côté mécanique de la sexualité, ce sont ces gens-là que j’ai rencontrés en premier. Mais la douceur que je revendique est active et n’empêche pas de dire non.
- Qu’avez-vous envie de dire aux hommes?
- Mon propos n’est pas de dénoncer les hommes mais de les émouvoir. S’unir entre homme et femme pour en parler et peut-être alors un homme ne franchira pas la barrière du consentement. Et puis la pulsion de viol n’a pas de genre. Il m’est arrivé de me jeter sur un homme parce qu’il résistait un peu. Nous sommes parfois dans des situations de séduction où l’on insiste. La différence, c’est la force physique de l’homme. Et puis les femmes de ma génération ont été élevées dans cette idée que l’érection fait loi, on avait toujours peur d’être castratrices, avec un homme qui vous dit: «Tu ne peux pas me laisser dans cet état…» Les jeunes filles d’aujourd’hui ont une vision différente.
- Vous qui revendiquez votre liberté, vous n’avez pas peur d’être enfermée dans le rôle d’une nouvelle Simone de Beauvoir 2.0?
- Je ne peux pas y couper. Les jeunes filles m’arrêtent dans la rue. Je ne pourrais jamais être Simone de Beauvoir, car j’aime aussi beaucoup la futilité. J’aime la mode, les gens super-lookés, qui essaient à leur manière de sortir des conventions. Et puis Simone de Beauvoir avait un fonctionnement érotique; moi, en revanche, on le comprend en lisant le livre, j’ai vécu une telle blessure…
Je ne sais pas comment font les gens qui ont été violés et qui arrivent à retrouver un épanouissement sexuel, je les envie; la violence de ce qui m’est arrivé fait que je n’aime pas beaucoup quand on approche de cet endroit de mon corps. Peut-être que ce livre fera changer ça. En même temps, je parle de l’échec de ma vie sexuelle de façon si joyeuse que les gens viennent vers moi pour me parler. A «L’Obs», ils me surnomment «Mini-Barthes». Mais je ne voudrais en aucun cas devenir un gourou avec des disciples. Une femme m’a envoyé sa photo en me demandant si elle pouvait encore séduire. Je ne sais pas quoi répondre!
- Que nous souhaitez-vous pour 2022?
- Une année élégante. Mais l’élégance, ce n’est pas d’avoir des vêtements chers, c’est la manière d’avoir des gestes pas trop brusques, de privilégier la douceur, de se protéger du bruit. Je reste informée, mais je me protège, car il y a beaucoup de bruit et le bruit retombe toujours. En France, nous avons un populiste qui brigue la présidence, je ne peux pas imaginer qu’il passe mais je ne veux pas polluer ma tête avec trop de ce bruit, sinon vous devenez fou. J’essaie de ne pas trop aller sur Twitter. On est dans un monde où on a honte de se mettre à lire un Agatha Christie ou de regarder un film de Frank Capra par peur de perdre du temps par rapport à tout ce qui se passe. On a l’impression qu’il faut qu’on soit là. C’est un piège. Nous serons beaucoup plus nobles et efficaces si nous savons nous extraire de ce bruit.
- Pourtant vous êtes partout, réseaux sociaux, magazines, défilés de mode…
- Oui, mais toujours en essayant de calmer le jeu. J’ai fait une exception pour Zemmour, je jugeais criminel ce qu’il a fait en allant en Arménie parler aux chrétiens pour réactiver encore plus la tension qui existe avec les musulmans. Ma grand-mère était Arménienne. D’habitude, je ne montre pas mon émotion quand je suis scandalisée ou offusquée. J’attends de trouver un propos un peu nourrissant sur le sujet. Je ne mets jamais d’huile sur le feu.
- Vos cheveux blancs, votre «blandeur» assumée est aussi un manifeste?
- Mes cheveux blancs ont provoqué, c’est vrai, un certain engouement. J’ai fait un TedX sur le sujet avec des milliers de personnes dans la salle et j’ai réalisé que les jeunes avaient besoin de comprendre qu’on n’avait pas à rester jeune, que c’était même une violence pour eux, cette injonction, qu’on pouvait rester intrépide, juvénile, moderne tout en vieillissant et qu’on ne tombait pas dans un trou, un précipice qu’il fallait absolument éviter en n’ayant aucune ride. Les rides, on en a besoin pour comprendre les choses de la vie. Pour comprendre la douceur. La douceur, c’est de pouvoir être nue à 59 ans, qu’on soit impressionné par cette nudité, qu’on se dise: «Mon Dieu, c’est ça un être humain!» Et plus vous vieillissez, plus vous reflétez ce sentiment quand vous êtes nue, car il y a une fragilité… Les jeunes ont absolument besoin de voir des gens qui vieillissent.
- Qui étaient vos modèles?
- Greta Garbo. Pas dans ses films mais dans la vie. Il n’y avait pas mieux habillée qu’elle et j’aimais ses grands pantalons larges, ses grands manteaux, ce style androgyne. Il y a eu aussi Monica Vitti, j’avais envie d’être comme elle, une femme féline. Avec une jupe noire, des petits escarpins. Audrey Hepburn, c’est un chef-d’œuvre. Elle s’est vraiment laissée vieillir alors qu’à son époque il y avait déjà des femmes qui se cachaient ou se liftaient. Je ne veux pas juger les femmes qui le font, c’est une aventure personnelle, il y en a qui ne peuvent pas supporter de se voir vieillir. Il y a un processus de la vie qui vous amène à changer d’aspect pour retourner vers le néant et ça m’intéresse. Je n’aurais pas envie à 70 ans qu’on me dise que j’en parais 50! En plus, je pense qu’on ne trompe pas les gens.
- Devenir sexagénaire le 24 août prochain ne vous fait donc ni chaud ni froid?
- Je n’ai jamais fêté mes anniversaires, sauf une fois, que je regrette, car je n’aime pas ça. Je ne connais d’ailleurs pas la date exacte de ceux de mes proches. Pour moi, le temps qui passe est une houle et parfois elle vous emmène à 70 ans et parfois elle vous ramène plus loin dans le passé. Je ne fais pas de gym mais j’essaie de manger sainement et de faire attention à ma ligne. Le mot quinqua, je le trouvais déjà ignoble, alors sexagénaire, j’avais oublié qu’il existe! Je préfère le terme «âge fluide». Quelqu’un qui vieillit et qui reste juvénile. Jean d’Ormesson avait ça. L’autre jour, j’étais derrière un vieux monsieur dans la rue qui déréglait tous les rétroviseurs avec sa canne. J’ai trouvé extraordinaire qu’il fasse encore une bêtise de gosse à son âge.
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- Un être accompli, qu’est-ce que c’est pour vous?
- Quelqu’un qui peut regarder sa vie et se dire: «Je peux partir en paix.» Bon, je n’ai absolument pas envie de mourir, et il y a toujours des moments dans la journée où on est un peu moins en paix (rires), mais, vous voyez, je n’ai pas d’enfants, j’aurais bien aimé à un moment en avoir mais je n’en ai pas, et jusqu’à nouvel ordre je n’ai pas trouvé un homme avec qui partager une vie commune. Et pourtant, je suis quand même en paix. J’essaie de solder tous les jours des rancunes pour ne pas m’alourdir, c’est pour cela que c’est important, la douceur. Et puis c’est aussi arriver à être heureuse dans son corps. Malgré tout!