Edmond Gasser a le maintien, les manières, l’extraordinaire facilité d’élocution et, surtout, la sobre retenue d’une éminence grise qui toujours souffle à son roi la juste réponse. Et ce roi, ce peut être vous! Du moins si vous vous attablez au restaurant Anne-Sophie Pic, au Beau-Rivage Palace, à Lausanne. Responsable, à tout juste 30 ans, de la sommellerie de ce restaurant hors normes (19/20), ce Parisien au regard espiègle, père de deux garçons, Louis (6 semaines) et Côme (2 ans), est un passionné de vin et un communicateur hors pair. En quelques questions, il cerne vos désirs mieux que vous-même et vous apporte la bouteille de vos rêves. C’est magique.
N’allez pas imaginer pour autant qu’un dialogue avec lui se soldera par un coup d’assommoir au moment de l’addition. Au contraire, son talent, c’est de vous offrir son regard complice et son écoute attentive: «Lorsque nous n’avons pas évoqué de prix avec le client, je vise la marge la plus basse de la catégorie choisie. C’est une question de confiance», explique cet explorateur érudit du monde du vin qui, lorsqu’il est lui-même au restaurant, apprécie qu’on lui conseille des crus de qualité à prix raisonnables. Pas étonnant, donc, que le GaultMillau l’ait désigné «Sommelier de l’année» 2020.
La connaissance avant tout
Mais au juste, qu’attend-on d’un «Sommelier de l’année»? La connaissance tout d’abord. Or Edmond Gasser n’est pas tombé dans un tonneau lorsqu’il était petit! En fait, il a commencé par se former en cuisine. Mais pas n’importe où. C’est à la prestigieuse école Ferrandi, à Paris, qu’il apprend son métier. C’est aussi là qu’il a rencontré les professeurs de sommellerie – des sommités – qui lui ont inoculé la passion du vin: depuis, il n’a plus cessé de se former dans ce domaine.
Ainsi, tous les jours, en plus de goûter les vins qu’il sert, il déguste au moins un vin, mais de façon approfondie. Robe, nez, bouche, tout y passe. Mais ce n’est pas tout: «Pour l’entretien du nez, il faut pratiquer des exercices olfactifs.» Et à ce niveau, le «Monopoly des vins» ne suffit pas: quotidiennement, il sent des aliments, de préférence crus, et des épices. «Et en cas de fatigue, il m’arrive de respirer de l’huile de pamplemousse avant le service pour éveiller nez et papilles.» Il faut dire qu’une fois en salle, il n’a plus droit à l’erreur.
Caverne aux trésors
Au Beau-Rivage, il règne sur deux caves qui recèlent 70 000 bouteilles! Dans son bureau vitré, à côté de l’entrée des fournisseurs du palace d’Ouchy, il veille à garder à jour des mètres et des mètres de listes sur papier et sur informatique. Il vérifie les verres en cristal de Baccarat qui reviennent de polissage. Il contrôle les arrivages, veille au bon stockage et s’occupe de faire tourner les crus à boire tout en mettant à l’abri les vins de garde.
Et dans ce registre, il dispose d’une véritable caverne aux trésors, précieux héritage de ses prédécesseurs: Romanée-Conti, Château Petrus, Vega Sicilia, Château d’Yquem… Les vins les plus rares y figurent en bonne place. Et quand la brigade de sommellerie (ils sont quatre) en vend, la bouteille vide est gardée en trophée porte-bonheur sur une étagère de l’office. Récemment, deux messieurs se sont par exemple fait plaisir avec un Mouton Rothschild 1989. Montant de la note totale, repas et vins confondus: 18 000 francs…
Littérature et psychologie
«Les clients qui optent pour de telles bouteilles connaissent les prix», précise Edmond Gasser. Ou alors ils ont les moyens de se laisser surprendre, comme cette cliente que le futur «Sommelier de l’année» 2020 avait servie tout au début de sa carrière, au George V, l’un des plus prestigieux palaces parisiens. Alors qu’il n’a même pas encore pour tâche de conseiller les clients, il se lance quand même et parle à la cliente de la Romanée-Conti 1989 avec tant de doigté qu’elle lui en demande une bouteille… à 25 000 euros, quand même.
Il faut préciser qu’Edmond Gasser parle du vin comme personne. On ne s’étonnera donc pas d’apprendre qu’il avait obtenu son bac littéraire avant de se lancer en cuisine. Mieux, il avait d’abord choisi de devenir psychologue. «Une approche qui m’a ensuite bien aidé», constate-t-il, lui qui est passé maître dans l’art de cerner ses clients.
«Redescente sur terre»
Arrivé en Suisse, au Beau-Rivage de Genève et au Mandarin Oriental, puis à Lausanne surtout, il a appris à «redescendre sur terre». Ainsi les crus helvétiques représentent 50% des ventes: «Ici, la clientèle est cultivée, connaisseuse, mais elle attend des conseils avisés.» Edmond Gasser n’en parcourt pas moins volontiers les vignobles du monde entier à la recherche de pépites. En Europe de l’Est, en particulier, il dégote des vins méconnus et souvent abordables. Et si vous voulez lui faire plaisir, demandez-lui de vous parler de ses cépages de prédilection, le riesling et le grüner veltliner. Tout un poème.