Scandale à la cour. Jamais, depuis 1936 et l’abdication d’Edward VIII, les Windsor n’avaient vécu pareille tempête. Après des années à faire le dos rond face aux rumeurs, aux photos compromettantes et aux accusations problématiques, la famille royale s’est inclinée devant la fronde de l’opinion publique. Elle a officiellement banni l’un des siens, le prince Andrew. Le 20 novembre dernier, dans un communiqué officiel, le deuxième fils d’Elisabeth II annonçait mettre fin à ses engagements publics. Le soir même, la souveraine de 93 ans arrivait, souriante, au Royal Institute of International Affairs de Londres pour honorer un énième engagement. Stoïque malgré le coup de grâce qu’elle venait de porter à son fils favori.
Pour l’historien Robert Lacey, consultant pour la série phénomène «The Crown» et auteur de «The Crown: The Official Companion», la comparaison de la chute du prince avec l’abdication de son grand-oncle est tout sauf excessive. Monté sur le trône en janvier 1936, Edward VIII y renonce en décembre de la même année par amour pour une Américaine deux fois divorcée, Wallis Simpson, sous la pression de sa famille – et du gouvernement inquiet de ses sympathies nazies. Il laisse la couronne à son frère cadet, George VI, le père d’Elisabeth II.
«Comme Edward VIII, le prince Andrew a été privé de sa royauté pour avoir échoué à défendre, ou pour avoir offensé les valeurs de la société britannique, explique Robert Lacey. En 1936, il était impensable que l’héritier du trône épouse une femme deux fois divorcée. Aux yeux de l’Angleterre, cet homme ne pouvait plus être royal. Cela montre bien le fonctionnement de la famille royale: une monarchie démocratique qui dépend du consentement populaire. Et qui sait se montrer impitoyable quand il le faut.» Pauline MacLaran, professeure de sociologie et auteure de Royal Fever: The British Monarchy in Consumer Culture, se dit, elle, «surprise de la rapidité avec laquelle la reine et le prince Charles ont réagi, pour éviter le retour de bâton vécu par la reine après la mort de la princesse Diana, lors de laquelle elle n’avait montré aucune émotion». Une rapidité toute relative: cela faisait des années que la presse faisait ses choux gras des liens d’amitié qui unissaient Andrew et l’homme d’affaires américain multimillionnaire Jeffrey Epstein.
Epstein: un nom qui sent le soufre. En 2008-2009, l’homme d’affaires américain a fait 13 mois de prison pour avoir sollicité les services de prostituées mineures. En juillet dernier, il est de nouveau arrêté. Il risque la perpétuité pour «trafic humain»: il est accusé d’avoir organisé un réseau de dizaines de jeunes filles qu’il exploitait sexuellement. Il sera retrouvé pendu dans sa cellule new-yorkaise le 10 août. L’autopsie conclura au suicide, une version contestée par de nombreux observateurs, selon lesquels sa mort arrangeait nombre de personnalités influentes dont il a été plus ou moins proche; il a ainsi fréquenté Donald Trump, Bill Clinton ou le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane.
Et, donc, le prince Andrew, qu’il a rencontré à la fin des années 1990. C’est Ghislaine Maxwell, l’ex-compagne de l’Américain accusée d’avoir été son entremetteuse, qui les a présentés. Andrew et la fille du magnat britannique Robert Maxwell se connaissent depuis l’université. Entre le prince et le multimilliardaire, le courant passe. Andrew convie l’Américain à des fêtes données aux châteaux de Windsor et de Sandringham – «un simple week-end à chasser le faisan» – et est à son tour invité à séjourner sur l’île privée d’Epstein dans les Caraïbes. On l’aperçoit avec Epstein ou Maxwell à Londres, à New York et en Thaïlande.
