Il y a deux ans exactement, à Blonay (VD), sous un soleil éclatant, ils avaient reçu 160 invités pour célébrer leurs 30 ans de mariage. «C’est magnifique de vivre une vie entière à évoluer ensemble», résumait ce jour-là pour L’illustré Jacques Reymond. Son épouse, deuxième meilleure skieuse suisse de tous les temps derrière son amie Vreni Schneider, avait à son tour donné la recette de leur amour sans nuages: «Cela peut paraître incroyable, mais nous n’avons jamais vécu la moindre crise de couple durant toutes ces années. Quand un problème survient, nous en discutons tout de suite. Et puis nous nous réservons toujours du temps à passer ensemble.»
Cette osmose exceptionnelle, qui rayonnait littéralement d’eux, a pris tragiquement fin le 7 mai dernier. Cela faisait plusieurs semaines que Jacques Reymond luttait contre le Covid-19 au CHUV et à l’hôpital de Rennaz. Seul un cercle familial et d’amis restreint était au courant. L’ancien entraîneur de l’équipe suisse de ski, qui souffrait de problèmes cardiaques depuis quelque temps, a dû finalement s’avouer vaincu.
Sa championne d’épouse est dévastée par le chagrin et par les contraintes particulièrement cruelles de cette maladie pour les familles des victimes. Entourée de ses trois fils et de ses belles-filles, elle fait front avec courage, selon son ancien manager, qui a pu la contacter. La cérémonie funéraire a eu lieu dans la plus stricte intimité familiale en raison des impératifs sanitaires actuels, mais le faire-part précise qu’un hommage ouvert à tous sera organisé quand la situation le permettra de nouveau.
La belle histoire d’amour du couple Reymond-Hess avait commencé en 1984 dans des circonstances pourtant plutôt délicates. L’ancien mécanicien de précision de la vallée de Joux devenu préparateur physique de l’équipe féminine suisse de ski en 1979 et la plus talentueuse de ses protégées étaient tombés amoureux après quatre années de collaboration dans le Cirque blanc. L’équipe avait été convoquée pour être informée de cette situation forcément délicate. Un journal alémanique ne donnait alors guère de chance de longévité à cette idylle dans un tel contexte sportif, où les rivalités exacerbent des sentiments pas toujours fair-play.
Et puis le Vaudois avait douze ans de plus que cette skieuse aux traits juvéniles. La Nidwaldienne réplique alors sur les pistes en engrangeant une dizaine de victoires supplémentaires pour atteindre 31 succès en Coupe du monde. Et elle termine sa carrière en apothéose avec deux médailles d’or aux Championnats du monde à Crans-Montana, en 1987. Cette slalomeuse au style extraordinairement fluide n’a que 25 ans, mais elle estime qu’il est temps de passer à autre chose. Se marier, par exemple, ce qui sera fait l’année suivante. Et le premier de ses trois fils naîtra quelques mois plus tard.
Jacques Reymond, transféré en 1986 dans l’équipe masculine, poursuit sa carrière d’entraîneur au sein de Swiss-Ski encore deux ans avant de passer à d’autres activités. Avec Erika, il va notamment mettre sur pied des compétitions pour jeunes skieurs de 3 à… 80 ans, le Raiffeisen Erika Hess Open. La première des trois courses au programme de cette année, celle des Diablerets, s’est déroulée le 19 février comme prévu et pour la 23e fois. En revanche, les courses des Pléiades et de La Fouly des 7 et 14 mars ont été annulées en raison de l’épidémie qui commençait à sévir et allait être fatale à l’organisateur lui-même.
Après son départ de l’équipe suisse, Jacques Reymond avait aussi mis sur pied une structure pour aider les sportifs retraités à se reconvertir tout en restant un consultant demandé dans le monde du sport. Cet homme aussi efficace que généreux a été salvateur dans certaines situations personnelles difficiles, comme celle de l’ancienne championne Lise-Marie Morerod.
Le ski est toujours resté un centre de gravité pour le couple et leurs trois fils. Le cadet, Marco, 25 ans, dessinateur en bâtiment, a d’ailleurs fait ses débuts en Coupe du monde en 2018. Ses deux frères aînés, Fabian, 31 ans, et Nicolas, 27 ans, ont renoncé à la compétition dès l’adolescence. Le premier est pilote d’hélicoptère mais est resté actif comme moniteur de ski. Le second est menuisier et pratique le freeride. Et le trio se retrouve aussi sur des vélos ou des planches à voile.
Jacques Reymond aura eu le temps de recevoir un des plus beaux cadeaux que pouvait lui procurer sa descendance: au printemps de l’année passée, il est devenu grand-père d’une petite Chloé grâce à leur fils aîné, Fabian, et à son épouse, Delphine. Erika avait avoué que les deux nouveaux grands-parents, malgré leur vie encore bien occupée, ne se plaignaient jamais quand ils pouvaient garder le bébé pour rendre service aux parents.
Le monde du ski suisse est unanimement affligé par cette disparition. Grande amie du couple, la double championne du monde de descente Maria Walliser n’était pas au courant de la maladie de son ancien coach et du drame qui se jouait. Très choquée en apprenant la nouvelle, elle a finalement choisi de se rappeler les jours heureux dans un émouvant billet écrit pour la Schweizer Illustrierte: «Cher Jacques, quand, avec Erika, vous avez découvert que vous étiez amoureux, vous avez dû affronter une situation difficile au sein de l’équipe féminine de ski. Garder cela secret était impossible. (...) Mais ta manière sereine et intelligente d’assumer m’a beaucoup impressionnée. Et puis il y a aussi ta patrie, la vallée de Joux, dont tu m’as montré les beautés naturelles. Tu as toujours été rayonnant, surtout quand tu faisais du ski nautique! Et puis nos vacances à quatre à l’île Maurice! (...) Il y a tant de bons souvenirs. Tu as éduqué tes fils avec un regard bienveillant. L’intensité de tes liens familiaux était toujours palpable. Avec Erika, vous avez partagé votre expérience avec beaucoup de jeunes skieuses et skieurs, et avec tellement de générosité de cœur. Tu laisses une empreinte indélébile derrière toi. MERCI!»
Autre grand témoin des glorieuses années du ski suisse durant lesquelles Jacques Reymond avait déployé ses qualités exceptionnelles de motivateur, Adolf Ogi, directeur de la Fédération suisse de ski de 1964 à 1981, se souvient «d’un entraîneur d’une extrême humanité. Un homme juste, franc et solidaire. L’ancien conseiller fédéral était au courant de la situation et prenait des nouvelles par téléphone auprès d’Erika. Après un dernier contact ménageant un certain espoir, celle-ci lui a finalement appris le décès de son mari.
Des ex-skieuses, comme Marie-Thérèse Nadig, Catherine Borghi ou Vreni Schneider, ainsi que d’anciens collègues entraîneurs nationaux, tous décrivent avec la même émotion un homme d’une droiture et d’une bonté rares, doté d’un sens de l’organisation infaillible mais aussi d’un sens de l’humour souvent salvateur dans le sport d’élite. Et beaucoup soulignent également l’extraordinaire complémentarité du couple qu’il formait avec sa championne d’épouse, une complicité injustement abrégée par un virus sans âme.