- Vous avez occupé une fonction dirigeante lors du sixième rapport mondial du GIEC sur le climat et participé à la conférence de Glasgow. On vous voit beaucoup intervenir publiquement. Etes-vous en mission?
- Sonia Seneviratne: Je ne dirais pas cela. Mais le temps presse pour agir. Les rapports du GIEC le montrent également.
- Votre message principal est: «Nous devons renoncer aux sources d’énergie fossiles.» La guerre en Ukraine donne-t-elle l’urgence nécessaire?
- Oui. Dans mes conférences, les conflits ont toujours été un argument pour expliquer pourquoi la Suisse doit devenir indépendante des énergies fossiles. Il apparaît aujourd’hui que notre dépendance devient une question de sécurité. Avec les énergies renouvelables, nous pourrions exister par nous-mêmes. Il est clair que nous devons collaborer avec nos voisins et l’UE au lieu d’importer du gaz de Russie ou du pétrole du Moyen-Orient.
- Vous êtes spécialisée dans les événements climatiques extrêmes. Un été caniculaire avec près de 50°C, comme celui de 2021 au Canada, pourrait se produire en Suisse. Pourquoi?
- Nous sommes situés à des latitudes similaires. L’analyse des scénarios climatiques nous apprend que de tels événements extraordinaires sont possibles dans le climat actuel.
- Sécheresse et inondations existaient déjà au Moyen Age. Où commence le changement climatique?
- Le changement climatique implique que des phénomènes météorologiques extrêmes se produisent plus souvent et simultanément en différents endroits du monde. Outre la canicule au Canada, l’été 2021 a été marqué par des inondations en Allemagne, la sécheresse et les incendies dans le bassin méditerranéen et les inondations en Chine. La pandémie et la guerre en Ukraine montrent à quel point nous sommes dépendants des chaînes d’approvisionnement. Nous importons des biens du monde entier, y compris des denrées alimentaires. Dans le contexte des événements climatiques extrêmes, le risque d’un mode de crise permanent augmente.
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- Certains climatologues affirment que nous ne parviendrons pas à limiter le réchauffement de la planète à 1,5°C d’ici à 2050. Et vous?
- Non. La réalisation de l’objectif à 1,5°C dépend de décisions humaines. Celles-ci se produisent, comme tant d’autres choses dans ce monde, en partie de manière arbitraire et ne sont pas prévisibles pour nous, scientifiques. Les sociétés peuvent changer très rapidement, l’histoire nous en donne assez d’exemples. Je dis aussi que nous ne sommes pas sur la bonne voie en ce qui concerne la limite à 1,5°C. Les émissions ne diminuent pas, elles stagnent. Cela signifie toujours une augmentation
de la température.
- Même en 2020, année de la pandémie, nous n’avons pas réussi à réduire les gaz à effet de serre pour atteindre l’objectif de 1,5°C…
- Malgré tout, nous avons tiré des conclusions positives pour l’avenir. Nous avons appris à accomplir beaucoup de manière numérique. Cela mis à part, l’année 2020 n’est pas un bon exemple d’un monde sans CO2: le «social distancing» n’a rien à voir avec la protection du climat. Il y a certes eu moins d’émissions, mais les réductions n’ont eu lieu que dans la mobilité, tandis que l’on a continué à se chauffer au pétrole et au gaz.
- Dans le rapport actuel du conseil climatique, on parle pour la première fois de points de basculement. Pouvez-vous expliquer?
- Il s’agit de changements très rapides et non graduels du climat. Une petite augmentation du réchauffement climatique entraîne des changements brusques, parfois irréversibles. Sur la base de nos modèles climatiques, nous ne nous attendons pas à ce que de tels points de basculement se produisent avant le réchauffement de 1,5°C. Mais, entre 1,5 et 2°C, l’incertitude augmente. Un exemple de point de basculement possible est l’assèchement de l’Amazonie. Les signes sont inquiétants, comme le montrent des rapports récents. La forêt tropicale absorbe déjà moins de CO2 de l’atmosphère.
- Si le monde agit rapidement, le climat se stabilisera-t-il de nouveau?