Le prince Charles est passionné d’écologie, la princesse Anne de chevaux, le prince Edward, le discret dernier, est… discret. Andrew, lui, a été un militaire valeureux lors de la guerre des Malouines contre l’Argentine avant de mettre sa carrière au service de la royauté: il est devenu représentant spécial de la Grande-Bretagne pour le commerce international. Le voilà régulièrement pointé du doigt pour ses rencontres fructueuses, à défaut d’être recommandables, avec des personnalités comme l’ex-dictateur libyen Kadhafi ou le despote kazakh Nazarbaïev. Les diplomates le détestent. Côté vie privée, la presse a adoré relever que, avant d’épouser Sarah Ferguson en 1986, Andrew a vécu une romance avec Koo Stark, une Américaine qui a tourné dans un film érotique dans les années 1970. Après son divorce en 1996, il continue pourtant à vivre avec son ex-femme. De quoi faire tousser la famille royale, et surtout le prince Philip, qui aurait son ex-belle-fille en horreur et aurait interdit qu’elle touche un centime.
L’année 2011 marque un tournant pour le prince, avec la publication de deux photos compromettantes. La première le montre, en décembre 2010, se promenant à Central Park avec Epstein, qui a donc déjà été condamné. En février 2011, le Mail on Sunday, la version dominicale du Daily Mail, publie pour la première fois l’image dont le prince Andrew n’arrivera plus à se défaire. Elle le montre détendu, la main autour de la taille d’une très jeune femme, avec à leurs côtés, un peu en retrait, Ghislaine Maxwell. La jeune femme, qui n’est pas nommée, dit avoir été exploitée sexuellement par Epstein alors qu’elle était mineure et que le prince devrait être appelé à témoigner par le FBI car il connaît «une grande partie de la vérité».
A quelques semaines du mariage du prince William avec Kate Middleton, cela fait mauvais genre. Convoqué par la reine, Andrew lui assure que les allégations sont fausses. Dans la foulée, elle le fait chevalier grand-croix de l’Ordre royal de Victoria, pour le protéger analyseront certains. Quelques mois plus tard, le magazine américain Vanity Fair publie une longue enquête dans laquelle est évoquée la déposition d’une ex-employée d’Epstein qui a vu le prince participer à des pool parties dénudées avec de très jeunes femmes qui lui ont prodigué des massages. Le magazine nomme la jeune femme de la photo, Virginia Roberts Giuffre, et explique la prudence de la presse britannique par la sévérité des lois anti-diffamation du pays. Dans la foulée, la presse révèle que l’Américain a épongé des dettes de Sarah Ferguson. Cette dernière publie un communiqué dans lequel elle s’excuse piteusement. Andrew, lui, se voit retirer son poste d’émissaire britannique du commerce.
En décembre 2014, la fameuse jeune fille sur la photo, désormais mère de famille installée en Australie, tente de se joindre à une plainte civile déposée contre Epstein aux Etats-Unis. Dans sa déposition, Virginia Roberts Giuffre accuse Ghislaine Maxwell d’avoir été la rabatteuse d’Epstein, dont elle aurait elle-même été l’esclave sexuelle mineure. Elle a été offerte trois fois, dit-elle, au prince Andrew, la première fois en 2001 à Londres, puis chez Epstein à New York et dans l’île caribéenne de ce dernier, Little Saint James, où elle se serait rendue dans le jet privé de l’Américain avec plusieurs autres mineures. Des accusations démenties dans un communiqué diffusé par le palais de Buckingham. En janvier 2015, c’est la voix tremblante que le prince, devant un parterre d’hommes d’affaires réunis à Davos lors du WEF, plaide son innocence. Les accusations «sensationnalistes» seront rejetées par un tribunal de Floride.
L’arrestation et la mort d’Epstein l’été dernier accélèrent la chute du prince. Virginia Roberts Giuffre répète ses accusations à la télévision américaine. «Oui, j’ai eu des relations sexuelles avec le prince Andrew quand j’avais 17 ans, dans la salle de bains de la maison de Ghislaine Maxwell à Londres, après que nous avons bu, Andrew et moi, beaucoup de vodka dans une discothèque londonienne. (...) J’ai été victime de la traite d’Epstein qui m’a poussée, avec l’aide de Ghislaine Maxwell, dans les bras du prince.» En octobre, une autre femme, Deidre Stratton, affirme que le prince Andrew était présent dans le ranch du pédophile américain au Nouveau-Mexique au début des années 2000.
