Il a toujours été petit, voire minuscule, l’ensemble commun entre l’élite politique et l’élite intellectuelle. Pour réussir en politique, il faut être soit conformiste, soit brutal. Ou un peu des deux. Mais pas trop cultivé. Encore moins artiste. En Suisse, Simonetta Sommaruga, pianiste classique virtuose, est une exception. Ou plutôt était une exception, puisque la conseillère fédérale vient d’annoncer son retrait du gouvernement pour le mois prochain.
La politicienne de 62 ans a expliqué que l’état de santé de son mari de 78 ans, frappé par un accident vasculaire cérébral, l’a convaincue de démissionner. Lukas Hartmann est lui-même un écrivain connu en Suisse alémanique. Au fond, le couple Sommaruga-Hartmann est et restera sans doute pour toujours le couple le plus cultivé de l’histoire du gouvernement fédéral.
J’ai eu le privilège, comme journaliste, de me balader une vingtaine de minutes au côté de Simonetta Sommaruga. C’était l’année passée, lors de la traditionnelle randonnée annuelle organisée par la Schweizer Illustrierte et L’illustré pour leurs lectrices et lecteurs. Sur ce sentier surplombant le lac de Thoune, il m’avait semblé inadéquat de questionner la ministre sur les dossiers touffus des transports ou de l’énergie.
Comme je venais de me mettre sur le tard au piano, après quarante ans de guitare classique, l’occasion était belle de parler de ce roi des instruments, de ses exigences, de son répertoire pour débutants. Simonetta Sommaruga m’avait conseillé de déchiffrer certaines mazurkas de Chopin plutôt que des sonates de Mozart. Elle était fascinée, m’avait-elle dit, par la capacité du compositeur polonais de créer tout un climat en deux seules pages de partitions. Elle avait plaisamment proposé au pianiste débutant de lui envoyer une vidéo de son interprétation d’une de ces fameuses mazurkas quand il l’aurait maîtrisée. Mais une année plus tard, c’est toujours la «sonata facile», pas si facile que ça d’ailleurs, de Mozart qui est posée sur le lutrin.
Durant toute cette promenade, la conseillère fédérale avait fait preuve d’une parfaite bienveillance à l’égard des participants de cette randonnée. Il y a indéniablement une grande classe chez cette femme. Dans le geste, dans la parole, dans le regard. On la qualifie souvent de réservée. Elle est en fait d’abord et surtout d’une parfaite modestie. Aucun besoin ni envie chez elle de briller. Sa grande intelligence et sa vaste culture s’expriment naturellement, au fil de la conversation, sans impatience, sans esbroufe. Restera-t-elle pour autant dans l’histoire comme une grande conseillère fédérale? Une question qui n’a guère de sens dans un pays dont la Constitution, on l’oublie souvent, accorde en fait très peu de pouvoir au gouvernement central. Ce qui est sûr, c’est que, durant ses douze années au Conseil fédéral, la pianiste aura toujours fait preuve de pragmatisme et démontré qu’elle connaissait ses dossiers.
Et son mari, cause involontaire de la retraite politique sinon précipitée du moins accélérée de Simonetta Sommaruga? Qui est ce quasi-inconnu des Romands? Notre confrère de la Schweizer Illustrierte Werner De Schepper avait rencontré l’écrivain chez lui, dans sa maison près de Berne. Et cette interview avait fait sinon scandale du moins passablement de bruit.
Lukas Hartmann avait en effet ouvertement parlé d’une décision privée de son couple: après trente ans de vie commune et vingt ans de mariage, les deux époux avaient décidé de vivre séparément, mais sans se séparer. «C’est une manière créative de gérer ce que nous avons vécu ensemble ces dernières années. Nous essayons d'inventer quelque chose de nouveau en vivant chacun chez soi. (…) Le week-end, nous nous retrouvons: moi chez toi ou toi chez moi? La routine a disparu.»
L’écrivain, dont l’interview avait été relue et approuvée par sa femme, était même allé plus loin dans la confidence: «Oui, notre amour a bien sûr évolué au cours de ces trente années. Et maintenant, nous faisons avec. Il y a trente ans, personne n'aurait imaginé les chemins que nous prendrions tous les deux. Si quelqu'un nous avait dit à l'époque que cette femme deviendrait un jour conseillère fédérale, elle-même ne l’aurait jamais cru!»
Et Lukas Hartmann s’était félicité de la disparition de la routine, de l’improvisation des vacances en couple et avait même évoqué la possibilité d’une séparation au sens propre que cet éloignement risquait peut-être d’induire.
Cette merveilleuse démonstration de liberté et de confiance mutuelles n’avait pas plu à tout le monde. Des tartufes en tous genres avaient qualifié ces confidences de déballage dégoûtant, de trahison vis-à-vis de la politicienne. Pour une fois que l’évocation de la vie privée à ce niveau-là était intéressante, sincère et avait du sens.
C’était un témoignage haut de gamme sur la liberté réciproque que se doivent deux partenaires au XXIe siècle, un témoignage aussi sur la nécessité pour tout couple exigeant de lutter contre la routine, ce poison mortel de l’amour.
La santé de l’écrivain vient de décider d’une autre configuration de leur vie commune. Nous souhaitons aux deux partenaires de relever avec la même classe ce nouveau défi.