- En ce qui concerne les phénomènes météorologiques extrêmes, il n’y aura pas d’affaiblissement par rapport à aujourd’hui. En outre, même si nous stoppons le réchauffement climatique, les glaciers continueront de fondre et le niveau des mers de monter pendant des décennies. Des processus sont en cours, qui prendront beaucoup de temps avant d’être complètement stoppés.
- Le principal instrument de politique climatique de la Suisse et de l’UE est le commerce des émissions. Votre avis?
- L’idée n’est pas mauvaise, mais elle n’a pas fonctionné au cours des vingt dernières années. A l’avenir, les compensations seront peut-être encore justifiées dans des domaines comme l’industrie du ciment, l’incinération des déchets ou les vols intercontinentaux qui ne peuvent pas être évités. Mais nous devons arriver à zéro net. Aucun pays sur Terre ne doit plus produire de CO2.
- On reparle soudain de nouvelles centrales nucléaires, y compris à l’EPFZ.
- Il est difficile d’avoir pour objectif à la fois la sortie du nucléaire et le renoncement aux énergies fossiles. Nous pouvons peut-être ralentir le rythme de l’énergie nucléaire et continuer à exploiter certaines centrales sûres. Mais construire de nouvelles centrales n’a guère de sens. L’énergie nucléaire est chère.
- Le changement climatique devient de plus en plus une affaire judiciaire. Qu’est-ce que cela apporte?
- Les tribunaux ont un autre rythme que le parlement, où l’on passe rapidement d’un sujet à l’autre et où les politiciens veulent être réélus. Les juges pensent à plus long terme. Certains tribunaux ont reconnu que nous nous trouvons dans une situation d’urgence. Aux Pays-Bas, par exemple, la société Shell a été condamnée. C’est peut-être le moyen de garantir la justice pour la prochaine génération.
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- Vous êtes vous-même intervenue en tant qu’experte dans le procès de Credit Suisse contre des manifestants pour le climat, pour violation de domicile. La crise climatique justifie-t-elle la désobéissance civile?
- Dans le passé, de nombreuses décisions importantes, considérées aujourd’hui comme des progrès, ont été obtenues par la désobéissance civile. Par exemple le mouvement citoyen aux Etats-Unis ou la lutte pour le droit de vote des femmes. Je soutiens les actions de désobéissance civile tant qu’elles sont non violentes et que leur justification est compréhensible. Que nous soyons en état d’urgence climatique et que nous ne soyons pas sur la bonne voie en matière de réduction des émissions ne fait aucun doute.
- Dans quelle mesure êtes-vous vous-même une activiste?
- Je me considère avant tout comme une scientifique et, dans ce rôle, je communique des faits. Mais en tant que citoyenne et mère, je me sens concernée.
- Comment chacun et chacune peut exercer une influence?
- Chacun doit décider de ce qui est possible en fonction de sa situation personnelle. En tant que famille, nous n’avons par exemple plus de voiture. Comme nous habitons en ville de Zurich, cette décision n’a pas été difficile à prendre. A la campagne, la situation serait différente, on a peut-être besoin d’une automobile mais, dans ce cas, il faut clairement passer aux voitures électriques, car elles permettent de réduire de moitié les émissions de CO2 par rapport aux voitures à essence. Les hommes politiques que nous élisons sont également déterminants.
- Quel est l’intérêt de compenser ses vols?
- Nous le faisons à l’EPFZ, mais cela n’a que peu d’effet. Il vaut mieux ne pas prendre l’avion du tout. Ou au moins réduire très fortement les vols.
- Est-ce bien d’acheter un t-shirt pour lequel un arbre a été planté?
- Je suis critique à l’égard des projets de reforestation. Il est bien plus important d’éviter la déforestation. En principe, la protection du climat ne consiste pas à acheter le bon t-shirt ou à éviter le plastique; celui-ci pollue certes les mers, mais il n’est pas une grande cause d’émissions de CO2. Au final, il ne s’agit que d’une seule chose. Arrêter la consommation de pétrole, de charbon et de gaz.
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