Le prince accepte finalement de donner une interview à la BBC. L’entretien, filmé à Buckingham, est diffusé le 16 novembre. Ce qui se voulait une tentative de réhabilitation tourne au désastre complet. Les réponses d’Andrew peinent à convaincre. La photo le montrant avec Virginia? Il avance qu’il pourrait s’agir d’un montage, parce que quand il est à Londres, il porte la cravate. D’ailleurs, ce n’est pas son genre d’avoir des gestes d’affection comme celui de tenir quelqu’un par la taille. Il ne peut pas avoir «abondamment transpiré», comme l’a raconté son accusatrice, puisqu’il ne transpire plus depuis qu’on lui a tiré dessus lors de la guerre des Malouines. Il ne regrette pas son amitié avec Epstein, qu’il a revu en 2010 pour lui dire «en face» qu’ils ne devaient plus se fréquenter. Surtout, relève la sociologue Pauline MacLaran, «il s’est montré plutôt arrogant et déconnecté de l’opinion publique. Il n’a exprimé ni émotion ni regret quant au fait d’avoir été associé à un criminel reconnu, qui en plus a abusé de son pouvoir pour prendre des jeunes filles au piège. A l’ère de #MeToo, cela n’est pas acceptable.»
La presse et les réseaux sociaux se déchaînent, ressortant des images d’Andrew faisant la fête avec de jeunes femmes court vêtues ou sortant de la demeure new-yorkaise d’Epstein. Dans la foulée, des organismes aussi prestigieux que le Royal Philharmonic Orchestra, des sponsors et des entreprises caritatives annoncent la fin de leur collaboration avec Andrew. Lors d’un débat télévisé sur le Brexit, le premier ministre, Boris Johnson, et son opposant Jeremy Corbyn refusent de prendre sa défense. Pour les Windsor, c’en est trop.
Pour la reine, l’épreuve est d’autant plus terrible qu’Andrew est son préféré. «Devenue reine très jeune, elle a toujours senti qu’elle n’avait pas pu être une bonne mère pour ses deux premiers enfants, Charles et Anne. A la fin des années 1950, après des tensions dans son mariage, elle s’est rapprochée du prince Philip, et Andrew et Edward sont nés. Cette tendresse particulière pour Andrew vient du fait qu’il représente le fondement de sa seconde famille», explique Robert Lacey. Deux jours après le communiqué retentissant, mère et fils sont d’ailleurs photographiés faisant du cheval.
Il n’empêche: le fils chéri est bel et bien banni. «Il va disparaître», pronostique l’historien. Celui qui aura été décisif dans sa fin de règne, c’est son frère aîné, le prince de Galles, lui-même si impopulaire des années durant et qui attend toujours, à 71 ans, de monter sur le trône. Pour Robert Lacey, ces derniers jours marquent «le grand retour de Charles. En apprenant son implication dans le bannissement de son frère, le respect des gens pour lui va grandir.»
Selon Pauline MacLaran, «Charles va faire savoir qu’il entend rationaliser la monarchie et avoir moins de parasites comme Andrew dans le futur. L’accent va probablement être encore plus mis sur William et Kate, qui sont extrêmement populaires et en lesquels on peut avoir confiance: ils ne vont pas vaciller lorsqu’il s’agira de maintenir l’image publique appropriée.» Bref, la monarchie n’est pas en danger. Grâce notamment à… la série devenue culte The Crown, qui a humanisé les Windsor. «Bien sûr, la famille royale constitue un formidable atout économique pour le pays. Mais avant tout, elle a une importance sentimentale cruciale et est profondément aimée», insiste Robert Lacey. A condition de ne pas trop s’écarter du droit chemin. Le prince Andrew n’a pas voulu le comprendre.