Le cœur a ses raisons que la raison d’Etat ne connaît pas. Il y a moins d’un mois, Simonetta Sommaruga était encore aux commandes du département fédéral le plus exposé actuellement en raison des incertitudes énergétiques. Et elle comptait bien assumer ses responsabilités, affronter cet hiver de tous les dangers, riposter aux possibles pénuries de gaz et d’électricité. Des vacances d’été avaient été annulées. Depuis le début de la guerre en Ukraine, les week-ends étaient systématiquement gâchés par des décisions urgentes à prendre. La ministre faisait pourtant front sans se plaindre et sans se soucier des critiques.
Mais, il y a trois semaines, son mari a été frappé par un AVC. Dix jours plus tard seulement, la conseillère fédérale annonçait ne plus être en mesure d’assurer son mandat. C’était l’illustration classique du fait que les aléas de la vie privée sont parfois incompatibles avec la vie professionnelle, dans les tâches les plus humbles comme au sommet de l’Etat.
Certaines ou certains se seraient pourtant accommodés d’un tel malheur, ou auraient du moins attendu plus longtemps pour jeter l’éponge. Mais toutes les destinées ne se ressemblent pas. Tous les couples non plus. Celui que la pianiste forme avec l’écrivain Lukas Hartmann compte visiblement parmi ces unions trop complices, voire fusionnelles pour se satisfaire d’aménagements de surface en cas de coup dur. La longévité de leur complicité en est déjà un signe: presque quatre décennies.
Ces deux artistes, ces deux intellectuels se sont rencontrés en 1983 à Rome. Lukas Hartmann était alors résident de l’Institut suisse de Rome, où des artistes helvétiques sont accueillis durant une année. Cet institut avait été fondé en 1948 par la comtesse Carolina Gräfin Maraini-Sommaruga (!), une parente de la conseillère fédérale. En ce début des années 1980, l’Italie sortait de ses quinze «années de plomb», semées d’attentats et d’assassinats. Rome était de nouveau éternelle et offrait à la musicienne et à l’auteur de romans historiques et de récits pour enfants (23 et 39 ans à l’époque) un décor idéal pour se découvrir des affinités.
La belle et la bête
Il s’agit pourtant de deux personnalités aux profils contrastés. La pianiste aux racines tessinoises et zougoises vient plutôt de la bourgeoisie, avec un père directeur à Lonza. Le Bernois, de son côté, est de plus modeste extraction. Elle maîtrise ses émotions et son allure est raffinée. Il est extraverti, a une tronche d’aimable brute et, à l’époque, une dégaine de hippie. C’est peut-être cette complémentarité – en plus de leur sensibilité sociale – qui explique la longévité de leur couple, malgré la trajectoire politique totalement imprévue et imprévisible de la pianiste devenue dans un premier temps directrice de la section alémanique de la Fondation pour la protection des consommateurs.
Car, si le destin fédéral de certaines ou certains de ses collègues et prédécesseurs n’est pas surprenant, celui de la socialiste n’est pas loin d’être stupéfiant. Comment une pianiste classique de formation, qui n’est véritablement entrée en politique qu’à 38 ans en intégrant le Conseil municipal de Köniz, a-t-elle réussi à gravir douze ans plus tard seulement tout l’escalier menant à l’Olympe? Comment une femme si calme, sans signe extérieur d’ambition, a-t-elle pu convaincre aussi bien les électeurs dans un premier temps de l’élire successivement aux deux Chambres, puis le parlement de l’envoyer au Conseil fédéral?
La réponse tient peut-être, en partie, dans la complémentarité de son couple, dans l’admiration respective de ces deux partenaires, qui devaient sans doute trouver amusant de se lancer d’improbables défis.
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Nous avons pu mesurer en tout cas que la socialiste aime les paris. Lors de la randonnée du 1er Août de «L’illustré», l’année passée, elle nous avait recommandé une lecture qui correspondait à notre envie de l’époque (apprendre le piano). Il s’agissait d’un livre en anglais: «Play it again. An amateur against the impossible» («Rejoue-le. Un amateur face à l’impossible»). «Je pense que vous allez vous sentir personnellement concerné», nous avait-elle dit en riant sous cape.
Il s’agit en fait du récit autobiographique d’Alan Rusbridger, rédacteur en chef il y a quelques années du grand journal anglais «The Guardian». Malgré ses responsabilités chronophages, ce chef de presse quinquagénaire, pianiste amateur, s’était lancé le défi de maîtriser la «Ballade No 1» opus 23 de Chopin. Un Everest pianistique, truffé de passages exigeant une grande virtuosité. Et ce récit d’une lutte contre ses propres limites est en effet une pure merveille de drôlerie mais aussi d’érudition. Quel autre membre de l’histoire du Conseil fédéral aurait pu prodiguer un si surprenant et si plaisant conseil de lecture?
Ensemble sur le Mont Kenya
Mais cette histoire n’est-elle pas aussi un peu l’histoire de sa propre vie et de son couple? D’un côté, une musicienne qui décroche le graal politique helvétique, de l’autre, un écrivain qui parvient dans ce petit pays à rencontrer finalement le succès littéraire... Ces deux êtres libres et cultivés se sont encouragés mutuellement tout en ne se prenant jamais trop au sérieux. Ils gravissent ensemble, par exemple, le Mont Kenya, pour les besoins d’inspiration littéraire de Monsieur. Et ce dernier ne cesse de répéter à sa femme qu’elle a, contrairement à lui, toutes les compétences nécessaires pour progresser dans sa carrière politique. Et quand, au fil des ans, la ministre, inévitablement dévorée par ses tâches gouvernementales, rentre systématiquement tard et épuisée à la maison, alors que Hartmann, las de la solitude forcée de l’écrivain, a un impérieux besoin de parler, le couple choisit sans le cacher de vivre séparément durant la semaine pour ne se voir que le week-end. Cet arrangement salvateur et moderne avait choqué certains esprits étroits. Les deux amoureux n’en avaient cure.
Simonetta et Lukas, c’est au fond un roman écrit à deux mains ou/et une sonate jouée à quatre mains, durant presque quatre décennies. Et quand un des deux interprètes s’est mis à vaciller, l’autre ne se voyait pas poursuivre la pièce en solo, l’air de rien. C’est aussi simple et beau que ça.